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Littérature

Google et Gogol sont dans un bateau

La bataille de la presse et du numérique, vue par Lauren Malka.

 

1)     Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous intéresser à la révolution numérique qui touche le journalisme ?

Je m’intéresse aux journalistes depuis longtemps car j’ai grandi dans une famille qui en compte un certain nombre ! J’aime leur façon de se reconnaître entre eux comme de vieux cousins, de parler du monde, de lire le journal et de le commenter avec passion, tellement ancrés dans leur époque… J’avais aussi mes fantasmes en me lançant dans le métier : je lisais Kessel, Albert Londres… je pensais qu’un journaliste était forcément courageux et aventurier ! Oui mais voilà, les fantasmes ne vivent jamais très longtemps. Après mes études, je suis entrée comme stagiaire, puis pigiste régulière de plusieurs rédactions nationales et j’ai été engagée comme rédactrice en chef d’un site d’actualité littéraire. J’ai vécu ces expériences au moment même où les directeurs de rédactions prenaient conscience de l’importance du web pour la presse et décidaient d’agir de façon rapide et efficace pour se réorganiser. D’un coup, des journalistes parfois renommés – ou simplement très rôdés – étaient forcés d’apprendre les règles de « l’écriture pour le web ». Ces nouvelles règles éditoriales qui se révèlent comme de véritables contraintes d’écriture et dont le but consiste à « plaire à Google » pour « remonter » dans les résultats du moteur de recherche et ainsi « faire du clic ». La plupart des journalistes, quel que soit leur âge, étaient heurtés par cette reconversion. Les termes que les consultants marketing utilisaient pour leur expliquer le nouveau langage qu’ils devaient adopter résonnaient à leurs oreilles comme des ongles griffant un tableau noir. J’ai trouvé cette situation à la fois amusante, terrifiante et très intéressante sociologiquement. Au départ, j’avais envie d’écrire une petite fable dans laquelle j’imaginais un Jack London à qui l’on dirait de raccourcir son élan vers le grand nord pour le faire tenir en 140 signes sur Twitter ! J’ai élargi le sujet au journalisme en général mais il me semble que l’esprit de fable est resté.

2)      Vous expliquez largement l’importance de Google pour rendre visible les contenus web… Pensez-vous qu’il existe d’autres alternatives que les moteurs de recherches ? 

Ce qui m’a amusée, c’est justement cette tendance un peu monomaniaque des consultants marketing pour le web que j’ai rencontrés autour des années 2010 dans les rédactions où je suis passée – tout cela évolue si vite que leurs enseignements ont sûrement déjà changé ! – Cette tendance à considérer qu’il n’existe qu’un chemin possible pour traverser la révolution numérique du journalisme sans s’écrouler. Dans chaque domaine, il existe des personnes qui s’autoproclament « experts » et qui affirment pouvoir vous permettre d’atteindre vos objectifs de façon claire et certaine, en se basant sur des règles mathématiques. C’est ainsi que je les ai perçus à l’époque car ils employaient ce vocabulaire lié aux algorithmes et aux mots clés. Il y a une part de vérité dans leur expertise. Il est évident que l’on ne peut aujourd’hui se prétendre journaliste pluri-médias sans avoir été formé à l’écriture optimisée pour Google. Mais selon moi, et c’est aussi l’avis de l’un des personnages de mon livre, le respect de ces règles éditoriales ne suffit pas. Il existe bien sûr d’autres alternatives que les moteurs de recherches dont ces consultants ne tiennent pas toujours compte. Il me semble par exemple qu’en tant que lectrice, je suis fidèle au ton et à l’esprit de journalistes ou de blogueurs dont je souhaite consulter le point de vue personnel de façon régulière. Or, en écrivant des quinzaines de papiers par jour, comme nous l’ordonnent certains rédacteurs en chef, il est très difficile pour un journaliste de développer ce ton et cet esprit. Heureusement, de plus en plus de sites se créent aujourd’hui en réaction à ce phénomène et explorent les alternatives qui concilient la qualité et les règles d’optimisation pour l’audience. C’est un savant mélange dans lequel je crois beaucoup !

3)      Considérez-vous que le journalisme de demain est menacé par cette révolution numérique ? Comment imaginez-vous le journalisme du futur ?

Mon livre n’est pas un pamphlet ou un essai à thèse. C’est une fiction dans laquelle j’ai mis en scène plusieurs personnages dont les points de vue s’affrontent. Et malgré l’aspect un peu terrifiant de ce que l’un de ces personnages décrit, je suis personnellement très optimiste !  Je pense – c’est un avis très personnel – que les règles de Google posent une lumière crue sur ce dont on accuse depuis toujours le journalisme. Par exemple, le manque de frontière entre les professionnels et les non-professionnels, entre la communication et l’information, entre les effets d’annonce, les scandales et les faits… Autant de tares qui sont reprochées aux journalistes depuis les premières gazettes de l’histoire et qui apparaissent aujourd’hui au grand jour avec un nouveau média qui les érige en règles presque mathématiques pour attirer l’audience. Je suis convaincue que grâce à cette prise de conscience, certes violente, le média Internet peut inspirer une collaboration surprenante et très créative entre les journalistes et les non-journalistes, entre les médias, les blogs, les réseaux  sociaux. Et que la presse papier, parallèlement à cette nouvelle forme d’écriture en réseaux, peut à son tour amorcer une prise de conscience certes coûteuse, mais féconde.

4)      Vous évoquez de nombreuses fois la figure de Joseph Kessel. De quelle manière vous a-t-il influencé dans la façon d’appréhender ce métier ?

Le journalisme de Kessel est presque une œuvre d’art ! Je rêverais un jour de pouvoir, comme lui, traverser des pays, des moments d’histoire, des sociétés secrètes et les raconter de façon aussi puissante, en emportant le lecteur avec moi dans les lieux – leurs couleurs, leurs odeurs… C’est un fantasme que j’ai un peu gardé. Je suis jalouse en le lisant.

5)      Avez-vous d’autres projets de livre pour l’avenir ? Si oui quels sont-ils ?

Oui, j’en ai un qui me trotte dans la tête depuis un moment et je prends des notes mais pour l’instant je ne peux pas en dire grand-chose. Peut-être simplement dire qu’il se présentera encore sous la forme d’une non-fiction créative comme le premier, car c’est un genre dans lequel je me sens bien !

Lauren Malka, Les journalistes se slashent pour mourir : La presse face au défi numérique. Edition Robert Laffont, collection « Nouvelles mythologies »