La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Littérature

Nicolas Jean Sed, l’artisan de la plus grande publication de judaïca

L’Arche : Nicolas Jean Sed, vous venez de quitter les éditions du Cerf, lesquelles ont longtemps été associées à votre nom. Combien d’années de bons et loyaux services ?

Nicolas Jean Sed : Trente-deux à part entière. Plus de quarante en comptant les premières collaborations.

Les éditions du Cerf existent depuis…

1928. En un mot, lorsque le Pape Pie XI condamne l’extrême droite et l’Action Française, il craint aussi que cette condamnation favorise l’émergence d’idées marxistes dans les mouvements catholiques. Il demande donc aux fondateurs du Cerf de créer une maison qui tiendrait tête sur le plan intellectuel à la fois à l’extrême droite et à l’Action Française d’une part, et à l’émergence d’idées marxistes d’autre part.

Vous êtes, on peut le dire, le plus grand éditeur religieux, catholique bien entendu, puisque vous êtes prêtre dominicain, mais aussi œcuménique.

On est le plus grand éditeur religieux au monde. Pour une raison très simple. De par la laïcité, en France tous les départements ont été traités au Cerf, là où dans les autres pays, chaque ville et chaque université a son éditeur. Le Cerf a été amené à grossir ainsi de manière considérable.

On a longtemps dit en France – c’est un peu paradoxal mais c’est comme ça, et c’est un peu grâce à vous – que le plus grand éditeur de judaïca est un éditeur catholique.

C’est le cas précisément. Mon prédécesseur avait déjà ce souci. Avec la laïcité française et le développement du Cerf, l’idée était d’accroître la collaboration avec les protestants, avec les orthodoxes, mais aussi avec la communauté juive, avec les penseurs juifs. Néanmoins, seul un livre était paru : Le tourment de la vérité d’Abraham Heschel (1976). Mon prédécesseur avait confié à Bernard Dupuis le soin de créer une collection, qui devait s’appeler « Le buisson ardent », mais rien n’est venu. Dès que je suis arrivé, j’ai lancé ce chantier. Personne n’osait dépasser Bernard Dupuis, parce qu’il avait autorité. J’ai pu agir grâce à la protection de Georges Vajda, qui, comme le disait Gershom Scholem, « fut le maître incontesté des études juives en Europe de ce siècle-ci. » Ça a commencé comme cela et ça s’est beaucoup développé.

Ça s’est développé avec des collections importantes qui ont marqué l’histoire du judaïsme depuis quelques décennies : Patrimoines – Judaïsme, Toldot – Histoire…

Patrimoines – Judaïsme fut créé en 1982 avec un titre emblématique :  Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive de Scholem. C’était choisi expressément. La collection Patrimoine devait publier des textes des traditions religieuses,des instruments de travail pour accéder à ces textes et des relectures contemporaines de ces traditions. Je me suis rendu compte qu’on risquait de mal interpréter qu’on ne s’occupe que de doctrine. C’est une particularité du christianisme de distinguer le temporel et le spirituel. Dans le judaïsme, cela n’existe pas, il y a simplement le peuple juif. Pour corriger cela, j’ai créé la collection Toldot – Histoire.

« Toldot » est le nom hébraïque pour histoire, mais qui n’est pas tout à fait de l’histoire, puisque cela signifie « les engendrements ».

J’ai mis ensuite « Histoire » à la place de « Toldot », parce que, dans les Fnac, voir de l’hébreu sur une couverture de livre faisait un peu peur.

Vous souhaitiez rendre hommage à d’autres éditeurs qui ont accompli un grand travail comme les Dix paroles chez Verdier…

Et les collections de la communauté chez Albin Michel. Hélas, les trois leaders, Benny Lévy comme inspirateur, Gérard Bobillier comme éditeur et Charles Mopsik comme intellectuel nous ont quittés prématurément. Ils ont accompli un très beau travail. Au fur et à mesure de son évolution, Benny Lévy, qui avait été le secrétaire de Sartre, maoïste, et un des meneurs de la Cause du peuple en 1968, a fait sa techouva. Comme le disait Bobillier, heureusement que Benny Lévy a fait sa techouva, car avec le Talmud, il a enfin trouvé un livre qui lui résiste ! Benny Lévy s’est orienté de plus en plus vers les textes de la tradition juive. Au Cerf, et chez Verdier au début, on a publié des grandes synthèses faites par des universitaires juifs qui à partir du début du XXe siècle, et seulement à partir de ce siècle, ont pu en Europe centrale enseigner à l’université. Ils ont eu ce souci de faire de grandes synthèses : Scholem, Urbach… que nous avons eu le souci de publier. Ensuite, Benny Lévy est allé dans un sens radicalement traditionnel, et j’ai continué ce travail d’exposition de la pensée juive. Il s’agissait pour moi d’une joie personnelle intellectuelle et une justice pour la pensée européenne et occidentale. Ce n’était pas un geste, mais ce qu’il y avait lieu de faire avec justesse et justice, intellectuellement.

Vous avez beaucoup contribué au rapprochement entre juifs et chrétiens. C’était vrai à l’époque de Jean Paul II, c’est vrai aussi pour la période Benoît XVI. Peut-on dire de ce point de vue que vous êtes un éditeur engagé ?

Oui je suis engagé, mais je n’ai pas le sentiment de l’être parce que je considère que je fais ce qui est juste de faire. La part que j’ai donnée à la pensée juive au Cerf est le minimum de place qui lui revient dans une pensée droite, reconnaissante. D’autres que moi ne l’ont pas fait. Je n’ai pas eu le sentiment d’être engagé mais d’agir avec droiture intellectuelle et une reconnaissance de l’apport considérable de la pensée juive au monde moderne. Certains m’ont critiqué en disant que j’en avais fait trop. Je le conteste. Proportionnellement, la place que la pensée juive tient en nombre de titres est proportionnelle à la sociologie française. Nous avons la chance d’avoir en France la communauté juive la plus importante d’Europe de l’Ouest. C’est pour cela que je suis le principal éditeur de textes juifs sur cette partie du continent, parce que les communautés ont été détruites. En Russie, l’activité est très vivante.

Vous parlez du monde moderne et vous avez réagi sur les questions contemporaines, comme la laïcité. Les rapports religion-laïcité ont occupé un certain nombre de débats. C’est vous qui avez publié le livre de Nicolas Sarkozy sur ce sujet, qui avait fait un peu de bruit à l’époque.

Publier le livre d’un candidat à la présidentielle sur les questions religieuses dans un pays laïc comme la France n’est pas neutre.

C’est sa proposition ou émane-t-elle de l’éditeur ?

C’est une proposition de Philippe Verdin, un de mes collaborateurs qui était en relation amicale avec Emmanuel Mignon qui faisait partie du cabinet de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Concernant la laïcité, si je résume mon action pendant trente ans, le Cerf occupe tous les départements de la théologie : l’exégèse biblique, les pères de l’Eglise, la théologie du Moyen Age, la théologie contemporaine, les corpus de textes… J’ai procédé à un rapprochement avec l’enseignement des sciences religieuses dans les universités françaises. Jusqu’il y a une dizaine d’années, les Presses Universitaires de France (PUF), éditeurs universitaires, n’avaient pas de débouchés pour les sciences religieuses. Au Cerf, j’ai créé un département d’histoire religieuse, un département d’histoire en lien avec la religion, de philosophie en lien avec la religion… De sorte que chaque fois qu’on étudie ces questions dans l’université, le débouché automatique soit le Cerf, à l’interface entre l’ensemble des confessions religieuses en France dans leur travail intellectuel et l’ensemble des universités françaises, dès lors qu’elles abordent par le biais des disciplines universitaires ces questions-là. Et ça, c’est le noeud du Cerf. Un bel exemple. On n’imagine pas qu’on puisse travailler la Bible à la Sorbonne. Depuis vingt-cinq ans, nous publions la Bible d’Alexandrie aux éditions du Cerf, c’est-à-dire la traduction grecque de la Bible hébraïque. C’est un événement très important. Pourquoi ? On parle souvent des racines chrétiennes de l’Europe. Cela m’agace souverainement. Les Grecs et les juifs étaient en Europe bien avant les chrétiens. Mais c’est artificiel. Ma définition de l’Europe est la suivante : c’est la traduction de la Bible en grec. Les trois mots sont importants.

Vous savez qu’il s’agissait également de la définition de Lévinas : « L’Europe, c’est la Bible et les Grecs ».

Je me suis occupé de traduire la Bible grecque comme elle l’avait été par les juifs. C’est la première fois dans l’humanité que les sages prennent la décision de traduire leur corpus sacré dans une autre langue. Je pense que c’est la bonne définition de l’Europe. Où fait-on actuellement ce travail de traduction des Septante ? A la Sorbonne. Cela a commencé avec Marguerite Harl. Actuellement, cinquante chercheurs à travers la France travaillent à cette entreprise. Je sais que Maïmonide était très sévère pour cette traduction de la Bible en grec. Nous sommes dans une situation paradoxale par rapport à la laïcité puisque c’est à la Sorbonne que nous réalisons ce travail. Une trentaine de volumes sont parus. Je pensais qu’il faudrait quinze ans de travail pour que ce soit fini. Je pars avant la fin, mais chaque livre est en main.

Puisque nous parlions des problèmes de laïcité et de religion, une question comme le mariage homosexuel va-t-elle donner lieu ou a-t-elle donné lieu à des ouvrages, à des prises de position ?

En France, la seule revue d’études chrétiennes qui étudie ces questions est La revue d’éthique et de théologie morale. Nous allons publier prochainement un dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne œcuménique. Je regrette que les milieux français dans le domaine de l’éthique soient très pauvres. Par rapport aux enjeux de bioéthique, sociétaux, d’évolutions des mœurs… nous n’avons pas assez d’intellectuels compétents en France. Mais nous essayons d’être présent dans ces débats de société. Concernant ces questions éthiques du mariage pour tous, je connais les positions des confessions religieuses françaises qui ne sont pas identiques mais convergentes. Je m’inscris là-dedans très à mon aise. Je suis un peu enfermé dans ma maison d’édition. Ma limite est que j’ai eu peu l’occasion d’écouter des gens qui sont concernés par ces questions. Je connais la voix officielle de nos églises mais je n’ai pas écouté tous les gens concernés. On ne peut pas tout faire.

Propos recueillis par Jacques Salomon