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France

Ariel Goldmann : Cette étude fera date et sera fondatrice d’un nouvel élan

Président du Fonds social juif unifié et de la Fondation du judaïsme français, Ariel Goldmann tire les conclusions de l’enquête réalisée par Ipsos durant dix-huit mois sur la montée de l’antisémitisme en France.

L’Arche : La fondation du judaïsme français a commandé à Ipsos une grande enquête sur le « vivre ensemble » qui vient d’être rendue publique. Quand avez-vous décidé de réaliser cette enquête?

Ariel Goldmann : Nous sommes parfaitement conscients de ce que de nombreuses études sur des thèmes proches ont été réalisées à ce jour.

Nous voulions  que celle-ci permette aux responsables des institutions juives de valider leur stratégie ou de la modifier en fonction des résultats. Notre objectif était d’information : faut-il continuer à construire des écoles, des centres culturels, des synagogues ? La priorité des actions sur la Mémoire de la Shoah doit-elle mieux s’articuler sur la lutte contre l’antisémitisme ? etc.

C’est en 2013 que la FJF a décidé de lancer cette grande étude. Ce n’est qu’au vu des résultats que nous avons décidé tout d’abord d’informer les responsables politiques.

Nous avons jugé qu’ils devaient détenir des informations sur  la perception des juifs par la société française d’une part et par les musulmans d’autre part ; chacun a des impressions,  chacun a des opinions et s’appuie sur certains sondages ou études. Nous voulions une étude globale, articulant des savoirs complémentaires et reconnue  par nos interlocuteurs comme la meilleure possible. De ce point de vue, nous avons pleinement réussi.

Même si la présentation forcément partielle dans le JDD a été contestée, mais il ne pouvait pas en être autrement, tant elle dérange des certitudes et oblige à des remises en question de beaucoup de responsables politiques, de journalistes et de responsables associatifs, j ai la conviction que cette étude fera date.

Nous avons aussi l’ambition de mettre en place un observatoire permanent, de façon à ce que l’opinion publique, les responsables, soient  au courant de la réalité à un moment précis et puissent être en mesure de suivre les évolutions des relations entre les différentes composantes de la société française.

Au vu des résultats, nous sommes persuadés qu’il faut poursuivre. Chaque année ou tous les deux ans, nous rendrons compte des observations réalisées. Au vu des critiques, les responsables scientifiques de l’étude jugeront  utile ou pas de modifier la méthodologie. Cette observation permanente permettra aux pouvoirs publics et associatifs  d’évaluer les effets des actions mises en œuvre pour améliorer ces perceptions et ces relations entre les différentes composantes de la société française. Car tel est notre objectif.

Pour les responsables des institutions juives à qui nous avons présenté les résultats, c’est à chacun d’en tirer les conclusions : faut-il poursuivre les actions engagées? Faut-il faire évoluer la stratégie de leur association ? Doivent-ils mettre en place des dispositifs d’évaluation plus précis ? Doivent-ils renforcer la coopération entre elles ? Nous sommes devant des responsabilités immenses. Ma génération sera comptable des résultats que nous atteindrons ; j’en suis pleinement conscient.

Ces interrogations seront aussi étudiées par le FSJU, la FJF. D’ores et déjà, le FSJU a  décidé de recueillir des informations sur les familles qui s’estiment en danger, de renforcer et d’accélérer  le  programme NOE 3 .0 destiné aux jeunes. Au sein de la FJF, nous avons décidé d’engager le  processus d’actualisation d’un colloque d’intellectuels juifs de France; en effet, l’étude nous conforte dans l’idée que nous devons faire vivre le débat public autour des thématiques de l’étude ; nous réfléchissons aussi à l’avenir et à l’usage du patrimoine immobilier détenu par la Fondation.

Vous le voyez cette étude est fondatrice d’un nouvel élan au service des juifs de France dans la société française.

Comment avez-vous procédé ? Et sur quelle durée s’est prolongée l’enquête ?

La FJF avait lancé cette étude en 2013, mais elle a été poursuivie au-delà de la date prévue car en juillet 2014, lors des manifestations anti-juives, nous avons été choqués, au sens fort de ce terme.

En France on avait crié mort aux juifs, attaqué des synagogues, la FJF a estimé qu’il fallait comprendre ce qui s’était passé. Nous avons eu les résultats à la fin de l’été 2015. Comme nous étions dans le processus électoral des régionales, nous avons décidé de ne pas évoquer les résultats. Je pense que nous avons bien fait. Ce n’est qu’en octobre que nous avons décidé d’aller la présenter d’abord au Premier Ministre, au Ministre de l’Education Nationale, aux responsables des institutions juives et au Ministre de l’Intérieur, enfin au Président de la République. Rétrospectivement, je pense que nous avons eu raison, nous allons continuer en la présentant aux responsables des partis politiques, car une des conclusions de cette étude réside dans le fait que toutes choses égales par ailleurs, la parole publique même si elle ne peut pas transformer sur le champ les préjugés, les perceptions, peut les contenir et surtout exprime les interdits et la solidarité avec les victimes potentiels.

Quels sont les résultats qui vous ont surpris ?

Beaucoup de choses ont été dites et sont, sinon surprenantes (car on les pressentait), du moins inquiétantes dans leur ampleur.

– La surestimation des composantes de la société française. Dans un contexte de crise, propice au développement de l’intolérance, les « autres » sont surévalués,  leur nombre est systématiquement surestimé (41% des Français interrogés pensent que les musulmans représentent entre 10 et 20% de la population et 31% estiment même qu’ils seraient entre 21 et 49%, alors que la grande majorité des estimations démographiques  se situe entre 6 et 9%) ; seulement 13% des Français estiment que les juifs représentent moins de 5% de la population et les musulmans pensent que nous sommes près de 10%. Dans le même temps, un interviewé sur deux estime que les catholiques représentent moins de la moitié de la population globale (Page 8 et 9).

– Les préjugés antisémites persistants. Ceux-ci persistent dans toutes les catégories de la population ( la solidarité des juifs entre eux – les juifs ont beaucoup de pouvoir – ils sont plus riches que la moyenne des Français – ils sont plus attachés à Israël qu’à la France- ils ne sont pas des Français comme les autres) sont largement diffusés au sein de la société française (c’est plus du tiers de la population,36%, qui se dit d’accord avec de 5 à 8 stéréotypes parmi les 8 testés) les ouvriers sont légèrement plus nombreux mais les professions intermédiaires (28%) et les cadres (32%) , s’expriment aussi dans ce sens, même si, il faut le souligner, des opinions positives  coexistent avec ces préjugés, y compris par les musulmans.

– Des musulmans qui se perçoivent globalement bien intégrés.

Parce que ceux-ci sont plus habitués à vivre dans la mixité sociale et religieuse, ils ressentent les relations à l’autre  moins tendues que la population globale (90% des musulmans disent n’avoir jamais rencontré de problèmes avec les juifs)

Ils ont une conception plus optimiste de l’intégration des autres minorités, soit dans l’ordre décroissant, les juifs (79%) ; les Asiatiques (68%) ; les musulmans (66%) ; les Maghrébins (62%) les Africains sub-sahariens (5O%) ; seuls les Roms sont jugés mal intégrés (14% seulement les considèrent bien intégrés)

– Les relations des musulmans avec les juifs. Un antisémitisme qui varie peu en fonction du statut social et de l’âge, un antisémitisme qui coexiste avec des opinions positives sur les juifs : 93% des musulmans déclarent que les juifs sont des citoyens comme les autres, 90% qu’ils sont bien intégrés en France, que les juifs et les musulmans partagent beaucoup de choses en commun (culture, traditions culinaires), 63%, que le judaïsme fait partie de la culture française, que les juifs ont beaucoup apporté aux arts et à la littérature français)

La majorité des musulmans est aussi très critique à l’égard des organisations terroristes et extrémistes, même si certains indicateurs font apparaître la radicalisation d’une minorité. Le fait même que près d’ 1 musulman sur 5 ne dise pas qu’il a une mauvaise image de Daesh, n’est donc pas sans poser des questions.

A quand situez-vous le développement de l’antisémitisme en France ?

Je pense que l’on peut situer le développement  de cet antisémitisme « islamo- gauchiste » dans les années 2000, au moment de la deuxième intifada, jusqu’à  une amplitude au cours de la manifestation de juillet 2014 avec bien sûr, entre temps, les drames du meurtre d’Ilan Halimi, de Toulouse, et de l’Hyper Cacher.

Au cours de cette période, certains responsables d’associations pro-palestiniennes et certaines personnalités politiques, notamment de l’extrême gauche, ont mélangé volontairement l’antisionisme, l’opposition à la politique du gouvernement israélien et l’antisémitisme traditionnels. Ce qui a produit un mélange détonnant qui a atteint son paroxysme au cours de la manifestation de juillet 2014.

En revanche, il faut noter la très grande différence de réaction des pouvoirs publics durant la première période et maintenant. Cette parole politique est très présente actuellement et même si elle ne fait pas diminuer l’antisémitisme, elle rassure les juifs de France et contribue à diminuer la collusion entre les partis politiques de gauche et les organisations pro-palestiniennes et islamistes.

L’enquête ne prend pas en compte les attentats du 13 novembre. Ces attentats vous paraissent-ils modifier la tendance générale que vous observez?

Je veux ici  préciser que l’étude a été  réalisée effectivement avant les attentats de novembre et j’ai tendance à penser que certaines réponses ou perceptions ont pu changer au vu des réactions à ces attentats

Pourquoi avoir rendu publics les résultats aujourd’hui ?

Nous pensons qu’il faut aussi dire la réalité à la société française de façon à ce qu’il y ait non seulement une prise de conscience, mais surtout des programmes d’action dans l’éducation nationale, des émissions à la télévision. Je ne regrette pas d’avoir participé à briser des tabous. La situation est telle que nous devons oser affronter les réactions négatives, d’ailleurs il ne faut pas que celles-ci masquent les soutiens positifs que nous avons enregistrés.

Que répondez-vous aux critiques qui reprochent aux sondeurs d’avoir procédé à des statistiques ethniques ?

C’est un procès en sorcellerie. Les spécialistes que sont M.Brice Couturier de l’IPSOS et Mme Dominique Schnapper de l’EHESS ont parfaitement répondu à cette fausse accusation qui émanait de gens qui n’ont certainement pas pris le temps de lire les 63 pages que compte l’étude.

Le sondage situe à 26% le nombre de juifs qui étudient sérieusement l’option du départ? A-t-on plus de précisions sur la typologie des candidats au départ?

On percevait ce sentiment sans le quantifier !

L’étude souligne que la très grande majorité n’envisage pas cette option ( avec pour réponses et par ordre décroissant : « je suis français, ma vie est en France – ma famille  vit en France – dans la situation actuelle, c’est important de rester en France pour se battre contre l’antisémitisme- La grande majorité de la population française n’est pas antisémite – Le modèle israélien n’est pas mon modèle de société – je ne retrouverai pas un travail équivalent  en Israël –Israël est un pays en guerre – Israël est pour moi un pays comme les autres, je n’y suis pas particulièrement attaché – Les Israéliens ne sont pas particulièrement accueillants) mais 26 % ,donc un tiers des juifs, a des envies d’ailleurs, ce qui est à mon avis un signe important et comme un marqueur fort de l’époque que nous traversons

Je veux préciser que les envies de   départs ne se font pas seulement vers Israël.  Il faut faire la distinction entre les différentes catégories (retraités – classe moyenne – classe populaire). L’important pour les responsables d’institutions, c’est d’éviter les départs de désarroi qui sont rarement couronnées de succès à l’arrivée.

Il faut absolument aussi retenir les cadres potentiels des institutions juives ou à tout le moins en identifier de nouveaux…..

Mais nous ne pouvons nier que les juifs ont une conscience très forte d’un antisémitisme ambiant en progression et que cela génère une inquiétude très vive.

L’idée que les juifs ne sont plus en sécurité sur le territoire français s’est largement répandu, y compris auprès des responsables communautaires ; le sentiment qu’une mécanique s’est mise en marche, qu’un mouvement qui va crescendo dans le rythme et le degré de violence ne s’arrêtera pas. Ils constatent aussi une libération de la parole. L’enquête quantitative confirme leur angoisse.

De ce fait, les préoccupations économiques et sociales sont nettement distancées par les inquiétudes liées à l’antisémitisme (cité en premier par 67% des répondants), le terrorisme (50%), l’intégrisme religieux (48%), l’insécurité (32%) ou encore le racisme (29%).

Ce qui est nouveau par rapport aux années 2000, c’est que cet antisémitisme est d’abord attribué aux musulmans (91%) mais aussi tout de même à la population française dans son ensemble (77%) et aux catholiques (48%).

Alors que, dans le même temps, les juifs sont très majoritairement perçus comme bien intégrés, contrairement aux musulmans, aux Maghrébins et aux Roms.

L’attitude vis-à-vis du FN est-elle examinée dans le sondage ?

Cette question ne faisait pas partie des préoccupations centrales de l’étude. Le FN est surtout mentionné parmi les partis qui ont le moins réagi aux actes antisémites : assassinat d’Ilan Halimi – meurtres au sein du collège de juifs de Toulouse – meurtre au musée juif de Bruxelles – manifestation de juillet 2014 – meurtres  dans l’Hyper Cacher en janvier (ainsi qu’aux propos antisémites tenus par Dieudonné et Alain Soral). Nous savons toutefois que le vote juif en faveur du FN est une supercherie et n’existe pour ainsi dire pas.

Est-ce que l’enquête donne malgré tout des raisons d’espérer un sursaut ou une inversion de tendance?

Comme je l’ai dit souvent; rien n’est jamais perdu et on a vu au lendemain de l’Hyper Cacher que lorsque les pouvoirs publics mènent des actions fortes, cela redonne confiance et permet aux Français juifs de continuer à espérer.

Le destin des juifs est étroitement et nécessairement lié à celui de la démocratie. La République, quand elle défend ses valeurs,  est la vraie protection des juifs. En inscrivant le combat contre l’antisémitisme dans le combat général pour la démocratie et ses valeurs, nous ne nous trompons pas.