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Littérature

Les cordes d’une âme

Avraham B. Yehoshua revient avec un roman amorçant un tournant. Il se glisse, pour la première fois, dans la peau d’un personnage féminin. Une harpiste rentrant au pays pour résoudre des histoires de famille.

 

A presque quatre-vingts printemps, l’écrivain israélien Avraham B. Yehoshua possède toujours le même charme. Sa bonne bouille, qui se prête si bien au surnom de Boulie, semble avoir préservé son tempérament malicieux. Lui, qui adore revenir à Paris, s’amuse à manier la langue de Molière. Mais l’hébreu se prête encore mieux à son côté chaleureux. Tout de noir vêtu, l’auteur semble plus apaisé que jamais. Cet homme engagé s’est pourtant fait remarquer pour ses prises de positions en faveur de la paix. Critique envers la politique de sa terre natale, il n’a aucune envie d’aborder les grands enjeux liés au conflit israélo-palestinien. Certes, l’actualité le préoccupe, mais il préfère parler littérature. Il n’y a pas d’âge pour changer de cap. Outre un déménagement à Tel Aviv, cet amoureux de Haïfa n’hésite pas à donner une nouvelle teinte à son roman. Comme si sa plume s’était adaptée aux cordes sensibles de Noga, la harpiste qui évolue au fil des pages. Cette concertiste chevronnée a trouvé sa voie musicale aux Pays-Bas, mais son frère Honi la prie de revenir au pays. Il souhaite que leur mère vieillissante tente une maison de retraite. Angoissée, cette dernière ne tient pas à laisser son appartement inoccupé. Noga est donc chargée de venir habiter les lieux de son enfance. Une expérience qui ne pourra pas la laisser indemne…

Les démons du passé et du présent s’invitent entre les murs. Parmi eux, la figure du père n’a pas dit son dernier mot. Surgissent aussi des bambins juifs orthodoxes qui peuplent désormais ce quartier de Jérusalem. La Ville sainte, dans laquelle est né l’écrivain, ne cesse d’évoluer. Elle est à l’image d’une terre paradoxale, prise entre les étaux d’hier et les défis de demain. Tout comme Noga, cette femme libérée qui ne parvient pas à arracher le harnais du passé. Alors qu’elle met sa carrière entre parenthèses, elle se prête au métier de figurante. Une expérience qui la confronte aux verrous de son existence. Ceux qui ont scellé le couple qu’elle formait avec Ourya. Leur amour profond s’est heurté au refus d’enfanter de l’héroïne. Un choix incompris par sa famille et son pays, qui vénère la maternité. Que faut-il « avoir en soi pour donner la vie » ? L’écriture sensible de Yehoshua fouille les âmes pour en extraire les peines et les doutes. À la façon d’une Zeruya Shalev, il plonge sans tabous au cœur de la famille, du vieillissement ou du couple. Un magnifique roman d’amour, célébrant la féminité, la pluralité et la liberté.

 

L’Arche : À l’instar de la harpiste, qui habite votre roman, quelles « cordes de votre âme » pincez-vous en écrivant ?

Avraham B. Yehoshua : Le livre à écrire existe toujours dans mon cerveau. Il est omniprésent. Peu à peu, il grandit comme une plante. C’est pourquoi il y a quelque chose d’organique dans l’écriture. J’avoue que je suis quelquefois désespéré, mais il suffit d’un mot ou d’une parole pour que cela m’encourage à continuer. Ce roman-ci m’a pris trois ans. Il est né pendant la période, où j’ai déménagé de Haïfa à Tel Aviv. Un grand bouleversement… Pourtant, le livre a continué à vivre, comme un oiseau en cage. C’est la première fois que je fais d’une femme la protagoniste principale d’une histoire. Alors je me devais d’être plus subtil dans mon écriture, car il me semblait inconcevable de « jouer » de ma plume de façon grotesque. Il s’agit pourtant d’une femme de caractère. Une femme qui devra comprendre que tout a un sens dans l’existence. La réalité n’est pas arbitraire, même notre habillement reflète une part de notre intérieur. Le moindre de nos actes révèle une réalité plus profonde.

 

Pour vous, l’écriture est-elle capable de faire sauter des verrous ?

J’aime beaucoup cette question, parce que ce roman aborde justement ce sujet. On y découvre Noga, une jeune femme de 42 ans qui ne veut pas avoir d’enfants. Au départ, on pense que c’est en raison de sa carrière de harpiste, or bon nombre de musiciennes parviennent à combiner les deux. Peut-être est-ce dû au fait qu’elle ne croit plus en l’avenir d’Israël. Elle trouve certes du travail aux

Pays-Bas, mais là aussi, elle aurait pu redémarrer sa vie. Or Noga était une épouse très aimée de son mari. Il a rompu leurs noces, alors qu’il était profondément attaché à sa femme. Quelles serrures verrouillent le cœur de mon héroïne ? Au fil des pages, elles vont sauter, parce que tout peut se fissurer dans l’inconscient, y compris des décisions ou des affirmations ancrées depuis longtemps. Un peu comme moi, qui n’ai jamais voté Netanyahou. Qui sait si c’est dû à certaines serrures inconscientes (rires) ? Nous ne sommes pas toujours conscients de nos choix, alors il existe des choses qui changent malgré nous.

 

Qu’en est-il de la musique ? Quelle place tient-elle dans votre vie ?

Pour moi, c’est l’art le plus sublime qui soit. Je ne peux pas vivre sans musique classique. L’arrivée de chaînes télévisées, qui lui sont exclusivement consacrées, est une bénédiction. Ça me change des reportages sur Israël, les territoires ou les attentats. Je suis issu d’une famille qui ne bénéficiait pas de la moindre éducation musicale. Comme le classique incarnait l’Europe, ma mère m’a mis au violon dès l’âge de 5 ans. Je me suis acheté un gramophone à 18 ans, parce que la musique ne m’a jamais quitté depuis ma plus tendre enfance.

 

L’écrivain incarne-t-il aussi celui qui sait écouter les non-dits ?

Indéniablement. L’écrivain se doit d’écouter les silences. C’est une question de style, puisque cela renforce la musicalité des mots. Un roman ne doit pas seulement être lu, mais entendu.

 

Celui-ci se déroule à Jérusalem. Quelle relation entretenez-vous avec cette ville ?

J’avoue que le lien est compliqué… Dans ma famille, j’incarne la cinquième génération de Yeroushalmi mais j’ai préféré quitter la ville après l’annexion de la guerre des Six Jours. Il me fallait me détacher de cette cité emplie d’histoire, de mythologie, de juifs orthodoxes et d’Arabes. Mon père a écrit des livres sur la vie des juifs dans la Jérusalem du XIXe siècle. Mais je me devais de couper les ponts avec ma ville natale, parce qu’elle pesait trop lourd sur mes épaules. Cet éloignement correspond à un besoin viscéral, pourtant mes personnages me ramènent vers elle malgré moi. Ici, je retourne dans le quartier de mon enfance. Si ce n’est que je le décris de façon plus douce et pluraliste. J’avais envie d’imaginer des hassidim tolérants, et de mêler les laïcs aux religieux. Mes héros ont le pouvoir de me ramener à la source de mon enfance.

 

Vous écrivez « qu’en Israël nous n’avons qu’une religion. Chacun la soumet à ses desiderata ». Comment évolue ce fossé entre religieux et non-religieux ?

Le problème, c’est que chacun se prend pour un rabbin. C’est ça être juif (rires) ! Contrairement aux chrétiens, nous n’avons pas de pape ou de cardinaux. Nous choisissons nos autorités religieuses, or à force de se multiplier, on peut se faire du mal. Les juifs veulent le pluralisme et l’anarchisme ! Alors que les écrivains Amos Oz et David Grossman ont grandi dans des familles laïques, j’ai été élevé dans un foyer sépharade plus traditionnel. J’ai donc une connaissance de la religion à travers sa pratique, bien que je reste très moderne. Il s’agit d’une base importante de mon esprit. Quant à Jérusalem, c’est une folie. J’estime que la Ville sainte représente le plus grand obstacle à la paix. On ne pourra jamais la diviser. Unifiée, Jérusalem incarne une absurdité. Nulle n’a de solution… Avant la guerre de Six Jours, il n’y avait pas un Palestinien. Or maintenant, on en compte un quart de million. Ce roman ne souhaite pas aborder les sujets politiques de façon frontale. Il désire, au contraire, montrer une autre réalité que celle du JT, qui prône que tout est noir ou blanc. À savoir qu’il existe aussi des modérés et que ce qui fait notre beauté, ce sont les relations humaines.

 

Dans votre pays, il est impossible d’échapper au poids de l’Histoire. Il en va de même dans l’histoire personnelle de Noga, puisqu’elle ne peut pas fuir son passé. Pourquoi entrave-t-il sa liberté ?

Mon héroïne a vécu dans une telle symbiose, avec ses parents qui formaient un couple uni, qu’elle n’a pas de place pour grandir et être mère à son tour. Comment avoir une identité parentale dans un tel contexte familial ? Quelque chose a été freiné dans son évolution psychique, de sorte qu’il lui est impossible d’évoluer en tant que femme, donnant la vie. Ce n’est qu’à la mort de son père qu’elle peut tisser une relation avec sa propre mère. Son retour, sur les lieux de son enfance, lui permet de renouer avec le fantôme paternel. Noga ne veut pas examiner sa vie ou effectuer le bilan de son passé, mais le processus se met en route inconsciemment. Les petits enfants religieux, qui ne cessent d’envahir la maison de sa mère, incarnent en quelque sorte ceux qu’elle n’a jamais eus. Peu à peu, la narratrice abandonne son attitude défensive. Les murs de l’armure se fendent et revitalisent, enfin, sa féminité.

 

Vos héros soutiennent qu’ils ont « toujours été une famille normale et unie ». Pourquoi celle-ci constitue-t-elle une entité fondamentale en Israël ?

La famille représente effectivement la cellule la plus importante et sécurisée qui soit. Surtout quand on provient d’un peuple de vagabonds et d’errants, dispersés à travers le monde. Voilà pourquoi la famille est l’une de mes sources d’inspiration. J’ai adoré vivre à Haïfa, j’ai cependant déménagé récemment à Tel Aviv, pour vivre plus près de mes enfants et de mes petits-enfants. Cela fait cinquante-six ans que je suis marié à la même femme, une psychanalyste qui m’influence énormément. Bien entendu, je reste habité par tout ce qui concerne ma nation ou le conflit israélo-palestinien, mais la famille demeure mon pilier majeur. À travers l’histoire de Noga, j’aborde aussi un tabou : le vieillissement des parents. J’y ai été confronté à la mort de mon père. Ma mère a opté pour une maison de retraite, mais ici j’aborde une situation inverse. Celle d’une femme qui refuse de quitter son appartement. Gide disait que « la famille, on l’aime ou on le hait ». C’est un peu ce qui anime mes héros ici. Ils symbolisent, d’une certaine façon, le prolongement de mon livre Un divorce tardif. Publié en 1982, il est désormais adapté en série télé. Son succès intemporel s’explique par les tensions permanentes qui continuent à animer les familles d’aujourd’hui. Celle de Noga se veut « normale et unie », mais elle n’y échappe pas. D’autant que cette femme libérée refuse d’enfanter, une attitude déjà « anormale » en soi.

 

Il s’agit toutefois d’un magnifique roman d’amour.

Oui, mais l’amour ne suffit pas. Noga et Ourya s’aiment, or la question des enfants empoisonne tout. Parfois elle surgit lorsqu’il y a un problème d’infertilité, chez l’un ou chez l’autre, mais ce n’est pas le cas dans ce couple. Il est alors rare qu’il puisse continuer à fonctionner, surtout si l’un des deux rêve d’avoir des enfants et que le second refuse. L’amour incarne quelque chose d’essentiel à mes yeux. Sa force est incroyable, même dans cette histoire complexe…

 

Ce roman s’intitule La figurante. Est-ce une façon de nous mettre en garde : comment ne pas devenir les figurants de nos propres vies ?

Cette question précise se trouve véritablement au cœur du livre. A force de refuser l’enfantement, Noga devient la figurante de son existence. Elle croit que cela lui confère une plus grande liberté, alors qu’il n’en est rien, puisqu’elle n’est plus actrice de sa propre vie. Ce danger nous guette tous… Pour se métamorphoser, on doit faire des efforts. Que veut-on changer en nous ? Il n’y a qu’un chemin pour y accéder, être honnête vis-à-vis de soi-même.

Avraham B. Yehoshua, La figurante. Éditions Grasset.