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La colère des Juifs éthiopiens

A la fin du mois d’avril, un soldat de Tsahal d’origine éthiopienne a été brutalisé par un policier sans qu’il y ait eu apparemment provocation de sa part. La vidéo montrant cette scène choquante a largement circulé dans les médias et les réseaux sociaux. Cet incident a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Le 4 mai dernier, des milliers d’Israéliens d’origine éthiopienne sont descendus dans les rues de Tel-Aviv pour protester contre la discrimination, le racisme et les violences policières. Des tours du centre commercial Azrieli jusqu’à l’autoroute Ayalon, ils ont défilé dans les avenues bordées de cafés et de boutiques branchées.

Après avoir commencé dans le calme, la manifestation de Tel-Aviv a tourné à l’émeute dans la soirée, prenant l’allure de celle qui avait eu lieu quelques jours avant à Jérusalem. Des affrontements très durs ont opposé une partie des manifestants à la police, transformant le centre de la ville en un vrai champ de bataille. Jets de pierres, de bouteilles et de toutes sortes d’objets, du côté des manifestants ; canons à eau et bombes lacrymogènes du côté des forces de l’ordre. On a déploré des dizaines de blessés dans les deux camps et la police a procédé à de nombreuses arrestations.

Pour les organisateurs de la manifestation, ce sont les assauts violents de la police qui ont été à l’origine de ces débordements. Les policiers, de leur côté, affirment avoir agi avec retenue jusqu’au moment où les attaques des manifestants les ont obligés à intervenir. Dans une interview pour la Dixième chaîne de télévision, Inbar Bugale, jeune fille de 23 ans qui est à la pointe du mouvement de lutte, a exclu résolument le recours à la violence tout en précisant que les Israéliens éthiopiens exigeaient du gouvernement des mesures concrètes et non de vagues promesses : « Nous voulons montrer à l’Etat que nous ne nous tairons pas. La lutte continue ! »

« Il faut perturber la routine parce que le racisme est une question de routine » : le mot d’ordre lancé par Inbar Bugale décrit bien l’esprit qui anime ces jeunes gens en colère qui refusent, dorénavant, d’être « polis et gentils ». En déclarant cela haut et fort, ils se rebellent contre les traditions propres à la culture éthiopienne inculquées par leurs parents et leurs chefs religieux (kessim, en amharique). Ils rejettent aussi les stéréotypes dans lesquels on les enferme bien souvent. L’heure est venue, pour eux, de briser le silence et de provoquer une prise de conscience chez leurs concitoyens en les appelant à se joindre à leur combat.

Certains Israéliens d’origine éthiopienne ont fait de brillantes carrières et sont devenus des acteurs majeurs sur la scène politique et culturelle. Avocate et journaliste de renom, Pnina Tamano-Shata a été la première représentante de la minorité falasha à être député à la Knesset où siège actuellement Avraham Neguse, célèbre activiste social et député Likoud. Beylanesh Zevadia qui représente l’Etat d’Israël à Addis-Abeba est la première ambassadrice d’origine éthiopienne. Des chanteurs et des musiciens talentueux participent aux projets d’Idan Raichel et de Shlomo Gronich, vedettes de la scène israélienne. La jeune Hagit Yaso a remporté la première place lors de la très populaire émission de télé-crochet Kokhav Nolad, l’équivalent israélien de Star Academy ou d’American Idol. La communauté éthiopienne compte également des professeurs, des médecins, des avocats, des sportifs de haut niveau ainsi qu’un nombre croissant de diplômés de l’Université. 

Pourtant, plus de 40 ans après leur arrivée en Israël, de nombreux Juifs éthiopiens ont encore des difficultés à s’intégrer. Discrimination, racisme, ghettoïsation : ces termes reviennent souvent dans la bouche des jeunes Sabras qui sont nés et ont grandi en Israël, qui ont servi dans les unités les plus combattantes de Tsahal et qui considèrent, comme le dit une célèbre chanson, « qu’ils n’ont pas d’autre pays ». Une partie de la communauté juive éthiopienne vit encore dans les centres d’absorption où leurs familles ont été logées à leur arrivée en Israël. D’autres habitent dans des cités délabrées qui ressemblent à s’y méprendre à celles des banlieues françaises.  Beaucoup sont victimes du racisme auquel les expose la couleur de leur peau : refus de leur louer des logements, de les embaucher, de les laisser entrer dans les discothèques ; d’un racisme qui se traduit aussi, comme dans le cas du soldat battu par les policiers, par des injures et des violences physiques.

Rien ne laissait prévoir qu’on en arriverait là. En 1984, l’opération Moshé qui a permis à 8000 Juifs éthiopiens de faire leur Aliyah a suscité les réactions chaleureuses de l’ensemble de la population israélienne. Réalisée en mai 1994, l’opération Shlomo a reçu un accueil encore plus enthousiaste. Menée de main de maître par Tsahal, cette opération au cours de laquelle 14 400 personnes ont été évacuées grâce à un pont aérien a pris en tout et pour trente-trois heures. Elle a permis à la communauté des Falashas ou Béta Israël de fuir un pays qui avait subi pendant des décennies le régime sanguinaire de Mangistu Haile Mariam.

Certes, rien ne peut faire oublier la mort tragique de 4000 Falashas lors de l’exode qui les a conduits à quitter l’Ethiopie pour rejoindre à pied les camps de réfugiés du Soudan. Le déchirement des familles séparées lors des diverses opérations et qui n’ont été souvent réunifiées que longtemps après a aussi laissé son empreinte dans les mémoires. Cependant, les récits des Israéliens qui ont participé au sauvetage des Juifs éthiopiens révélent les liens fraternels qui s’étaient tissés entre eux. L’un d’entre eux a même déclaré « être blanc en apparence, mais totalement éthiopien à l’intérieur. » Récemment, la journaliste Carméla Menashé recevait dans son émission quotidienne sur Kol Israel, Yola, ancien agent du Mossad et sportive accomplie, qui a dirigé, au Soudan, sous un nom d’emprunt, un soi-disant village de vacances. Sous couvert d’offrir des activités et sports nautiques aux bourgeois de Khartoum, ce village a servi de lieu de transit pour de nombreux Falashas qui ont été acheminés clandestinement en Israël. Grâce à la bravoure et au dévouement de ces hommes et de ces femmes, les Béta Israel ont pu échapper à la famine, à la répression et aux persécutions pour vivre dans une démocratie où ils peuvent librement pratiquer le judaïsme auquel ils sont restés fidèles à travers les siècles.

Au vu de la situation actuelle, on pourrait conclure que l’idylle des débuts appartient au passé. Les Israéliens d’origine éthiopienne vivraient désormais dans une société raciste où ils sont victimes de la ségrégation et de la discrimination. En plein XXIe siècle, ils devraient encore lutter pour l’égalité des droits. Ce discours a fait le bonheur de tous ceux qui se sont hâtés de faire l’équation Tel Aviv-Baltimore-Ferguson. Il était effectivement tentant de faire le rapprochement entre les violences policières perpétrées à Tel-Aviv le 4 mai contre les manifestants d’origine éthiopienne et celles qui ont causé depuis l’été 2014 la mort de jeunes Afro-américains, provoquant les émeutes qui ont embrasé tour à tour les deux villes américaines.

Yosef Abramovitz a été candidat – « blanc et ashkénaze », comme il se plaît à le dire –  sur la liste de « Un seul futur » (Atid Echad), le parti éthiopien d’Abraham Neguse qui s’est présenté aux élections de 2006 à la Knesset. Il récuse totalement l’amalgame Tel Aviv-Baltimore ou Tel Aviv-Ferguson. Comme il l’écrit dans un article paru récemment dans le Jerusalem Post, « le Judaïsme américain commet une grave erreur en considérant ces manifestations au travers de celles de Baltimore. Les manifestations de la communauté éthiopienne en Israël doivent être vues à travers le prisme de l’espoir, et non du désespoir ; à travers le prisme du sionisme et non de Ferguson. » Pour lui, il ne faut pas se tromper de combat. Certes, le passage à tabac du soldat éthiopien qui a été filmé ne peut que susciter l’indignation. Néanmoins, l’ennemi le plus redoutable est justement celui qui n’a pas été filmé : « la ségrégation qui tient les enfants confinés dans leurs écoles et qui exclut les jeunes du marché du travail en dépit de leurs diplômes universitaires. » Abramowitz dénonce surtout la manière dont les médias ont grossi démesurément les violences qui n’ont été le fait que d’une minorité et qui ne sont survenues qu’à la fin des manifestations. Non, les Israéliens d’origine éthiopienne ne sont pas en rupture de ban avec la société israélienne et ceux qui ont participé aux manifestations ont tous servi, servent ou s’apprêtent à servir dans Tsahal. Ils comptent bien gagner la place qui leur revient dans la société israélienne et contribuer activement à son épanouissement.

« Je suis sûr que tout ira bien » (ani yodéa shé hakol yiheyé be seder) : tel est le titre de la chanson d’un groupe de rappeurs qui porte un nom plein de saveur : Café shahor hazak – « café fort noir ». Cette chanson-phare a été classée au hit-parade de Galgalaz, l’une des plus importantes stations de radio israélienne, où elle est jouée sans relâche. Le clip vidéo qui l’accompagne a été vu plus de deux millions de fois sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=PQp2a_yunmM) et le premier album du groupe sort courant juin. Pour ces jeunes qui ont grandi dans un quartier défavorisé de Natanya, la musique est un moyen de protestation comme elle l’a été pour les Noirs américains dont ils se sentent proches. Comme le dit leur chanson, « Notre génération n’a peur de rien ». Le 4 mai, à Tel Aviv, ils sont descendus aussi dans la rue pour manifester : « Nous avons ressenti beaucoup de fierté, enfin ! Nos problèmes ne sont pas seulement ceux des Ethiopiens, ce sont ceux de la société israélienne tout entière. » La musique est aussi pour eux le moyen d’exprimer leur optimisme : « Nous ne voulons pas passer nos journées à pleurer sur notre sort. Ce n’est pas du tout le message que nous voulons faire passer aux jeunes qui nous écoutent. Il faut relever la tête et viser toujours plus haut. » Leur succès impressionnant est un moyen de redonner l’espoir et d’ouvrir de nouveaux horizons aux jeunes générations. « Je suis sûr que tout ira bien » : on ne peut que souhaiter qu’il en soit ainsi !