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Littérature

La parabole de Michel Houellebecq

Michel Houellebecq est, depuis longtemps, une sorte de sismographe de notre présent. Par son extraordinaire flegme, par son écriture ironique, distancée, impassible, par cette faculté qu’il a toujours eue – c’est sa marque – de croiser le métaphysique et le dérisoire, le littéraire et le prosaïque, les notations sur la vie de bureau, sur un dépliant touristique ou sur un menu de restaurant avec de grands dégagements sur le devenir du monde…La dépression  n’est jamais très loin chez lui de la gloriole. Le désespoir de la griserie. La crise de nerfs de l’extase érotique. Le déclin inexorable est associé à  d’amples développements sur l’œuvre de Huysmans, les poèmes de Péguy ou les références à Nietzsche ou à Guénon…Il y a, comme toujours, des aires de parking, des bretelles d’autoroute, des relais de gare, un vieux monastère chrétien, des soirées alcoolisées, des réminiscences du restaurant universitaire Bullier ( tous ceux qui ont fréquenté, dans leur jeunesse estudiantine, cette cantine médiocre reconnaîtront les lieux), l’écharpe de Christophe Barbier, une chambre d’hôtel à Rocamadour, des sites de rencontres…Et puis une histoire qui est une sorte de fable, de parabole, de récit futuriste où il a rassemblé toutes les peurs contemporaines.

Ca se passe en 2022. François Hollande vient de faire deux mandats, et le pays s’apprête à voter. On est au bord de la guerre civile et on ne va pas tarder à y plonger. Au deuxième tour des présidentielles, l’UMP et le PS ont quasiment disparu des radars. Deux candidats s’affrontent. D’un côté, Marine Le Pen qui a remodelé son « look » pour gagner une « respectabilité rébarbative » à la Angela Merkel, et fabriqué un nouveau discours, écrit par Renaud Camus sous la surveillance de Florian Philippot. La Présidente du FN appelle à une manifestation sur les Champs Elysées, et deux millions de Parisiens défilent sous les banderoles : « Nous sommes le peuple de France ! » et « Nous sommes chez nous ! ». De l’autre, Mohammed Ben Abbès de « Fraternité musulmane » qui a élargi son audience au-delà du cercle confessionnel et adopté un positionnement modéré, sur le modèle des nouveaux printemps arabes. Le pays est figé, dans l’attente de ce qui va arriver. Et ne tarde pas à basculer. Des anciens « identitaires » se convertissent à l’islam avec en arrière-fond le rejet de l’humanisme, la soumission de la femme et le retour du patriarcat. Les mini-jupes disparaissent du paysage. La mixité est bannie. L’enseignement islamique est introduit dans les écoles. Le régime alimentaire dans les établissements a changé. La polygamie autorisée. Le retour au religieux est partout. Le cadre républicain est revu et corrigé, élargi, refaçonné.

Face à cela, l’opinion sommeille dans une formidable atonie. Il n’y a pas de quoi s’alarmer. Imprudent de songer à l’avenir. Tout va bien ! Les intellectuels trouvent un habillage à l’évolution des temps, comme toujours.  Ils avaient soutenu Staline, Mao, Pol Pot. Pourquoi pas le nouveau pouvoir ? Après tout, la civilisation occidentale est condamnée. Pourquoi ne pas donner sa chance à l’époque qui s’ouvre ?
Le narrateur est enseignant à la Sorbonne, spécialiste de Huysmans. Il ressemble beaucoup à l’auteur, avec la même distance amusée de celui qui en a vu d’autres et qui assiste, narquois, sans illusion, à ce qui arrive. Chagriné quand même d’apprendre que son amie, Myriam, a entrepris du jour au lendemain d’émigrer en Israël. Elle ne parle pas hébreu, aime la France, adore le fromage et doit pourtant se résigner à suivre ses parents dans une destination lointaine et incertaine en espérant que ce sera provisoire, le temps que « les choses se décantent ».

Les gens qu’il croise sont partagés entre la lassitude, l’incrédulité, la résignation. Ils ont l’air désintéressés, peu investis, soumis aux aléas, avec le sentiment que ce qui doit advenir n’importe comment adviendra. Quant au narrateur lui-même, il n’a pas de disposition pour l’actualité. Il zappe d’une chaîne à l’autre, « aussi politisé qu’une serviette de toilette ». Tant qu’il peut partager un bon porto, manger des sushis, fumer sa cigarette et rencontrer des jeunes filles, il n’y a rien à regretter (dernière phrase du livre). Il y a si peu à regretter que lentement, sous l’influence du nouveau Président de la Sorbonne, Robert Rediger, appâté par les promesses d’un salaire amélioré et les charmes de la bigamie, notre enseignant huysmanien va sauter le pas et prononcer ses vœux à la Mosquée de Paris.
Est-ce tout à fait une fable ?

Le romancier français le plus sulfureux, et le plus doué de sa génération, tend un miroir, et ce qu’on y voit est effrayant. Effrayant parce que tout a l’air vraisemblable. Tout paraît plausible et hallucinant.
Enerver le réel pour en faire une fiction  c’est la technique habituelle du romancier. Chez Houellebecq, c’est l’inverse. Le laisser se dissoudre, se ramollir, se décomposer, s’avachir, se mollifier, se liquéfier. Et faire remonter des ligaments insoupçonnés.
Ce n’est qu’un roman ? Oui, bien entendu, ce n’est qu’un roman. Rien d’autre. Mais seule la littérature, quand elle a cette tessiture, cette liberté, cette profondeur, peut permettre d’entrer en contact avec l’esprit du temps et de toucher du doigt quelques replis cachés de la réalité. « Aussi profonde, aussi durable que soir une amitié, écrit Houellebcq, jamais on ne livre, dans une conversation, aussi complètement qu’on ne le fait devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu ».

Le sujet de ce livre ? Les temps incertains que nous vivons. Le trouble contemporain. L’absence de repères. La faillite des gouvernants. Le désir de soumission. Les méfaits du scepticisme. Les ravages de l’habitude. Mais aussi la vocation du roman. Le troisième œil des romanciers. La force de la littérature. Sa puissance de dérision. Son pouvoir corrosif. Sa victoire toujours, au bout du compte, sur les fatalismes. Sa vigueur. Sa violence. Et son efficacité peut-être !

Michel Houllebecq, Soumission. Editions Flammarion. Sortie le 7 janvier.