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Littérature

A toi, papa

Anne Goscinny est la fille de René Goscinny, créateur d’Astérix ou du Petit Nicolas. Ses héros sont immortels, mais il a perdu la vie de façon précoce. Une déchirure dont son enfant unique ne s’est pas remise. Elle brave Thanatos en lui écrivant une lettre poignante.

 

Comment est né ce livre et en quoi vous permet-il de « vous offrir un point final » ?

J’avais lu celui qu’Annie Ernaux a signé dans cette collection, qui consiste à « écrire la lettre qu’on n’a jamais écrite ». Alors que j’étais dans le train avec l’écrivain Philippe Grimbert, il m’a encouragée. L’idée a fait son chemin, puis j’ai contacté l’éditrice pour m’affranchir d’une vieille blessure, la mort de mon père quand j’étais enfant. Cette expérience a été incroyable, tant j’ai écrit ce texte rapidement, or j’ai l’impression de l’avoir mûri pendant trente ans. Il ne s’agit pas de mettre un point final ni de régler un problème. Ce drame vieillira avec moi. Le point final sera ma mort, mais mes enfants seront aussi les héritiers de cette histoire.

Quelles clefs vous a apporté l’écriture ?

Paradoxalement, c’est mon cinquième livre, or c’est le premier qui m’autorise une certaine reconnaissance. Peut-être parce que je pars d’un événement intime, pour aller vers l’universel. Je suis d’ailleurs touchée par le courrier des lecteurs, qui partagent leur expérience du deuil.

Est-ce une forme de réconciliation avec vous-même et avec votre père ?

Ce livre permet aux ombres de mon père de « devenir les miennes ». Derrière ce gars qui faisait rire la planète entière, il y avait une personnalité pas si légère que ça. À savoir un homme ayant perdu la majorité de sa famille lors de la Shoah. Notamment, son cousin Volodia, qui avait le même âge que lui. Cette tragédie était comme une espèce de brume omniprésente, mais il n’en parlait pas. La seule personne avec qui il pouvait la partager était sa mère. Fille de rabbin, ma grand-mère avait déjà connu les pogroms. Elle a fui vers le pays des droits de l’homme, la France, puis vers l’Amérique du Sud, mais la Shoah a rattrapé les siens. Les enfants ayant des oreilles, je me suis vue transmettre cette histoire de façon subliminale. Tout comme mon père, mon rapport au judaïsme relève plus de l’identitaire que du religieux. Faire fie de cette part de moi, reviendrait à tuer une deuxième fois ceux qui ont été assassinés ! C’est en transmettant cette histoire, à la bar-mitsva de mon fils, qu’on pourra leur offrir une sépulture.

Qu’en est-il du voyage que vous avez effectué avec vos parents, en Israël ?

Il s’est déroulé en août 1977. Ma mère avait été malade un an auparavant. Souffrir d’un cancer du sein, en ces temps-là, relevait de la condamnation à mort. Peut-être ce voyage a-t-il un rapport avec cette peur. J’en ai peu de souvenirs, si ce n’est notre visite au Mur des Lamentations. Avant cela, je n’avais jamais vu mon père mettre une kippa ! Le voir glisser un petit papier, entre les pierres, ne collait pas avec son côté carré. Loin d’être un papa copain, il était aussi fantaisiste que stricte. Aussi ce geste me semblait-il magique, voire mystique. « J’ai demandé que maman et toi vous alliez toujours bien. » À qui ? Pourquoi s’est-il oublié ? Des questions que je brûlais de lui poser… Il est mort moins de trois mois après.

Pourquoi la petite fille, que vous étiez, a-t-elle été incapable d’intégrer cette mort ?

À 9 ans, un enfant comprend que la mort est pour toujours, mais cette compréhension est intellectuelle. Or il existe aussi une dimension affective, face à une information tellement énorme, qu’elle ne semble pas possible. Il m’a dit « à tout à l’heure », en ne se doutant pas que je ne le reverrai jamais puisqu’il est mort chez son cardiologue. J’ai fait comme si de rien n’était, or les adultes ne se sont pas rendus compte de la supercherie.

Est-ce d’autant plus dur quand on a un père qui n’appartient pas qu’à soi ?

Je me revois au supermarché, avec ma mère, six mois après la mort de mon père. Tout à coup, on entend « ne repartez pas sans le nouvel album de Goscinny, Astérix chez les Belges ». Cette expérience est d’un surréalisme extrême ! Je suis heureuse que son nom perdure, mais c’est assez étrange… Avant d’être douloureux, c’est formidable de croiser des gens qui disent aimer votre père. Son nom est synonyme de rire, de réconciliation et de pensée positive. Or j’ai du mal à distinguer René Goscinny, le créateur, de mon papa qui ne faisait des câlins rien qu’à moi.

Pourquoi faut-il s’inventer pour « grandir sans trop souffrir » ?

Je n’ai pas l’impression d’avoir grandi, mais vieilli. L’adolescence est une période riche en découvertes, mais je l’ai totalement foirée. Moche, grosse et obsédée par d’autres figures paternelles, je n’écoutais que Brel ou Barbara. Je vivais en décalage dans ma bulle. Cette complaisance dans une vie imaginaire m’a sauvée. C’est dur de grandir sous le regard d’un absent, d’autant que ma mère ne s’en est jamais remise. Comment se construire sereinement avec un parent aussi malheureux ? J’ai la chance d’être une épouse et une maman comblée, mais je n’ai pas le visage ou la silhouette d’une femme.

Ce livre est-il un recueil de larmes, jamais versées ?

Je ne pleure jamais. Mes émotions se nichent dans l’écoute de chansons, qui agissent comme une catharsis. Je passe ma vie à douter et à trimballer « mes automnes au printemps », comme le chante Anne Sylvestre. Dans l’écriture, je mets tellement d’énergie et de temps, que j’oublie tout. Cette lettre est une « déclaration de manque » à mes parents. Je l’ai écrite, dans une sorte d’urgence, comme si mon père était revenu le temps de quatre-vingt pages. Après avoir passé des années à parler à mes fantômes, je dois apprendre à parler aux vivants.

Anne Goscinny, Le bruit des clefs, éditions Nil, 7,50 €.