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Littérature

Les batailles de Péguy

Que reste-t-il de l’auteur de Notre jeunesse aujourd’hui, de sa pensée, de son héritage ? À la fois écrivain, journaliste, directeur des Cahiers de la quinzaine, il s’est également illustré en son temps au moment de l’affaire Dreyfus avant de mourir en héros sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Cet auteur que son biographe Géraldi Leroy qualifie d’inclassable l’est effectivement à plus d’un titre. Dans cet ouvrage est également mis l’accent sur le profond philosémitisme de Péguy, ce qui, à l’époque où la virulence d’un Barrès ou d’un Drumont vis-à-vis des juifs bat son plein, ne manque pas de surprendre.

 

L’Arche : Est-ce l’affaire Dreyfus qui a servi de révélateur au philosémitisme de Péguy ou celui-ci est-il antérieur ?

Géraldi Leroy : Avant 1898, on ne trouve pas mention de l’antisémitisme chez Péguy. En revanche, après « J’accuse », la « question juive » sera constamment présente tant dans les articles de jeunesse parus entre autres dans La Revue blanche que dans les Cahiers de la quinzaine qui délivreront dans plusieurs numéros sous la plume de collaborateurs comme Georges Delahache, Élie Éberlin, Bernard Lazare une information de première main sur l’oppression des Juifs en Europe.

Le retour à la religion chrétienne a-t-il joué également ?

Sans aucun doute. Dans la réflexion théologique approfondie qu’il mène dans les dernières années de sa vie, il assigne à Israël une place capitale dans l’histoire universelle et dans l’avènement du christianisme que balisent « la discipline romaine, la sagacité grecque, la perspicacité juive, l’impérialisme latin, le cynisme grec, la longévité hébraïque, la sorte de temporelle impérialité juive » (Dialogue de l’histoire et de l’âme chrétienne). « Il y a chez Péguy une résonance juive, absolument unique dans la littérature française », a pu dire son ami Edmond-Maurice Lévy.

On a l’impression en évoquant l’Affaire que les socialistes et Jaurès en particulier ont très vite reconnu l’innocence de Dreyfus. Les socialistes à l’époque ne se précipitent pas car pour eux, il s’agit d’une affaire « entre bourgeois »…

Effectivement, les socialistes français ne se sont pas immédiatement engagés dans la lutte pour la révision du procès de 1894. D’ailleurs, qui croyait au lendemain du jugement que le capitaine pouvait ne pas être coupable ? Jaurès lui-même qui par la suite joua un si grand rôle dans le combat dreyfusard fut au début très réservé. Il ne fut pas convaincu par la visite que lui fit Bernard Lazare et se contenta de contester le huis clos et de mettre en garde contre le danger de césarisme sans prendre parti sur le fond. C’est Péguy qui, avec Lucien Herr, l’amena à se prononcer nettement pour le réexamen de l’affaire. Pour beaucoup de socialistes, Jules Guesde en particulier, le cas de Dreyfus n’intéressait pas le prolétariat en tant que tel. En plus, la demande d’une révision exposait ses partisans à des déboires électoraux compte tenu d’une opinion publique très majoritairement hostile à une telle mesure.

Il ouvrira la librairie Bellais qui deviendra le lieu de rencontre des dreyfusards et la cible préférée des antidreyfusards. Péguy fait montre pendant l’Affaire d’un courage exemplaire.

Le 1er mai 1898, il ouvre en effet la librairie Bellais, lieu de diffusion de la littérature socialiste et centre du dreyfusisme militant au Quartier latin. Dans le Quartier, à la Sorbonne même, il conduit les étudiants qui luttent physiquement contre les nationalistes. Le 18 juillet, manifestant à Versailles au moment du verdict du second procès Zola, il est tabassé par les forces de police et détenu quelques heures. Ajoutons que ce fils du peuple entré à l’École normale supérieure risquait de s’en faire exclure.

Vous dites que les personnes issues de la communauté juive qui l’entouraient le reposaient des curés et de leur dogmatisme…

L’Église officielle le cantonnait sur le porche malgré l’ardeur de sa foi en raison de son mariage qui avait été célébré civilement et aussi parce qu’il croyait indispensable de respecter la volonté de sa femme qui s’opposait au baptême de leurs enfants. D’où sa rancœur à l’égard des curés qu’il crible de sarcasmes en les taxant d’étroitesse d’esprit et de cœur.

Péguy, alors qu’il est marié à Charlotte, tombe amoureux de Blanche Raphaël et lutte contre ce sentiment. Dans quelles circonstances se sont-ils rencontrés ? Le fait qu’elle soit juive a-t-il une importance quelconque ?

Il semble que Péguy ait rencontré Blanche Raphaël chez les Tharaud dès 1899. L’amitié entre son frère, ami ancien de Péguy et collaborateur des Cahiers de la quinzaine, a certainement facilité la relation. Blanche qui n’était pas pratiquante se sentait pourtant très solidaire des Juifs. On peut considérer que le prestige que revêtaient ces derniers aux yeux du gérant des Cahiers a contribué à l’attirance qu’il éprouvait pour la jeune femme, par ailleurs brillante (elle comptait parmi les rares femmes agrégées de l’époque). Ce qui est certain, c’est que l’admiration qu’elle éprouvait pour l’écrivain n’a absolument pas conduit Blanche à partager sa passion amoureuse.

Lorsqu’il part, « soldat de la République », on a l’impression qu’il est conscient de sa fin prochaine et qu’il l’accepte.

Péguy qui n’a pas connu la « guerre totale » était effectivement fasciné par la mort héroïque sur un champ de bataille. Chez Homère, dit-il, ce qu’il y a « de plus grand et de plus beau » est « d’être tranché dans sa fleur ; de périr inachevé ; de mourir jeune dans un combat militaire ». Son patriotisme convaincu l’avait conduit à parfaitement assumer le risque de sa mort : rien n’importait plus que la survie de la France. Avant son départ au front, il n’a pris aucune disposition pour mettre ses manuscrits en sûreté. La lettre à Bourgeois du 17 août 1914 forme une sorte de testament moral : « Si je ne reviens pas vous me garderez une fidélité sans deuil. Je vis dans cet enchantement d’avoir quitté Paris les mains pures. Vingt ans d’écume et de barbouillage ont été lavés instantanément. »

Quand Péguy fera paraître Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, ses anciens ennemis lors de l’Affaire le penseront revenu dans leur giron. Drumont lui-même s’interrogera : « Comment un tel homme a-t-il pu être dreyfusard ? »

En affichant publiquement son retour à la foi, Péguy se différenciait de l’idéologie radicale-socialiste au pouvoir et des valeurs qu’elle véhiculait (scientisme, croyance au progrès continu, interprétation des religions comme phénomènes superstitieux dépassés). Certains ont pu croire de bonne foi qu’il reniait les convictions et les causes qu’il avait défendues auparavant.

Malgré cela, Péguy semble être resté fidèle à ses convictions…

Oui. Quelques mois après Le Mystère, il récusait vivement dans Notre jeunesse les sympathies que la droite lui avait manifestées. Il assumait entièrement son passé socialiste et républicain. Sur la question discriminante du dreyfusisme, il était particulièrement net. Non, l’Affaire n’avait pas été un complot du parti intellectuel ; non, elle n’avait pas été conduite par le parti de l’étranger, non, elle n’avait pas été montée par le parti juif.

Retour à la religion, mysticisme, chantre du nationalisme, Péguy serait aujourd’hui perçu comme un néoréactionnaire ou néoconservateur, non ?

Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord s’entendre sur la définition de la qualification « néoréactionnaire » qui a été brouillée par d’innombrables polémiques. Se hasardera-t-on à la désigner par l’attachement aux traditions (la nation appréhendée dans la longue durée des générations, la culture dans ses composantes anciennes, l’autorité, les valeurs familiales…) et la méfiance face aux idéologies progressistes dans leur tentation d’une aspiration à la table rase, dans leur propension au culte d’un présent trop pressé de rompre avec le passé, dans leur postulat que le changement équivaut au progrès ? On trouvera dans Péguy des pages allant dans ce sens. Il faut pourtant préciser que d’autres passages de l’auteur se prononcent pour une vision révolutionnaire de la politique, contre la conservation (le tout fait), pour l’ouverture permanente au nouveau. Comme tous les auteurs qui ont beaucoup écrit, Péguy a développé avec une même éloquence des idées chaque fois pertinentes dans leur perspective, mais pas toujours compatibles entre elles. De sorte qu’il a pu être revendiqué par les courants politiques les plus opposés. Durant la dernière guerre par exemple, il a été revendiqué à la fois par le régime de Vichy et la Résistance. Personnellement, j’insiste beaucoup dans ma biographie sur la nécessité d’une lecture historienne veillant toujours à rattacher ses propos à leur date et à leur contexte.

Quel est l’héritage de Péguy aujourd’hui ?

Il faut convenir que Péguy n’est pas un doctrinaire à système clos. Une lecture sans préjugés ne prétendra pas à trouver chez lui une unité parfaite pas plus que des réponses indépassables. Par contre, il soumet à notre réflexion des intuitions fortes auxquelles tout citoyen conscient et responsable est obligé de se confronter. Ainsi, la célèbre opposition entre la mystique et la politique, lumineuse au premier abord, est trop tranchée pour ne pas susciter des réserves : sous peine de rester une entité abstraite, la mystique doit inévitablement chercher à s’incarner dans une politique. Il n’en est pas moins vrai que toute politique doit garder la mystique à son horizon sous peine de se dévoyer. Par là, la dichotomie retrouve sa pertinence essentielle. Au-delà des évolutions du discours, il existe tout compte fait des lignes de force qui actualisent en permanence l’œuvre de Péguy. D’abord, l’exigence éthique qui a animé sa pensée et son action. Sa colère en matière de mœurs politiques trouverait de nos jours encore maintes occasions de s’élever contre les conflits d’intérêt, le double langage, le recours à l’opposition systématique, le souci de l’intérêt électoral aux dépens du bien supérieur du pays. La dénonciation véhémente de l’argent est une autre source de résonance de cette grande voix. La dérive du capitalisme vers les pures spéculations financières et le cortège des catastrophes privées et collectives qui accompagne ce phénomène donne une justification frappante aux imprécations de Péguy contre l’argent devenu « l’axe et le centre » du « monde moderne ». Enfin, il existe chez lui un goût fondamental pour la liberté qui fait définitivement de lui notre contemporain. En s’affirmant très tôt contre la vérité de parti, la vérité d’État, contre l’exclusion et le racisme, il a toujours tenu à défendre l’individu face à la menace des appareils oppressifs et des emballements des masses. En même temps, on reconnaîtra à ses adjurations le mérite d’avoir écarté les facilités de l’angélisme en se gardant de s’abandonner à un pacifisme ignorant des rapports de force. Ah ! j’oubliais : pour inciter à la lecture de Péguy, il ne faut quand même pas oublier l’écrivain. On peut ne pas adhérer aux thèses du pamphlétaire ou du laudateur de « l’Ancienne France », mais, souvent, quelles pages superbes !

Propos recueillis par Corinne Ergasse

Charles Péguy, de Géraldi Leroy, Armand Colin, parution le 21 mai 2014.