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France

« Pour comprendre Nuit Debout, il faut venir le jour », L’Arche magazine s’entretient avec une des responsables de « Nuit Debout »

Une des organisatrices de Nuit Debout répond aux interrogations soulevées par l’éviction d’Alain Finkielkraut, samedi soir dernier, de la Place de la République. La jeune femme ne souhaite pas être citée car « cela irait à l’encontre de la nature du mouvement qui fonctionne sans porte parole fixe » mais a tout de même accepté de revenir avec nous sur les évènements du week-end et l’avenir du mouvement.

Vous étiez une des rares à être pourtant intervenue publiquement sur cette affaire. Que pouvez-vous nous en dire ? 

En fait nous en avons débattu ce lundi également. Nous étions une centaine. À l’issue de cette réunion, une commission “Liberté d’expression” a été créée, en écho aux événements de samedi soir. C’était dense, passionnant. Le mot démocratie est revenu le plus souvent. Le mouvement est un laboratoire de réflexion encore en pleine éclosion.

Mais est-ce que le mouvement s’exprimera sur ce qu’il s’est passé ce week-end précisément? Une position commune s’est-elle dégagée ? Ou est-ce que c’est la mise en place de cette commission qui vient répondre à ces questionnements ?

Votre question est importante. La réponse est dans votre deuxième hypothèse. Nous avons décidé de prendre le temps de réfléchir sur cette question qui nous semble fondamentale. Pour l’instant, je pense que c’est trop tôt, que nous avons besoin de nous mettre d’accord sur un certain nombre de règles communes de démocratie. C’est le mot qui est le plus cité dans les débats. Nous sommes un mouvement homogène qui existe depuis très peu de temps, c’est ce qui compte le plus pour nous, pouvoir nous exprimer librement malgré des désaccords, et évoluer ensemble.

Lundi soir, une autre organisatrice à évoqué au micro un communiqué qui aurait été rédigé, mais qui ne pouvait pas être voté car tous les organisateurs ne l’avaient pas lu et que tous n’étaient pas d’accord… De votre point de vue, quels seraient les deux ou trois  « bons » arguments pour ne pas « condamner » ce qui s’est passé samedi soir ? Ou les valider, d’une certaine façon ?

Le point de vue de certaines personnes, c’est que l’altercation a été revendiquée par les Jeunes Communistes. Ce point de vue qui n’est pas le mien initialement (je trouve important de nous prononcer), mais que je trouve intéressant, dans la mesure où il paraît important, à la naissance d’un mouvement, de ne pas commencer par se « justifier » auprès des médias. Cependant, la question de notre responsabilité est aussi au coeur du débat.

Mais que dire aux personnes inquiètes qui ont cru à une censure et à un dérapage antisémite ? Ne faudrait-il pas juste les rassurer un peu aussi ? La période n’est-elle pas propice aussi légitimement à l’inquiétude ?

Tout à fait, et c’est  l’objet du débat qui aura lieu demain, c’est précisément la question de la censure et de ses conséquences. Mais encore une fois, tout ça prend du temps. Dans un sens, j’aimerais pouvoir trancher, mais ce temps est l’occasion de nous définir, il est important.

Sur cette question du temps : elle  peut se comprendre  mais disons qu’elle se heurte à une autre réalité d’inquiétudes qui est peut-être tout aussi légitime, malheureusement. C’est un argument qui peut sembler très étrange voire angoissant pour, par exemple, une famille de victimes de l’attentat de l’Hyper Cacher? Est-ce qu’il n’y a pas là une contradiction totale dans la période ?

Par apport à l’antisémitisme, il n’en a pas été question aujourd’hui mais c’est essentiel, ce que vous me dîtes. La question de l’antisémitisme n’a pas été traitée parce que l’insulte en question n’a pas été confirmée par la plupart des participants qui ont débattu dans cette commission…mais la question est vraiment essentielle.

Beaucoup de gens ont paniqué très sincèrement ce week-end à l’idée qu’il ait pu y avoir de l’antisémitisme sur la place samedi soir ( ressenti alimenté par la présence de BDS en marge de la fameuse assemblée). La période traversée dernièrement a laissé des traces et des angoisses encore à vif, pour beaucoup, légitimement, aussi… Et cette même angoisse légitime ne se heurte-t-elle pas  au fonctionnement du mouvement, qui demande qu’on lui laisse le temps ?

Nous ne demandons pas qu’on nous laisse le temps. c’est uniquement une observation. Tout cela prend du temps.

Ah !

La réflexion collective ne peut pas aller au même rythme qu’un tweet. Mais je suis consciente de cette inquiétude. J’ai passé énormément de temps à répondre à des questions et des commentaires en provenance de la communauté juive, parfois très agressifs. Dans certains cas, le dialogue a été possible, mais malheureusement dans la plupart des cas, il est très difficile de tempérer des propos injurieux. Les commentaires sur Facebook sont souvent impulsifs.

Mais le temps de réaction sur cette « affaire » ne laisse-t-il pas  des “boulevards” inouïs aux détracteurs naturels du mouvement et à des conclusions terribles tant la période est tendue ? 

Les camarades de Nuit Debout ne sont absolument pas conscients de ce problème d’antisémitisme que vous soulevez avec légitimité. Pour certains, les débordements perpétrés par une dizaine d’individus dont on ne connait pas l’identité proviennent d’un désaccord d’opinion avec M. Finkielkraut, mais le contenu antisémite des injures n’a pas été cité, dans la mesure où il n’a pas été validé de façon claire. C’est très complexe mais je comprends tout à fait vos interrogations. C’est une question à manier avec des pincettes. Ce qui se passe à Nuit Debout la nuit n’est pas, paradoxalement, représentatif de ce qui s’y passe le jour. Le samedi soir plus particulièrement, c’est un moment où il est très difficile de contrôler les faits et gestes de personnes qui n’ont parfois strictement rien à voir avec le mouvement et qui viennent se défouler sur une place animée. Je ne peux pas statuer sur les motivations de ces personnes mais ce que je constate, c’est que la France est un pays où l’antisémitisme existe et refait surface en période de crise. Mais associer le mouvement, dont les initiatives, actions, et le fonctionnement démocratique que vous avez pu observer en AG, à ce type de pratiques, relève d’un jugement hâtif : il s’agit de milliers de personnes, si on compte les autres villes et banlieues et ces rassemblements sont constitués de personnes d’horizons différents, d’âges différents, de statuts sociaux différents.

Est-ce qu’il y a d’ailleurs des tentatives avérées de récupération du mouvement selon vous ?

Non.

Et moins avérées ?

Je ne crois pas. Il y a des tentatives mais elles ne marchent pas. Ces personnes là s’écartent naturellement du mouvement parce qu’elles se rendent compte rapidement que la radicalité n’y a pas sa place. Lors des AG citoyennes en tant que telles, je n’ai à ce jour observé aucun débordement, et j’irai plus loin, aucune agressivité. C’est la nuit, selon moi, qui pose problème mais nous refusons de créer un service d’ordre qui reproduirait le type de contrôle répressif que nous combattons. C’est du moins ce qui est ressorti de la réunion, mais c’est encore à débattre. Pour tout vous dire, je ne vais jamais à Nuit Debout la nuit…comme beaucoup de mes camarades, c’est surtout beaucoup d’énergie et de temps en journée. Certains restent pour assurer l’accueil, mais ça n’a aucune vocation politique, ou alors de manière périphérique.

C’est une belle ironie finalement par rapport au nom du mouvement.

Exactement. Je pense que ce nom a une vocation symbolique : la nuit, c’est ce qui représente les possibles, la part d’inconnu, c’est une façon de dire, pour reprendre le slogan de la fin de la manifestation qui a donné naissance au mouvement : « on ne se couchera plus » (devant le pouvoir). Il y a là un grand malentendu.

C’est le moins qu’on puisse dire ! 

La nuit, il se passe des choses beaucoup moins contrôlables, et c’est normal. Par exemple, la plupart des femmes du mouvement rentrent chez elles après l’assemblée citoyenne, à part quelques unes qui assurent la logistique.

Est-ce que c’est si normal dans l’absolu ? Que les femmes rentrent à la tombée de la nuit ?

Ah non. Je veux seulement dire qu’il est normal qu’il se passe des choses difficiles à contrôler la nuit. On n’y voit rien en plus. Ce n’est pas là que vous trouverez des agoras avec des débats philosophiques. Quoique…il y a aussi beaucoup de joie et les gens ont besoin de ça mais ça n’est pas représentatif de Nuit Debout à mes yeux. Ce qui s’y passe la nuit, c’est différent, cela en émane bien sûr, mais c’est vraiment différent. Il y a ce coté à la fois sympathique et imprévisible, on ne sait pas qui vient, vous comprenez? C’est le principe même, mais c’est à double tranchant. Mais le mouvement en général : il est en devenir, basé sur un principe de démocratie et un projet de société différent de celui qu’on nous impose.

Propos recueillis par Aline Le Bail-Kremer