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L’esprit du 11 janvier

« Nous sommes sortis de l’angélisme le 11 janvier dernier ! ». Comme beaucoup de Français, cette jeune dame catholique, plutôt de gauche, sentait confusément les choses, mais elle ne voulait pas voir. Elle a reçu comme un grand coup sur la tête et cherche à mettre des mots sur ce qui est arrivé. Qu’est-ce qui a entraîné tous ces gens comme un aimant, l’autre dimanche, place de la République ? Qu’est-ce qui a fait que cette fusillade rue Appert, dans les locaux de Charlie Hebdo, a été comme un coup de gong ?

Elle n’est pas juive, mais une question la taraude, comme elle taraude beaucoup de monde. Et si l’attaque Porte de Vincennes contre l’Hypercacher avait précédé la fusillade à Charlie, y aurait-il eu autant de monde place de la République ? Et pourtant, en un certain sens, on pourrait dire que les victimes rue Appert avaient pris leurs responsabilités, étaient menacées. Ils le savaient, ils avaient joué avec la ligne rouge, ils avaient récidivé en dépit des menaces. Avec courage. Avec témérité peut-être. Mais en connaissance de cause.

Les quatre victimes de l’Hypercacher, dont ces deux jeunes gens de 21 et 24 ans, qu’ont-elles fait ? Qu’est-ce qui les désignait à être des cibles ? Cet homme qui voulait acheter une « hala » avant shabbat ? Ce père de quatre enfants qui était allé tranquillement faire ses courses ?

Le 7 janvier, cette dame a allumé des bougies pour les victimes de Charlie. Et le 9 janvier, elle a refait le même geste pour les victimes de l’Hypercacher. Puis, elle et son mari, ont décidé d’aller place de la République, au défilé unitaire, sans savoir que quatre millions de leurs concitoyens feraient la même chose. Leurs deux filles ont cherché à les dissuader en leur suggérant de rester à l’écart de l’affluence. Elles redoutaient de plonger dans la foule en conjurant leurs parents de contourner la place.

Quelques jours avant la fusillade, mon amie s’était rendue au centre Sèvres à Paris pour un hommage à Jorge Semprun. Une assistance d’habitués dans la salle. Et puis soudain, un homme a fait une entrée discrète, accompagné d’un garde du corps. Manuel Valls s’est assis parmi les présents et a pris la parole pendant 40 minutes, sans notes. Il a évoqué la vie et les écrits de cet écrivain français, d’origine catalane comme lui. Il connaissait son œuvre, son parcours, ses engagements, sa résistance, et en a parlé comme personne. Un homme pour qui les livres comptent, a pensé mon amie à ce moment-là, ne peut pas être mauvais. Et elle a ajouté qu’elle s’était prise à croire que des hommes comme Manuel Valls, ou Alain Juppé, allaient peut-être, pour peu que l’esprit du 11 janvier perdure et fasse véritablement bouger les lignes, nous aider à sortir du marasme. Et puis, quand elle a entendu le Premier ministre entonner un discours Churchillien à l’Assemblée Nationale, acclamé par tous les députés debout, elle s’est dit que l’espoir était encore permis.

L’espoir ? Il est fragile. Il est incertain. Il est traversé de doutes. Il est parsemé de deuils. Il a été malmené. Mais il réside encore dans les pieds des marcheurs du 11 janvier. Il est dans le dessillement des gens, pour peu que les yeux ne se ferment pas à nouveau. Il est dans l’élan des manifestants, à condition que cet élan ne cède pas la place au découragement et aux habitudes. Et il est dans le discours du premier Ministre, proclamant : « La France sans les Juifs n’est pas la France ». Auquel il faudrait pouvoir répondre en disant que le judaïsme sans la France ne serait pas le judaïsme non plus. Il serait amputé d’une partie de lui-même. Tout un pan de son histoire s’est écrit ici. Toute une région de son être s’y est trouvée associée. Tout une partie de sa culture y est mêlée. De grandes figures s’y sont illustrées. De grandes œuvres s’y sont bâties. Une communauté de destin y a tissé sa toile et y a fabriqué un judaïsme moderne qui est devenu un héritage commun.

Quels que soient les choix individuels que feront les uns et les autres – et comment ne pas comprendre le désarroi des juifs de France après le meurtre d’Ilan Halimi, l’attentat de Toulouse, les cris « mort aux Juifs » proférées en juillet dernier aux abords de la synagogue de la Roquette (ces cris ont bien été suivis d’effets puisque cette fois-ci, les Juifs sont bien morts), Sarcelles, Créteil, Paris – , il n’est donné à personne, et certainement pas aux fanatiques islamistes qui ont déclaré la guerre, ici et ailleurs, à toute civilisation et à toute idée même d’humanité, de dynamiter cet héritage et de porter atteinte à cette longue histoire qui est le bien commun de tous.

L’Arche a avancé la parution de ce numéro en raison de l’actualité. Le prochain Hors-Série paraîtra à la mi-mai et aura pour thème : « Philosophie et judaïsme ».