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Cinéma

Révolution au Paradis

Yehuda Moraly, célèbre critique de théâtre et ancien professeur de théâtre et de cinéma à l’Université Hébraïque de Jérusalem, revient dans un livre sur l’image des juifs dans le cinéma de guerre, en particulier ce qui concerne un des plus grands films de l’histoire : Les Enfants du Paradis. Rencontre.

 L’Arche : « A la mémoire de ce producteur visionnaire, Bernard Natan, assassiné à Auschwitz pendant la préparation des Enfants du Paradis dans les studios dont il avait été le propriétaire. A celle des enfants juifs, ceux d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui, assassinés au nom du ‘Bien’ ». Pourquoi avoir choisi cette dédicace ?

Yehuda Moraly : Bernard Natan (1886-1943) était un Juif roumain qui, parti de rien, est parvenu à devenir le directeur de la maison de production la plus importante de France, Pathé qui deviendra Pathé-Natan. Les répercussions de la Grande Dépression ébranlent son empire. Il est accusé d’avoir causé la ruine des actionnaires de la maison Pathé. Il est emprisonné en 1939 et libéré en 1942 mais comme il a perdu la nationalité française, il est envoyé à Auschwitz. La dernière trace de son existence date du début de l’année 1943. Il était devenu le symbole de la crapulerie juive. Sa photo figurait en grand dans l’exposition Le Juif et la France (1941), et dans le film Forces occultes (1943). Sa figure se lit en filigrane du film de propagande antisémite Les Corrupteurs (1941). Or, les travaux de André Kossel – Kirschen et de Gilles Willems montrent « la fabrication de la légende de l’escroc Natan » et l’immense envergure de ce producteur martyr, ayant créé près de cent films, souvent des chefs d’œuvre (L’Argent, A propos de Nice, Les Misérables), ayant instauré, en 1929, la première compagnie de télévision de France (Télévision-Baird-Natan).

J’ai été frappé par le fait que Les Enfants du Paradis aient été tournés dans des Studios qu’il avait lui-même modernisés pendant que lui était gazé à Auschwitz, avant que son souvenir ne sombre dans l’oubli. Le livre oppose donc la « crapule » martyr à d’autres producteurs français, à la réputation glorieuse mais qui ont pu produire des œuvres dont les messages sont proches de l’idéologie de Vichy ou de Berlin.

Mon projet était de montrer la continuité dans la diabolisation du Juif (aujourd’hui d’Israël), cause de tous les malheurs, et dont l’élimination (au nom du Bien) va rendre le bonheur au monde.

En quoi Les Enfants du Paradis sont-ils un film plus complexe que l’image de la Résistance qu’on lui a donné ?

C’est doublement que le film de Carné est lié à la Résistance. La date de sa projection, 1945, évoque la Libération. Et la « collaboration dans la clandestinité » de deux artistes juifs, Alexandre Trauner pour les décors et Joseph Kosma pour la musique, lui prête un aspect héroïque.

La présence dans le film d’un personnage sémite, au nom, au métier et au physique juif (Josué, le Marchand d’habits), m’a fait revisiter le film. La découverte de la version originale, écrite en 1942, où ce personnage est central montre que parallèlement à la célèbre histoire d’amour Garance-Baptiste, il y a dans le film une grande histoire de haine, la haine incontrôlable que Baptiste, « l’Homme blanc » éprouve pour le dégoûtant Marchand d’habits qu’il tue sur scène et, dans le scénario original, pour de bon, à la fin du film. Cette haine, que le spectateur comprend si bien, ne renvoit-elle pas à une autre haine –réelle, celle-là ?

La célèbre « collaboration dans la clandestinité » est peut-être un mythe et le livre évoque tous les procès suscités par les prête-noms aryens qui affirment avoir bel et bien effectué les décors et écrit la musique. Les documents qui se trouvent à la fin du livre montrent que la superproduction a été tournée sous licence italienne, l’Italie étant alors alliée de l’Allemagne.

Quels autres films tournés à la même époque sont-ils antisémites ?

J’évoque d’abord les films de propagande antisémite directe produits en France entre 1940 et 1944. Le Péril juif (Pierre Ramelot, 1941) est la version française de Der Ewige Jude (Fritz Hippler, 1940) film de propagande allemand montrant la domination juive s’étendant au monde entier. Les Corrupteurs (Pierre Ramelot, 1941) montrent les dangers moraux de l’emprise juive sur le cinéma. Les Forces occultes (Paul Richer, 1943) dénoncent le danger social présenté par la judéo-maçonnerie. Nimbus libéré (Raymond Jeannin, 1944) est un dessin animé. Le speaker de Radio Londres est immédiatement repérable, avec son nez, sa barbe noire, sa diction mielleuse contrastant avec la férocité du personnage provoquant la mort du pauvre Nimbus, symbole de la France naïve. Mais l’objet principal du livre est l’analyse de films où la judéité du personnage est seulement suggérée : Volpone (Maurice Tourneur, 1941), Les Visiteurs du Soir (Marcel Carné, 1942), Le Camion blanc (Léo Joannon, 1943), Les Inconnus dans la maison (Henri Decoin, 1942), La Symphonie fantastique (Christian-Jaque, 1942), Après l’orage (Pierre-Jean Ducis, 1941). Dans Volpone, par exemple, l’ajout d’un énorme faux-nez et de turbans orientaux, judaïsent un personnage qui n’avait rien de juif dans le texte de Johnson. Dans Les Inconnus dans la maison, le prénom Ephraïm du meurtrier, Ephraïm Laska, est remplacé, après la guerre, par un prénom français, Amédée.

Jean Gabin est-il le seul de sa profession à avoir combattu aux côtés de de Gaulle ?

Le film de Truffaut, Le Dernier métro, oppose des comédiens collaborateurs à des comédiens résistants dans le théâtre d’une actrice qui collabore pour sauver son mari juif. Alors, 30% des comédiens résistants ? Je crois que chez beaucoup d’artistes français, au contraire, l’Occupation a été vécue, au début du moins, comme l’occasion rêvée de bâtir un nouveau monde, libéré du pouvoir de l’argent et du carcan de la morale.

Il faut évidemment se méfier des résistants de la dernière minute, ceux qui, en 1944, alors que la défaite allemande n’était plus qu’une question de temps, retournent leur veste et s’engagent dans des réseaux de résistance. Ceux-là peuvent très bien avoir joué pendant la guerre un rôle proéminent dans la collaboration, à Radio Paris ou dans la Continental.

Des combattants ? Il y a eu Robert Lynen, qui était l’enfant chéri du cinéma français, depuis son interprétation de Poil de Carotte dans le film de Julien Duvivier, aux côtés d’Harry Baur. Robert Lynen a dès 1940 (il avait 20 ans) eu des activités de résistance. Il fait partie du réseau Alliance, sera arrêté en 1943, torturé, transféré en Allemagne, condamné à mort et exécuté en avril 1944, quelques mois après la mort de Harry Baur, torturé par la Gestapo. Françoise Rosay a fait de la Résistance, a failli être arrêtée, s’est enfuie en Tunisie, puis à Londres, puis en Suisse où elle a rejoint son mari Jacques Teyder qui lui aussi a fui la France occupée, comme Michèle Morgan qui aurait pu être l’étoile de ces années de guerre, a préféré fuir la France, comme Joséphine Baker qui, sous couleur d’une tournée, est restée au Maroc, je crois et a servi dans les Forces Françaises Libres.

On ne parle pas assez souvent des activités politiques d’Henri Bernstein pendant la guerre. De New York, il a énormément combattu par ses articles et ses conférences, en soutenant de Gaulle. Comme Jean-Pierre Aumont ou Dalio, il n’avait pas vraiment le choix, parce que Juif, mais il aurait pu choisir de s’enfermer, aux Etats-Unis, dans la tour d’ivoire de sa création. Ida Rubinstein elle-aussi à la fois productrice, danseuse et actrice (Jeanne d’Arc au bûcher de Claudel, Boléro de Ravel ont été écrits par elle) a très activement soutenu de Gaulle pendant l’Occupation.

Yehuda Moraly, Révolution au Paradis : Représentations voilées du juif dans le cinéma de la France occupée. Editions Elkana.