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Le Billet de Alexandre Adler

Phénoménologie de l’antisémitisme

Les multiples variantes et aléas d’un phénomène qui n’a pas dit son dernier mot.

 

La France est-elle menacée d’une vague antisémite, dont M’bala M’bala aurait été le douteux annonciateur ? On peut évidemment douter de la réalité durable d’une telle menace.

Du reste, l’antisémitisme, sous toutes ses formes – antijudaïsme à caractère religieux, antisionisme à caractère national ou jalousie sociologique universelle – n’est-il pas l’accompagnement quasi inévitable du long processus d’émancipation des juifs depuis le XVe siècle espagnol jusqu’à aujourd’hui ? Plus directement, s’agissant de la France, on sait qu’à trois reprises dans la période contemporaine, l’antisémitisme aura été spectaculairement battu en brèche.

Première occurrence : l’affaire Dreyfus. Ici, le malentendu et la gêne avec les historiens israéliens est patent. Ces derniers, en effet, se sont intéressés à l’« Affaire » à partir de la transformation intellectuelle de Theodor Herzl. Lequel, en tant que correspondant de la presse autrichienne à Paris, avait vu dans la persécution du Capitaine le signe tangible de la fermeture d’une période d’émancipation et l’annonce d’une situation sans issue pour la majorité des juifs du monde moderne en dehors de la reconstitution d’un État juif à grandes enjambées. Sans du tout remettre en cause la validité de cette prise de conscience à l’échelle du continent européen, les juifs français se rappellent d’abord que ce moment d’affrontement fut remporté de manière écrasante grâce à l’intervention politique et culturelle d’une France républicaine. Laquelle, à cette occasion, donna son congé à l’antisémitisme pour une génération.

Le triomphe de grands écrivains dreyfusards comme Marcel Proust ou Charles Péguy, le rôle central de Georges Clemenceau, auteur de l’appel « J’accuse », à la tête du gouvernement de la République à deux reprises, l’arrivée au pouvoir en 1936 d’un président du Conseil juif et socialiste, Léon Blum, qui avait participé en première ligne à la défense de l’innocence d’Alfred Dreyfus, jalonnent de leur grande lumière ce premier épisode qui ne se conclura qu’en 1940 avec l’avènement de Pétain.

Deuxième occurrence : Dès le mois de juin 1940, le Général de Gaulle se fera un point d’honneur à ne tolérer aucune mise à l’écart, fût-ce de manière tacite, des juifs français dans le combat national. En juillet 1940, il fait de René Cassin le second personnage du Comité français. Il coopte à la tête des forces navales et aériennes libres un Amiral Muselier, neveu du grand critique littéraire juif Georges Suarès et tenu par la grande majorité des amiraux vichystes pour un juif pur et simple. De Gaulle fera en outre du Docteur Lichwitz, son médecin personnel, le seul détenteur, avec sa famille directe, de son testament. Et qui ne se souvient de la voix de Maurice Schumann au micro de radio Londres, ou de l’engagement de Romain Gary, tandis que Joseph Kessel et Maurice Druon composaient le « Chant des Partisans » ?

Jacques Foccart, juif discret mais incontestable, sera le Père Joseph de l’aventure gaulliste jusqu’à son terme et Jacques Rueff le penseur de tout le redressement économique d’après-1958. Le gaullisme a incontestablement restauré une seconde fois le lien intime entre la France et ses juifs et lavé intégralement la souillure de Vichy. Notamment lorsque le Général de Gaulle, contre Giraud et les siens, rétablit sans aucune discussion, en Algérie, un décret Crémieux que Pétain et Weygand s’étaient ingéniés à abolir bien avant que les Allemands ne leur demandent quoi que ce soit.

Troisième occurrence : L’alliance de plus en plus solide de la France de l’après-guerre et de l’État d’Israël, de la fondation au milieu des années 60. Laquelle se reconnaît dans l’architecture très particulière des bâtiments de Dimona dans le Néguev, que l’on croirait imités jusqu’aux moindres détails de Saclay ; or il s’agit tout simplement de la signature manifeste de l’alliance étroite de Paris et de Jérusalem. Cela, dans la confection commune d’un programme nucléaire militaire dont Jacques Soustelle en France et Shimon Pérès en Israël furent les artisans inlassables.

En 1967 encore, alors que les suites de l’affaire Ben Barka, la fin de la coopération nucléaire franco-israélienne après Mururoa et le retour diplomatique de la France sur la scène arabe avaient déjà distendu les relations bilatérales, l’opinion française quasi unanime s’était portée par l’imagination au secours de l’État hébreu assiégé. Cela, en ne tenant aucun compte des sympathies arabes du Parti communiste, du PSU et surtout du Général de Gaulle lui-même.

Malgré l’accrochage sérieux de la conférence de presse de De Gaulle où les Israéliens avaient été fustigés en tant que « peuple sûr de lui-même et dominateur », la situation des juifs en France paraissait d’une solidité inexpugnable. Preuve s’il en est, la participation au premier plan de l’insurrection étudiante du printemps 1968 de jeunes dirigeants juifs – Cohn-Bendit, Krivine, Geismar ou Benny Lévy – sans que personne ni à gauche ni à droite n’ait osé sérieusement établir un parallèle entre la révolte des jeunes intellectuels juifs et le souvenir des persécutions subies sous Vichy par leurs parents.

 

La « politique arabe de la France »

L’idylle pourtant, on le sait, se rompit de plusieurs côtés et provoqua ainsi peu à peu la formation d’une sorte de kyste antisémite résultant de la fusion progressive de plusieurs courants souterrains. Malgré les rémanences pro-israéliennes du gaullisme, et les liens de plusieurs de ses dirigeants avec la communauté juive organisée – Jacques Chaban Delmas en particulier – la « politique arabe de la France » finira par s’imposer de plus en plus vite à droite et par provoquer un rejet principiel de la politique sinon de l’existence de l’État israélien qui, pour la première fois, faisait camper les élites juives aux portes de la Cité. Désormais, en particulier, le Quai d’Orsay devenait la citadelle active de l’antisionisme militant, illustré tour à tour par un Michel Jobert, un Claude Cheysson, et bien plus encore un Roland Dumas aux côtés de François Mitterrand. Mais le point culminant de ce rejet d’Israël fut assumé en 1980 par la célèbre déclaration de Venise inspirée par VGE, où les États membres de la Communauté européenne condamnaient unanimement les accords de paix égypto-israéliens de Camp David. Cela, en surenchère particulièrement malvenue avec les États arabes les plus modérés qui n’en demandaient pas tant. C’est un François Mitterrand, partisan de très longue date de l’État d’Israël et personnellement étranger à toute forme d’antisémitisme, qui s’efforça de juguler les débordements anti-israéliens, en particulier à gauche, mais sans pour autant inverser franchement la tendance.

Or, cet antisionisme, qui se réclamait volontiers mais à tort de la tradition gaulliste, entrait en résonance immédiate avec un rejet radical d’Israël par une partie de la gauche. Les rapports du Parti communiste et de la communauté juive qui fut si fortement engagée entre 1935 et 1967 dans le soutien militant à ce parti, se détériorèrent à vue d’oeil. En 1952, ce furent les persécutions antisémites de Staline en Union Soviétique. À peine les blessures de ce premier choc avaient-elles commencé à guérir avec le rétablissement des relations diplomatiques israélo-soviétiques, que le choix d’une alliance prioritaire avec l’Égypte nassérienne par Khrouchtchev aggravait les relations de la communauté juive avec ce qui était alors le second parti français, le PCF.

Vécue douloureusement par toute une génération de militants attachée au souvenir de la guerre et de la clandestinité, l’hostilité de plus en plus ouverte aux juifs dans le mouvement communiste venait de mettre fin à l’immunité dont les juifs bénéficiaient encore à gauche, à peu près au moment où le Général de Gaulle, en partie involontairement, venait de l’abolir à droite. Une personnalité franchement antisémite comme le dirigeant de la CGT Benoît Frachon alla même jusqu’à comparer à des singes les fidèles qui se pressaient depuis juin 1967 auprès du Mur des Lamentations ! Il est vrai que Frachon détestait particulièrement Krasucki et que la rasade d’antisémitisme populaire qu’il venait d’infliger à tous ses cadres avait d’abord pour but de fermer la porte à la promotion de trop nombreux juifs… Tout comme cela se faisait ouvertement en Union Soviétique et dans l’hystérie la plus totale dans la Pologne de Gomulka.

Mais le Parti communiste, plus réticent qu’on ne le croit dans ses masses profondes à la nouvelle dénonciation d’Israël et des juifs, ne doit pas nous masquer la virulence toute particulière des socialistes de gauche du PSU, il est vrai à l’époque largement subventionné par le régime algérien.

Sous l’égide de Michel Rocard, à partir de 1967, et jusqu’à son rapprochement avec Mitterrand en 1972, le PSU, qui avait compté à sa fondation plusieurs militants juifs de premier plan, se permit d’aller bien au-delà du PCF en refusant toute légitimité à un État d’Israël qui, selon lui, devait disparaître purement et simplement. Ces criailleries adolescentes finiront bien sûr par s’atténuer, au même rythme que la génération de 1968 renoncera peu à peu à la vie communautaire, à l’abolition du mariage ou à l’autogestion généralisée.

 

Dérives antisionistes

Néanmoins, le poison fut plus lent à s’écouler du fait que la droite diplomatique officielle et la gauche communiste installée apportaient une tolérance qu’ils n’auraient pas mise sur d’autres sujets, aux agités de l’antisionisme couverts de subsides initialement algériens, puis à partir de 1967, directement palestiniens. Il manquait à cette construction une assise économique solide : celle-ci vint avec l’établissement de relations privilégiées avec l’Irak, dont l’antisionisme était virulent et les appétits d’équipement presque inépuisables. Que pouvait faire la France pour se rapprocher d’Israël dès lors que la DGA, Bouygues ou le CEA participaient activement à la prolifération nucléaire en faveur de Bagdad ? À laquelle seul le bombardement d’Osirak en 1981 mit un terme provisoirement définitif.

Toutes ces dérives antisionistes auraient pu en théorie ne pas affecter le statut de la communauté juive. Ce ne fut évidemment pas le cas et pour intimider le million de juifs presque tous dressés contre cette politique cynique et brutale, les différents gouvernements encouragèrent une propagande qui débordait tout naturellement du cadre israélien pour remettre en cause la position des juifs dans la société française. Ce fut d’ailleurs à cette époque que des termes comme « le lobby », lequel n’a jamais existé en France, devinrent d’usage courant tandis que l’épithète sioniste devenait une insulte disqualifiante, comme lorsque le plumitif Lançon de Libération me qualifiait de « mythomane sioniste ».

Pourtant, parvenu à cette première cote d’alerte, le néo-antisémitisme français se mit à régresser à vue d’oeil. La chute de l’Union soviétique, précédée de la critique par Gorbachev de l’antisémitisme russe, enlevait tout d’un coup sa légitimité véritable à un antisémitisme de gauche nourri depuis Moscou. Celui-ci n’a plus fait retour depuis lors. L’évolution rapide du monde arabe devait également mettre fin de la manière la plus indiscutable aux rêves et aux mirages de « la politique arabe de la France ». Au Liban, la France était contrainte de défendre la sécurité d’une communauté chrétienne fortement arc-boutée sur Israël. Au Maghreb, Paris ne pouvait que souhaiter une prise de distance des trois grands États d’un « Moyen-Orient compliqué » et dont commençait déjà à jaillir un islamisme militant qui ne se souciait plus d’une quelconque alliance avec l’Occident. L’invasion brutale du Koweït par Saddam Hussein et la nécessité où se trouva la France mitterrandiste de le désavouer puis de le combattre, obligèrent à nouveau à tourner une page.

Quant à Israël, après avoir manifesté dans les années 1990 une sérieuse bonne foi dans sa volonté de négocier avec les Palestiniens un compromis honorable, il devenait depuis l’an 2000 un partenaire de moins en moins négligeable en matière de hautes technologies. L’image de cet Israël fera beaucoup pour balayer l’antisionisme mystique d’une partie de l’Establishment français pour en laisser l’exercice sans rivage à des figures diversement pittoresques tels que le négationniste Roger Garaudy, ancien dirigeant national-communiste converti à l’Islam ou l’improbable Stéphane Hessel qui, à peine veuf d’une héroïne de la Résistance, jetait son bonnet par-dessus les moulins à la manière de sa défunte mère.

Le procès permanent fait à l’État d’Israël et implicitement à la communauté juive, qui jamais ne lui avait disputé son soutien, était en train de s’éteindre. Paradoxalement, l’irruption dans l’espace public d’une large communauté musulmane, essentiellement maghrébine, ne produisit pas tout de suite les effets antisémites escomptés notamment dans les monarchies du Golfe persique. Il y a à cette modération de nos compatriotes originaires du Maghreb des causes nombreuses et superposées : une tradition de cohabitation entre juifs et musulmans dans les pays du départ, particulièrement visible au Maroc et relayée bon an mal an par le laïcisme bourguibiste en Tunisie. Si l’Algérie officielle relaya volontiers les discours antisionistes les plus militants à l’apogée de son influence, la décadence du FLN et de son bras armé l’Amicale des Algériens, coïncida avec un début spectaculaire d’intégration. Tout à la fois de la vieille génération intégrée dans l’industrie et de cette partie de la jeune génération qui avait pu bénéficier de la promotion par le système scolaire français.

Et les historiens finiront par reconnaître la dette que la République aura contractée envers Julien Dray, véritable chef juif de la jeunesse maghrébine, dont la pédagogie et la faconde vinrent pour toute une génération endiguer les tentations communautaristes ou le désir de faire bloc, en tant que musulmans… Face à la communauté juive par exemple. Le coup d’audace massivement couronné de succès fut la fondation de SOS Racisme dont l’Union des Étudiants Juifs de France, avec Eric Ghebali, fut partie prenante au même titre que les associations musulmanes fondatrices. Un climat moral était né, de tolérance réciproque, de rejet des retombées du conflit israélo-palestinien sur les communautés françaises.

 

Un coup d’audace

Couronné d’un rejet féministe du mode de vie traditionnel (Ni Pute ni soumise), ce choix majoritaire des jeunes de banlieue en faveur du dépassement, s’augmenta encore du fait des violences armées du FIS qui, durant toute la décennie des années 1990 forgea une nouvelle conscience laïque dans des élites du monde maghrébin, qui n’y avaient jamais été si sensibles dans un passé récent. L’engagement d’intellectuels comme le tunisien Abdelwahab Meddeb ou l’Algérien Boualem Sansal vinrent couronner cette tendance lourde. Nous ne comptons à ce jour aucun « humoriste » d’origine maghrébine qui se répande en imprécations antisémites à la manière de Dieudonné M’bala M’bala. Alors, d’où vient ce sentiment de déréliction terrible qui frappe à présent la communauté juive de France dans toutes ses composantes, sionistes, religieuses et même assimilationnistes, qui louchent avec insistance sur Miami, Montréal, Londres ou tout simplement New York ?

Pour faire la genèse de l’actuel climat de tension, il faut en fait remonter assez haut dans le temps. Depuis 1920 environ, les juifs américains, leurs organisations syndicales dans le textile, leurs avocats qui se spécialisaient dans les Droits civiques ou leurs principaux élus de la Côte Est, avaient pris fait et cause pour l’émancipation des noirs américains. Cette rencontre politique avait aussi rapidement été une rencontre culturelle parfois enthousiaste. C’est Georges Gershwin qui, avec son célèbre opéra Porgy and Bess, avait mis en scène des acteurs noirs. Et, pour en avoir parlé avec mon grand-oncle, je sais combien la victoire aux points de l’immense boxeur qu’avait été Joe Louis face au favori d’Hitler Max Schmeling avait fait des champions sportifs afro-américains les héros incontestés du Bronx et de Brooklyn.

Cet engagement de plus en plus militant de la communauté juive américaine dans le mouvement des Droits civiques ne cessa de prendre de l’ampleur dans les années 1950 et 1960. Encore aujourd’hui, il arrive à la police de l’Alabama ou du Mississippi de déterrer dans des fosses sommaires les cadavres de jeunes étudiants juifs venus de Harvard ou de Yale pour prêter mains fortes à Martin Luther King à Selma ou à Montgomery. Il faut bien le mesurer, cette alliance judéo-noire déplaisait à beaucoup dans le monde arabe. À Nasser évidemment, mais aussi à Fayçal dont l’activisme aux États-Unis était à la mesure des intérêts que l e s Saoudiens y avaient épousé. Or, comme il arrive dans de grands mouvements historiques, la deuxième génération des Droits civiques s’opposait de plus en plus à la première et Martin Luther King éprouvait des difficultés grandissantes à imposer ses vues humanistes à de jeunes hommes en colère tel que Jesse Jackson ou celui qui se décida à se faire appeler Malcolm X par rejet de la civilisation américaine.

 

King et Heschel

Pour un noyau militant de cette seconde génération gauchiste, la conversion à un islam fruste et agressif, celui de Farrakhan, symbolisait le rejet de ce qui fut appelé dédaigneusement, dans la politique de Martin Luther King, « le complexe de l’Oncle Tom ». Or, Martin Luther King, tout pasteur protestant qu’il fût, se reconnaissait pour inspirateur intellectuel le rabbin Abraham Heschel… Et par ailleurs un avocat juif et communiste qu’Edgar Hoover soupçonnait alors d’être un agent soviétique. La rupture de génération et de revendications – de l’égalité des Droits civiques au redressement économique et moral – se traduisit ainsi par la naissance, complètement inattendue alors, d’un véritable antisémitisme afro-américain. Dont certes les Black muslims devinrent le fer de lance, mais qui se répandit aussi chez les artistes et les intellectuels, tels que le cinéaste Spike Lee ou l’universitaire Cornell West. Cette éruption volcanique, que l’on peut d’une certaine mesure comparer à l’expression catastrophique de l’antisémitisme polonais après 1960, ne pouvait qu‘avoir des retombées ailleurs.

Ailleurs, dans une communauté américaine de langue française, ce ne pouvait être qu’aux Antilles, où de manière très spectaculaire l’alliance entre juifs et noirs commença à se rompre bien davantage sous la pression des radicaux américains que sous celles de l’antisémitisme français de Métropole. Pourtant, rappelons-nous l’engagement d’un André Schwarz-Bart en faveur de la culture antillaise, ou du mariage de Pierre Goldman. Aujourd’hui encore, Jacques, le fils de Schwarz-Bart est devenu le jazzman martiniquais le plus populaire, joignant sa voix à tous ces Martiniquais et Guadeloupéens qui portent dans leur patronyme les origines partiellement juives de leur histoire (Marie-José Perec parmi tant d’autres). Il n’empêche que quelques idéologues, de retour des États-Unis, ont commencé dans les îles à répandre le venin de l’antisémitisme le plus vulgaire, faisant de la poignée de colons esclavagistes juifs venus de Bordeaux ou de Bayonne les symboles d’une France esclavagiste. Cela, alors même que le judaïsme français organisé n’a pas été moins militant dans le soutien aux causes noires que ne l’avait été le judaïsme américain. C’est ainsi qu’une campagne de propagande, née initialement dans le cerveau dérangé de quelques idéologues saoudiens, aura fini par démarrer tel un brasier aux Antilles tout d’abord.

Protégé des plus grands noms de la littérature antillaise tels qu’Édouard Glissant ou Maryse Condé, le jeune écrivain Raphaël Confiant signait vers 2004 un pamphlet antisémite très violent. Rares furent alors les intellectuels antillais qui eurent le courage de s’élever contre cette barbarie verbale. Le moment où ces élucubrations américano-antillaises entrèrent en contact avec le cerveau de M’bala M’bala demeure un petit problème historiographique que l’on finira par résoudre. Il y a à l’évidence chez le comédien franco-camerounais un rejet violent du peuple d’Israël. Lequel n’a pu être conçu sur le terreau camerounais particulièrement favorable au peuple juif et à Israël. Son association initiale avec Élie Semoun suivie d’une véritable rupture avec ce dernier n’est pas non plus imputable à une islamisation soudaine. La suite de cette dérive qui confine à la psychose est à rechercher dans le soubassement antisémite d’une partie encore très minoritaire de la population française de souche qui, consciente de la réprobation des politiques nazies et vichystes, s’est véritablement soulagée de sa mauvaise conscience en hissant sur le pavois une sorte de « symbole africain » de leurs pulsions les plus destructrices.

D’une pierre deux coups : Jean-Marie Le Pen sanctionnait d’un seul mouvement la légitimité de la sacristie négationniste de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et la nouvelle fonction héroïque du gladiateur M’bala M’bala en acceptant d’être le parrain d’un des fils du « grand humoriste ». Cette démarche particulièrement claire ne s’arrêta pas à l’extrême droite du Front National, où certains aujourd’hui souhaiteraient faire cesser le tapage. Roland Dumas et son ami Jacques Vergès furent des admirateurs presque fanatiques du comique, et l’on retrouve à l’évidence le même composé de blancs proches du Front National, de

Maghrébins intégristes sympathisants locaux du FIS algérien et d’Al Qaïda aujourd’hui et d’Africains égarés qui pensent que les juifs français sont la quintessence des élites qui  leur barrent l’accès à la pleine jouissance de leurs droits. Le succès rapide de certains signes de reconnaissance est à cet égard particulièrement troublant.

Est-ce ainsi le point de départ d’une sorte de véritable mayonnaise où se lieraient des forces qui jusqu’à présent se retrouvaient plutôt dans l’antagonisme que dans la coopération ? On dira que la rencontre d’une diplomatie néomaurrassienne et d’un tiers-mondisme souvent chrétien des militants favorables à la libération de l’Algérie avait pu créer dans les années 1970 une véritable unité des contraires dirigés contre la communauté juive. Cela, sous la forme de l’antisionisme. Laquelle représentait alors, sous des formes certes atténuées et civilisées, l’équivalent chez Hitler de l’union de l’aristocratie la plus bornée et la plus hostile à la République de Weimar et des gros bras populistes de la SA aspirant à une forme quelconque de socialisme allemand. Venu de l’aile la plus réactionnaire du Parti communiste – il en est d’autres, notamment chez les enfants de Résistants – le dénommé Soral rêve de réaliser cette nouvelle synthèse antimondialiste sur le dos du bouc-émissaire tout trouvé que nous incarnons depuis les débuts de la modernisation industrielle de la France, celle des Rothschild ou des frères Pereire. Mais comparaison n’est pas raison.

Si le désarroi actuel du peuple français permet l’émergence peu ragoûtante d’éléments de toutes natures qui viennent polluer notre environnement quotidien, le débordement n’est pas encore certain. Toutefois, il faut regarder avec la plus grande vigilance l’absence de défenses immunitaires d’une partie de la jeunesse qui soulève bruyamment le terme de « liberté d’expression » dont la refondation date de la naissance d’Internet. La loi Pleven, depuis 1972, fait en réalité du racisme un délit constitué et ne considère pas que les appels à la haine raciale soient de « simples opinions ». Toute profération raciste – et l’antisémitisme en fait intégralement partie – est non seulement une opinion mais un acte performatique. Quand je répands la haine de l’autre, j’appelle en réalité à lui nuire directement. En 1972, à une époque où aucun de nos problèmes actuels ne se posaient, le dernier Compagnon de la Libération à revêtir la fonction de garde des Sceaux, René Pleven, y avait déjà largement répondu.

Nous n’avons donc pas besoin d’une nouvelle législation, mais qu’émergent du tréfonds de la France des hommes de la trempe de Zola et de Clemenceau, du Général de Gaulle et de Jean Moulin. Le reste viendra de soi, tout naturellement, et les sionistes superficiels qui espèrent accélérer l’alya de France devraient savoir qu’au stade où nous sommes, nous n’avons nul besoin de bâtir l’État d’Israël sur la trouille et l’humiliation de quelques-uns.