La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Antisémitisme

Gilles Clavreul s’entretient avec l’Arche

Antisémitisme : le gouvernement met en place un plan de lutte.

 

L’Arche : Vous avez été nommé le 26 novembre 2014 délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Quelles seront les grandes lignes de ce plan sur l’antisémitisme que le gouvernement va rendre public ?

Gilles Clavreul : D’abord, j’en rappelle les raisons. Pourquoi ce plan aujourd’hui ? Nous assistons depuis de nombreuses années et singulièrement au cours des derniers mois et de l’année 2014 à une montée des tensions, une montée des actes de violence antisémite, mais également à une montée des phénomènes de rejet, de racisme, de xénophobie qui affectent beaucoup de catégories de la population. Et c’est contre l’ensemble de ces phénomènes qu’il s’agit de lutter de manière coordonnée en mobilisant tous les ressorts de l’action publique. C’est la raison pour laquelle à la fin de 2014, constatant qu’il était urgent d’agir, le Président de la République et le Premier ministre qui m’ont nommé dans ces fonctions de délégué ministériel, m’ont demandé d’élaborer un plan qui actionne tous les leviers de l’action gouvernementale, c’est-à-dire engager une mobilisation nationale et territoriale qui concerne tous les services de l’Etat et qui au-delà des services de l’Etat, mobilise les collectivités territoriales et la société civile. Donc premier volet : la mobilisation. Deuxième volet : jouer sur l’efficacité de la sanction ; les actes racistes et antisémites ne sont pas des opinions, ce ne sont pas non plus des faits de violence comme les autres. Ce sont des délits avec une caractéristique particulière qu’il faut traiter comme telle et savoir sanctionner. Donc des sanctions efficaces avec des tribunaux capables de juger rapidement et de punir ces faits.

Mais également une sanction qui soit rendue plus visible donc plus pédagogique. Egalement le développement de peines alternatives aux poursuites comme des stages citoyens qui marchent souvent beaucoup mieux que la simple répression pénale car ils permettent de déclencher une prise de conscience et de « ramener à la raison » les auteurs d’insultes, et de propos de cette nature.

Le troisième volet est particulier à un phénomène de société qu’on ne peut plus ignorer aujourd’hui, c’est la propagation de la haine sur internet. Il s’agit de mettre en place une véritable régulation – car aujourd’hui elle est défaillante – pour mieux lutter contre les discours de haine qui s’y répandent dans une grande banalisation de la parole raciste et antisémite. C’est vrai sur des sites d’extrême droite, sur des sites islamistes, sur des sites d’extrême gauche. C’est aussi très vrai sur les réseaux sociaux. C’est cette banalisation d’une parole diffuse, protégée par l’anonymat, qui constitue aujourd’hui une forme de libération et de désinhibition du racisme et de l’antisémitisme.

Or il faut savoir qu’on ne reste pas dans le virtuel en matière de haine. Tôt ou tard, heureusement pas chez tout le monde, il y a chez certains la tentation du passage à l’acte. Il y a donc des outils de régulation à mettre en place sur internet, à la fois pour chasser les contenus illicites, les discours de haine mais aussi pour poursuivre les auteurs, ce qui est rendu difficile aujourd’hui pour de nombreuses raisons techniques, juridiques, et aussi de par l’implication insuffisante de la part des plateformes internet

Et le dernier volet, peut-être le plus décisif, celui qui nécessite l’action de long terme la plus profonde : l’éducation, la transmission de savoirs, la culture.

Parce qu‘à la source de tous préjugés il y a l’ignorance volontaire ou entretenue, et plus largement la méconnaissance de l’autre, des valeurs d’être ensemble, de partage et des règles de la République.

L’école a donc un rôle fondamental sur le respect de la laïcité, l’apprentissage des valeurs de la citoyenneté… Pour que l’école soit vraiment le lieu de l’apprentissage de la tolérance. Mais l’éducation ne concerne pas seulement l’école, ça concerne toute la communauté des adultes et ça concerne la responsabilisation des parents, la mobilisation des outils culturels, formidable moyen d’accès à l’autre, la mobilisation des outils mémoriels aussi.

Enfin c’est aussi l’apprentissage des valeurs sur tous les terrains, je pense notamment aux valeurs sportives qui sont un moyen d’apprentissage de ce qu’est la tolérance est aussi un lieu sur lequel la vigilance doit s’exercer pour que ne se développent pas les pratiques ou tentations communautaristes ou des comportements contraires aux valeurs de la République.

Ce plan vise à être complet, exhaustif, à s’investir sur tous les terrains de la vie collective et à irriguer toutes les politiques publiques sur le long terme.

Au regard de ce qui s’est passé ces derniers mois dans notre pays, nous avons le sentiment de faire face à une urgence, de répondre à une demande très forte de la part de nos concitoyens de toute confession, toute origine, tout particulièrement nos concitoyens juifs qui ont été une fois encore ciblés en tant que juifs, mais aussi les musulmans qui expriment aujourd’hui légitimement beaucoup d’inquiétude car ils sont ciblés en tant que tels aussi. La première urgence à laquelle il faut répondre est la sécurité, mais nous savons aussi que notre action s’inscrit dans le long, voire très long terme. C’est l’éducation, l’apprentissage des valeurs de toute une génération que nous sommes invités à repenser et à reprendre.

 

L’Arche : D’abord sur l’approche générale qui a été la votre, concernant l’état des lieux, l’antisémitisme traditionnel d’extrême droite est-il en train de muter ou d’être supplanté par d’autres formes de radicalisme islamiste ?

GC : C’est un peu le cœur du problème, et là-dessus, nous devons avoir les idées les plus claires possibles. Nous sommes passés en 30 ans d’un combat antiraciste très identifié – je dis là volontairement « d’un combat antiraciste » car le raciste d’il y a 30 ans c’était un adversaire stéréotypé, c’était l’extrême droite traditionnelle, uniment anti juive, anti noirs, anti arabe etc, c’était un ennemi uniforme – et aujourd’hui nous sommes passés à une extraordinaire complexification des paroles de rejet de façon générale. La question religieuse qui était très peu présente dans le débat il y a 30 ans, est devenue prégnante.

Nous avons affaire, s’agissant plus particulièrement de l’antisémitisme, à plusieurs formes d’antisémitisme qui ne se présentent pas de la même manière mais qui finissent par se rejoindre et se coaliser.

Nous avons cet antisémitisme d’extrême droite traditionnelle qui n’a ni disparu ni faibli. En réalité il ne faut pas très longtemps pour que le vernis de la respectabilité du principal parti d’extrême droite ne finisse par craquer et les débordements d’un nombre très élevé de candidats du Front National aux élections départementales en est l’une des illustrations. Je pourrais aussi faire état des propos tenus sur internet par un certain nombre de compagnons de route de l’extrême droite, ce qui prouve bien que l’extrême droite traditionnelle reste profondément imprégnée des préjugés anti-juifs.

Deuxièmement, nous avons la résurgence ou le développement d’un antisionisme très virulent d’extrême gauche, ancien, qui est la dénonciation de l’Etat d’Israël comme un allié traditionnel du camp capitaliste des Etats-Unis, comme un Etat nation à connotation religieuse et qui par conséquent n’a pas sa place dans le schéma marxiste. Cela, c’est la matrice idéologique de base, évidemment elle a muté à travers le temps.

Elle s’est transformée singulièrement depuis la deuxième intifada en une détestation radicale et absolue d’Israël comme étant un état issu d’un peuple opprimé qui serait devenu oppresseur et qui exercerait une violence à l’encontre du peuple palestinien qui est censée être l’égale de celle des régimes de type dictatoriaux, du type Afrique du Sud de l’apartheid, dictatures d’Amérique latine ou pire encore. C’est un discours que l’on entend depuis une quinzaine d’années.

 

L’Arche : Quels sont les vecteurs de ce discours d’extrême gauche dont vous dites que c’est un discours antisioniste à connotation antisémite ?

GC : La dénonciation d’Israël est le paravent d’un antisionisme qui peut être lui-même le paravent d’un antisémitisme qui n’ose pas s’avouer et qui se cherche des justifications de nature idéologique ou politique. Mais il ne faut pas s’y tromper, de paravent en paravent, on a bien une racine profondément antisémite derrière.

Et puis troisième antisémitisme : l’antisémitisme islamiste. Je n’ai pas besoin, je crois, d’expliciter beaucoup les choses, mais nous sommes en présence de forces idéologiques dont on voit les crimes, les débordements terroristes dans bon nombre de régions du monde maintenant, de l’Afrique de l’ouest à l’Afghanistan, et pour qui Israël est l’ennemi principal avec les forces occidentales et notamment la France, ce pays qui défend la liberté d’expression, qui à travers la laïcité a pris l’option de permettre à chacun d’exercer sa religion. Mais naturellement, nous sommes l’ennemi pour les islamistes. Israël, de la même façon, et le peuple juif, en reprenant des stéréotypes et une vulgate – c’est notable – de l’extrême droite des années 30, y compris certains supports tel que le Protocole des Sages de Sions, extrêmement utilisé comme élément de propagande par les islamistes dans l’ensemble du monde musulman, qui reprend sans vergogne tous les outils idéologiques de l’extrême droite négationniste.

Nous avons donc ces trois sources qui sont bien évidemment d’inégales forces et d’inégales virulences.

Je pense qu’à l’extrême gauche le courant existe mais est relativement minoritaire, il se situe sur le terrain politique. A l’extrême droite il y a une tentative de respectabilisation mais nous savons que le vernis craque à tout moment. C’est dans la mouvance islamiste que l’antisémitisme est le plus nettement affirmé et c’est aussi là qu’il est le plus dangereux.

Nous avons assisté en France depuis quelques mois, ou quelques années, à une capacité de fédération de ces trois formes d’antisémitisme, et la manifestation Jour de colère, le 26 janvier 2014, a montré qu’on pouvait trouver dans la rue quasiment côte à côte, unis dans une même détestation des juifs et de la République, des mouvements d’extrême gauche, des mouvements communautaristes, des groupes d’extrême droite traditionnelle et formations prônant l’Islam radical. Et de la même façon, sur internet, les thèses négationnistes se retrouvent sur des sites islamistes, certains articles négationnistes d’ailleurs qui datent de 30 ans, et il y a une espèce de convergence des luttes dont la détestation des juifs et la haine des valeurs de la République sont des facteurs communs.

 

L’Arche : Quels sont les lieux de prédilection où s’exercent les actes et discours antisémites ? Est-ce que l’antisémitisme est présent essentiellement dans les banlieues, les écoles et sur internet ?

GC : Il faut être très prudents sur les généralisations que l’on peut être amenés à faire et qui sont toujours dangereuses. Il y a des manifestations antisémites dans des banlieues, cela ne veut pas dire que les banlieues sont le foyer de l’antisémitisme. En revanche il est certain qu’il y a des expressions de paroles antisémites dans les établissements scolaires, comme cela existe dans les associations, sur les terrains de sport et dans bon nombre de lieux de la vie sociale avec une parole antisémite qui s’est libérée comme s’est libérée de manière générale la parole raciste dans ce pays. L’une des conséquences est un vote extrémiste qui n’a jamais été aussi élevé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Après, concernant internet, il est sûr qu’avant cette révolution technologique, les mêmes contenus antisémites existaient (Protocole des Sages de Sion etc.) mais ils étaient confinés à l’extrême droite pour l’essentiel. Il y avait des groupuscules d’ultra gauche dans lesquels s’était développée une vision antisioniste radicale qui a abouti assez rapidement à faire basculer certains dans le négationnisme et l’antisémitisme. Ceux qui venaient par exemple de La Vieille Taupe ont opéré cette bascule. Ce mouvement existait au moins depuis les années 60. On peut rappeler le soutien de certains mouvements d’extrême gauche aux terroristes palestiniens extrêmement virulents dans les années 70-80. Ce n’est pas une histoire tout à fait nouvelle, c’est renouvelé. Avec internet, cette bascule fait que ce qui était relativement confiné et confidentiel en terme de diffusion se retrouve aujourd’hui en ligne et accessible à un très grand nombre.

C’est d’autant plus vrai depuis les réseaux sociaux qui notamment dans le monde arabe jouent un rôle considérable d’expansion de certaines propagandes, la propagande antisémite et d’autres types, et donc donne un large écho à des contenus qui existaient il y a 20 ans mais étaient beaucoup plus confidentiels.

 

L’Arche : Vous avez dit lors d’une interview que les écoles n’étaient pas assez « outillées » pour lutter contre l’antisémitisme et le racisme. Quels sont les outils pédagogiques nécessaires, que vous allez peut-être mettre en place ?

GC : Ca se joue sur plusieurs niveaux. J’ai dit que le corps enseignant, les équipes pédagogiques en général étaient en demande d’être aidées et c’est l’optique que l’on évoque avec le Ministère de l’Education nationale. Il ne s’agit pas de dire que les enseignants font mal ou pas assez, ce n’est pas du tout le cas. Ils sont confrontés à cette tâche extrêmement difficile mais ô combien nécessaire d’élever les enfants, leur permettre de prendre de la hauteur par rapport à leur environnement, cette actualité qui n’est pas filtrée, sans appareil critique, qu’il faut pourtant développer pour comprendre notre monde. Pour que les enfants puissent avoir ces outils, ce regard critique, ce recul, il faut que les enseignants et tous ceux qui participent de ce travail d’éducation, les éducateurs, soient armés, outillés pour disposer de toute la palette des informations, des outils pédagogiques, des connaissances pour donner cet accès aux éléments d’actualité et aux réalités historiques.

Concrètement, il existe beaucoup de ressources qu’il faut certainement mieux mettre à disposition, des ressources mémorielles notamment. On a la chance en France d’avoir des institutions de très grande qualité qui ont des supports fantastiques, on a de grands établissement remarquables, Le Mémorial de la Shoah, le Musée de l’histoire de l’immigration, le Mémorial de Caen, l’Institut national de l’audiovisuel qui dispose d’archives exceptionnelles. On a développé d’ailleurs une réflexion avec l’INA pour mettre à disposition des archives.

Voilà le type d’outils qu’il faut faire connaître, mettre en réseau pour que les enseignants sachent qu’ils peuvent en faire bénéficier leurs élèves.

Autre point essentiel : la formation. A travers la loi pour la refondation de l’école, vous savez que le gouvernement a remis en place des écoles de formation des enseignants qui avaient été supprimées. La formation des enseignants à l’apprentissage de la laïcité et des valeurs de citoyenneté, ce qui leur permettra à la rentrée prochaine d’assurer des enseignements de morale civique qui seront mis en place du CP à la Terminale. Cela devrait leur permettre de pouvoir répondre à des questions telles que « qu’est-ce que la laïcité ? », « pourquoi Charlie et Dieudonné, ce n’est pas la même chose ? », « quelles sont les limites de la liberté d’expression ? » etc. Des questions assez complexes pour lesquelles un cours ne s’improvise pas, il faut le construire.

De la même façon, les enseignants sont en attente d’outils très pratiques pour affronter une classe, face à des réactions de déni, de provocation de la part d’une classe ou quelques élèves : comment gère-t-on une classe difficile ? Cela ne se pose pas seulement en cas d’attitude de provocation ou de paroles racistes ou antisémites, mais lorsqu’une telle parole est prononcée, comment fait-on ? Il va falloir là aussi mettre en place des outils de formation. Les formations ne doivent pas rester générales et désincarnées, il faut parler des sujets de manière très opérationnelle. Le discours qui consisterait à dire que l’antisémitisme ce n’est pas bien, l’antisémitisme ce n’est pas beau, ça a un effet très limité sur des enfants qui sont à la fois très exposés au tsunami permanent d’internet et en même temps très futés. Il faut pouvoir leur parler avec pertinence de ces choses-là.

L’enseignement laïc des religions est au programme aussi dès la rentrée 2015, c’est essentiel. Ca existe déjà mais il s’agit de l’amplifier, de l’institutionnaliser, de le systématiser. Tous les enseignants doivent être sensibilisés à cette histoire, et pas seulement les professeurs dont la discipline les porte vers cet enseignement-là, c’est-à-dire les enseignants de lettres, français et histoire. Le professeur de SVT, même si ce n’est pas le cœur de son enseignement, peut être confronté à certaines questions, à certaines remarques, et doit avoir les outils pour répondre. D’ailleurs les sciences sont aussi un moyen d’aborder ces questions-là, l’histoire des sciences, surtout quand on sait quels rôles les totalitarismes ont voulu faire jouer à la science.

 

L’Arche : Un internaute sur deux dit être confronté à des propos racistes selon le sondage commandé par l’UEJF d’Opinionway. Le sondage montre aussi une forte demande de régulation. François Hollande, au diner du CRIF, avait demandé une « régulation numérique ». Comment cette « régulation numérique » peut-elle se faire concrètement ?

GC : Si déjà dans un premier temps nous appliquions complètement le droit existant, nous ferions des progrès. La loi pour la confiance dans l’économie numérique qui date de 2003 et qui vu les évolutions technologiques fantastiques que l’on a connu depuis 10 ans, doit déjà subir des adaptations, néanmoins si on appliquait pleinement ses directives, un certain nombre de plateformes par exemple devraient avoir mis en place un système permettant une identification et un signalement rapide et simple des contenus à caractère raciste ou antisémite. Ce n’est pas le cas. Sur certains réseaux sociaux aujourd’hui, vous pouvez dénoncer un contenu gênant mais ce n’est pas exactement la même chose que de dire « ce contenu me pose problème car il est de nature raciste ». Ce n’est pas respecté. Or, une grande plateforme de réseau social permettant d’envoyer des messages en 140 signes maximum a été condamnée l’année dernière, condamnation confirmée en appel, lui faisant injonction de mettre en place un tel système. A ce jour, ce n’est toujours pas fait à ma connaissance. C’est la responsabilité des plateformes, la responsabilité pénale concerne les éditeurs, ceux qui écrivent ces contenus, qui les mettent en ligne, mais elles ont une obligation de surveillance, de signalement au pouvoir public. Cela existe déjà.

Le Ministre de l’Intérieur s’est rendu dans la Silicon Valley, il a discuté avec les grands acteurs de l’internet, tous se sont déclarés disposés à faire des avancées. Dont acte, il faut maintenant que ces avancées puissent se concrétiser.

L’environnement technologique ne cesse de se modifier, par exemple les objets connectés vont déjà poser d’autres formes de problèmes, il va falloir se projeter là-dedans, alors qu’on n’a pas réglé encore la régulation des sites. Il y a là aussi le problème de confidentialité, de données personnelles et de dérives possibles.

Il s’agit par exemple de votre domotique à la maison vous permettant à distance de gérer votre chauffage, éclairage, télévision via votre téléphone portable. Si via votre application mobile, vous coupez tous les vendredis soir votre électricité, on peut en tirer des conséquences concernant votre appartenance religieuse. Qu’est-il est fait de ces données, comment sont-elles protégées ? Quel est leur niveau de protection en matière d’utilisation commerciale, quel est aussi leur niveau de protection en cas de tentative d’appropriation frauduleuse par des groupes terroristes ou autres ? Ces sujets, qui ne sont pas encore à l’agenda, se poseront demain.

A nous pouvoirs publics de définir le cahier des charges des obligations des plateformes à respecter. Il y a déjà un devoir d’information dans ce cahier des charges vis-à-vis des usagers d’internet. Cela passe par la définition de conditions générales d’utilisation qui soient très explicites, vous disant que les propos, contenus racistes ou antisémites sont interdits, sous peine de fermeture de compte, signalement aux autorités nationales etc. Ensuite le dispositif de signalement doit être simple. Il faudrait que toutes les plateformes aient le même outil de signalement et qu’en quelques cliques on puisse signaler tout de suite les contenus à la plateforme ou même directement aux pouvoirs publics. En France c’est la plateforme PHAROS qui centralise les signalements illicites de toute nature, cyber criminalité et cyber délinquance.

 

L’Arche : Des mots sont parfois contournés aujourd’hui, et de plus en plus. On dit « jouif » au lieu de « juif », certains écrivent connard avec un « k »…

GC : Vous avez deux voies, la voie technologique qui consiste à surveiller des mots clés avec des algorithmes permettant d’identifier d’une manière un peu automatique les contenus.

Mais il y a aussi la surveillance humaine, c’est la modération humaine. Il peut y avoir dans le cahier des charges quelque chose disant : à partir du moment où je mets en ligne des contenus et que j’exerce une politique éditoriale, je ne suis pas un hébergeur passif . Ils, les géants de l’internet, pourraient alors mettre davantage de ressources humaine pour contrôler les contenus et les retirer si les propos dépassent les limites de l’acceptable. Ce sont quelques exigences qui pourraient constituer le cahier des charges.

Pour les moteurs de recherche, existe le déréférencement c’est-à-dire que lorsqu’on tape un mot clé, les contenus auxquels on a accès en priorité sont des contenus licites. Ce sont quelques exigences qui pourraient constituer le cahier des charges. Par exemple quand on tape « shoah » aujourd’hui sur tel moteur de recherche ou tel site de vidéos en ligne, on tombe sur 1/3 voire la moitié de contenus négationnistes. C’est là où on attend des progrès et techniquement, c’est à portée de main.

Si les plateformes ne le mettaient pas en place, faisaient preuve de mauvaise volonté, on devrait pourvoir alors mettre en jeu la responsabilité juridique : lancer des poursuites, prononcer des sanctions. Ce qui est moyennement assuré aujourd’hui en France.

 

L’Arche : La question du référencement est très importante. Il suffit de taper le nom d’un politique comme Laurent Fabius pour avoir immédiatement « Laurent Fabius juif » et il y a une époque c’était même « François Hollande juif ». C’est grave.

GC : Absolument. Ce qu’il faut savoir c’est qu’il y aura toujours quelque chose de nouveau. L’engagement que nous attendons est l’engagement de poursuivre toutes ces formes de référencement et d’association, de mise en ligne ou en avant de contenu illicite qui, par nature, amplifie le phénomène.

A un moment donné, il s’agit de poursuivre les auteurs de ces contenus. Aujourd’hui, on a un système de signalement et, derrière, d’enquête et de procédure judiciaire qui n’est pas satisfaisant. Les raisons sont multiples. D’abord l’anonymat n’est pas facile à lever. Il faut rendre cette possibilité d’identification par l’adresse IP plus simple et fréquente. Et ensuite, des poursuites doivent pouvoir être engagées avec efficacité et sévérité, cela implique d’avoir une procédure pénale plus moderne que celle que l’on a aujourd’hui. Ce qui est important dans cette affaire c’est la vitesse, la rapidité avec laquelle on identifie l’auteur d’un contenu illicite, la rapidité avec laquelle on le sanctionne. Et, bien évidemment, le retrait le plus rapide des contenus illicites !

 

L’Arche : Comment avez-vous travaillé concrètement ? Est-ce que vous avancez en liaison avec l’actualité ? Par exemple, est-ce que l’enquête dévoile des choses nouvelles que l’on ignorait concernant l’attentat de l’Hypercasher ?

GC : Sur la façon dont j’ai été amené à travailler, j’ai pris mes fonctions le 15 décembre, la délégation a été entièrement repensée avec une nouvelle équipe et donc avec la volonté de bâtir une toute nouvelle feuille de route. J’ai entamé, avec une certaine urgence à agir même avant les attentats – d’ailleurs le président de la République, le 31 décembre, lors de ses vœux aux Français, avait annoncé que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme serait une grande cause nationale – une très large consultation des partenaires associatifs, des responsables de la communauté juive et de toutes les associations anti racistes, des élus. J’ai naturellement rencontré tous les ministres concernés par le biais d’entretiens individuels, qu’il s’agisse de Christiane Taubira, Najat Vallaud-Belkacem, Fleur Pellerin, Myriam El Khomri, Bernard Cazeneuve, George Pau-Langevin… pour de manière transversale toucher tous les domaines de l’action publique, afin de ne rien laisser au hasard. Cette consultation était très riche, j’ai pu m’inspirer des propositions, rebondir sur de nouvelles pistes. A partir du 7 janvier, nous avons bien entendu basculé dès cet instant dans un autre monde. J’étais à 9h, ce matin du 7 janvier, en tête à tête avec Bernard Cazeneuve et on définissait déjà un peu les enjeux, comment mobiliser, mieux sanctionner, quel travail à conduire concernant l’éducation, internet… Son constat au Ministère de l’Intérieur était : « nous sommes dans une urgence certaine, ces sujets sont au cœur des tensions de la République française. » Il fallait, à partir des attentats, se mettre impérativement en situation de vite répondre aux angoisses et aussi capitaliser sur ce sursaut républicain formidable vu le 11 janvier. La mobilisation a été plus forte, malheureusement, qu’elle n’aurait été, s’il n’y avait pas eu les attentats.

Du coup, j’ai pu mobiliser une attente et une envie de faire formidable dans la société civile, de la part des élus, des artistes, des intellectuels…qui voulaient savoir ce qui pouvait se faire. Ce travail s’est donc opéré au cœur et en plein milieu de l’actualité.

S’agissant des attentats, nous sommes dans le cadre d’une enquête judiciaire, par définition je n’ai pas d’information particulière, à connaître et encore moins à donner.

Nous savons depuis le début que nous avions affaire à des individus radicalisés depuis longtemps et déterminés à frapper la France dans ce qu’elle a de plus représentatif de son identité : la liberté d’expression, les symboles d’autorité que sont les policiers et puis des juifs. Quand on veut toucher aux valeurs universelles, tôt ou tard on s’en prend aux juifs et là, c’est ce qui s’est produit. On sait de ces terroristes qu’ils n’étaient pas isolés, ils ont suivi un parcours de radicalisation de long terme et aussi un parcours de militarisation de leur discours radical qui les a amenés à être endoctrinés donc, formés militairement dans des pays étrangers. Lorsqu’ils sont revenus sur le territoire, ils étaient donc prêts à passer à l’action terroriste et on sait qu’ils ont été soutenus logistiquement pour préparer cette action et ils ont reçu en plus des ordres de le faire ou alors ils ont répondu à un appel revendiqué. Il s’agit bien donc d’une action terroriste organisée et dirigée et non pas d’acte isolés de la part d’individus, loups solitaires ou autres.

 

L’Arche : Avez-vous accordé une réflexion, même si ce n’est pas tout à fait votre responsabilité, à la médiatisation de certains actes antisémites ? Je pense par exemple au passage en boucle de Mohammed Merah sur sa moto, le fait de romantiser un peu certains actes, et la responsabilité des médias dans ce cas-là. Y a-t-il eu une réflexion dans ce domaine ?

GC : Ce qui est un peu désolant, quand on le dit à froid, quand on exhorte à la responsabilité des médias sur la manière d’évoquer de tels sujets, on passe pour d’affreux liberticides, on est de suite soupçonnés de vouloir dicter aux médias les sujets.

Effectivement, il y a dans le phénomène de radicalisation islamiste d’aujourd’hui – ça a été décrit d’ailleurs assez justement par d’anciens révolutionnaires d’extrême gauche proche de l’action clandestine voire terroriste dans les années 70 – une espèce de fascination qui s’exerce. Même très fabriquée. Daesh et Al-Qaïda jouent sur des ressorts psychologiques, des techniques médiatiques fabriquant de l’émotion spectaculaire et qui sont faits pour attirer les personnes vulnérables. C’est leur stratégie et il faut la combattre.

Les médias doivent se dire que ce n’est pas seulement le rôle des pouvoirs publics que de dire, de dénoncer, d’interdire le cas échéant, c’est aussi leur responsabilité à eux de savoir quelles images ils projettent, la manière dont ils rendent compte de l’actualité en Syrie, ce que fait l’Etat Islamique etc.

C’est quelque chose sur lequel on travaille depuis un an maintenant, une structure de lutte contre la radicalisation a été mise en place, de déconstruction pour essayer de rattraper des individus en voie de radicalisation, les empêcher de partir, leur faire prendre conscience du processus d’embrigadement dans lequel ils sont en train de tomber. Il y a différentes approches de ce phénomène, mais il fait étonnamment penser au phénomène sectaire, avec la fabrication d’une légende, on raconte une histoire sur ce qu’est le jihad, quels en sont les ressorts historiques, spirituels. On raconte une légende, si l’on se bat on ira au paradis… Fabrication d’un mythe. Et à partir de là, se mettent en oeuvre des techniques visant à faire de l’individu un autre, en le dépouillant de son identité, de son nom en lui donnant un autre nom, et le valoriser. Les jeunes sont toujours valorisés, félicités pour ce qu’ils font, on s’occupe d’eux. Ceux qui sont tombés dans la radicalisation racontent souvent que pour la première fois ils devenaient quelqu’un d’important, ils avaient l’impression d’être pris en main, ils savaient qu’ils seraient félicités s’ils obéissaient. Simplement le terme ultime de l’aventure est la mort : la sienne et celle des autres.