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France

Les catholiques sont-ils Charlie ?

Deux ans après la Manif pour tous et les débats assez vifs auxquels elle a donné lieu au sein du catholicisme français, les attentats révèlent de nouveaux clivages. Trois sujets divisent les esprits : la liberté d’expression, la religion islamique et l’antisémitisme.

Quelle liberté d’expression vis-à-vis des religions ? Faut-il aller jusqu’à reconnaître un droit au blasphème ? Pour certains, impossible de tourner une religion en dérision sans offenser les croyants. Selon eux, la liberté de la presse est limitée par la décence et le respect des croyances d’autrui – position par ailleurs largement représentée par la presse et l’opinion anglo-saxonnes. La déclaration du pape François sur le coup-de-poing destiné à l’ami qui parlerait mal de sa mère relève sans doute de cette catégorie. Pour d’autres, au contraire, il importe de faire droit à la tradition française de la satire qui n’a d’autre limite que l’incitation à la haine et l’honneur des personnes. Il y va de l’effectivité du pluralisme, de la diversité des sacrés à faire coexister dans le même espace social, de la critique salubre à adresser aux puissants et aux clercs comme aux idées qui deviennent folles dès l’instant où elles sont imposées à autrui. Des catholiques de renom comme Rémi Brague et Denis Moreau ont soutenu qu’en régime pluraliste seules les personnes méritent le respect, non les croyances : pour eux, la liberté religieuse ne saurait borner la liberté d’expression et les journalistes qui l’ont payé de leur vie méritent notre reconnaissance.

Vis-à-vis de l’islam, deux positions se dégagent. Les uns veulent à tout prix prévenir l’amalgame entre djihadistes et musulmans, quitte à développer un discours aux accents victimaires et parfois un tantinet paternalistes à l’endroit des anciens colonisés et des actuels opprimés que seraient les musulmans pris globalement. Les autres, adeptes du franc-parler, engagent leurs compatriotes musulmans à affronter les défis posés à une religion comme l’islam par un ordre politique marqué par la primauté de la loi séculière et le pluralisme des convictions. La tâche n’est pas aisée : dans combien de pays musulmans la liberté religieuse est-elle en vigueur ? Les catholiques sont bien placés pour savoir que le travail d’une religion sur elle-même en vue de s’accorder à de telles exigences requiert temps et sagesse. L’Église catholique entre de plain-pied dans la modernité politique à l’occasion du Concile Vatican II avec la reconnaissance pleine et entière de la liberté d’exercice des différents cultes dans les États où elle est majoritaire. L’événement remonte seulement à… 1965 !

Et l’antisémitisme ? Qu’en est-il dans une Église qui, à la même date, prenait l’engagement solennel de déconstruire l’enseignement du mépris à l’égard des juifs et du judaïsme ? Si certains ont occulté cette dimension des attentats, sans doute par peur de faire de l’antisémitisme un cas particulier de racisme, la grande majorité des commentateurs a exprimé une vive inquiétude en s’alarmant de la terrible série d’assassinats antisémites. D’autres déclarations cachent mal des reliquats d’antisémitisme relevant de trois sources principales : un registre politique sous couvert d’antisionisme, un registre culturel avec les lieux communs antijuifs et enfin un registre théologique allant du prétendu déicide jusqu’aux interprétations bibliques retournées contre leurs auteurs.

Pour l’illustrer prenons un quotidien national attentif à l’opinion catholique, en l’occurrence le journal La Croix, examinons la sélection opérée par la rédaction dans la masse du courrier reçu en réaction à un dossier sur l’antisémitisme. On y lit ceci : « Qui aurait pensé que le peuple victime de la Shoah érigerait un nouveau ‘mur de la honte’ pour bâtir une théocratie israélite que 2 000 ans d’histoire réprouvent ? » Que le « mur de séparation » ou la « barrière de sécurité » suscite une indignation générale qui épargne par ailleurs tant d’autres murs comme celui, autrement meurtrier, érigé par l’Inde pour décourager l’immigration des Bangladais ou encore le mur divisant le Sahara occidental au mépris des droits du peuple sahraoui, ne fait que refléter l’opinion commune. En revanche qualifier l’État d’Israël de théocratie est moins banal. Si l’on peut nourrir quelque inquiétude sur le poids croissant des religieux dans la vie politique israélienne, le caractère démocratique de l’État est difficilement contestable. La démocratie israélienne peut même se targuer de persévérer dans ce régime après bientôt sept décennies d’état de guerre, ce qui relève de l’inédit dans les annales de la science politique. Quant au mystérieux verdict de 2000 ans d’histoire par lequel ce lecteur transforme le destin de l’exil en malédiction perpétuelle, on se demande ce qui peut bien condamner à jamais les retrouvailles d’un peuple avec sa terre. La décision de l’empereur Hadrien de changer le nom de la province romaine de Judea en Palestina en 135, pour rendre irréversible la dispersion des Juifs ? À moins qu’il ne s’agisse d’un autre événement touchant un certain Jésus, un siècle auparavant ? Mais là on connaît la chanson.

Examinons le courrier suivant publié par La Croix : après avoir invoqué le vieux fonds d’antisémitisme, le lecteur y soutient qu’à l’état de tension dont pâtit la communauté juive contribue fortement « l’attitude des dirigeants de cette communauté, soutenant toujours et ostensiblement toutes les actions commises par l’État d’Israël, y compris les plus odieuses et les plus inacceptables » ; et de poursuivre, « si ces autorités juives françaises prenaient suffisamment de recul par rapport à la politique d’Israël, par exemple en dénonçant fermement la poursuite des colonisations en Cisjordanie et à Jérusalem-est, et en appelant à une libération progressive de ces colonies, alors ce climat de tension en France pourrait se calmer ». Pourquoi des Juifs meurent-ils en France en tant que Juifs ? Pourquoi la communauté nationale tout entière vit-elle à l’heure de Vigipirate ? À cause du CRIF ! Du moins cela évite-t-il de regarder ailleurs. Une fois de plus la source du mal est identifiée : les Juifs, à l’origine de l’antisémitisme ; encore une vieille rengaine. On ne rompt pas avec deux millénaires d’antijudaïsme en une génération.

En tenant compte de cette situation contrastée, on peut être raisonnablement sereins : l’adhésion du catholicisme à la liberté religieuse dans un cadre laïc et pluraliste est irréversible, sa relation fraternelle avec les représentants de l’islam en France ne s’est pas démentie et, l’amitié judéo-chrétienne aidant, il ne cesse de progresser dans l’enseignement de l’estime à l’égard du peuple juif.

Benoît Bourgine est théologien à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve).