La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Musique

De Montmartre à Nevé Tsédek

Paris-New York-Tel Aviv, le tiercé dans l’ordre de Keren Ann.

 

Keren Ann et moi, c’est une longue histoire puisque j’avais réalisé un petit film sur elle lors de la sortie de son tout premier album « La biographie de Luka Philipsen » en 2000. Six CD plus tard, la chanteuse véritablement internationale, née à Césarée, qui a grandi entre Amsterdam et Tel Aviv avant de se poser à Paris et à New York, publie son lumineux You’re Gonna Get Love (Tu vas avoir de l’amour), au titre débordant de promesses. L’occasion de retrouver cette irrésistible poétesse sonique que beaucoup considèrent désormais comme la Joni Mitchell de nos années 00.

 

L’Arche : On va évoquer les trois villes au monde où tu aimes vivre que sont Paris, New York et TelAviv, où l’on présume que les chansons du nouvel album ont été composées.

Keren Ann : Absolument, puisque j’ai écrit You’re Gonna Get Love entre Brooklyn et Paris. Il a également été entièrement enregistré à Paris, parce que je suis revenue vivre à Paris il y a un an et quelques mois, après avoir passé des années à Brooklyn. C’est un album de blues, qui est fortement influencé par une certaine Amérique, un song-writing des années 70 qui m’a toujours inspiré. Mes mentors sont toujours Dylan, Springsteen et Cohen. Et chez les filles, Carole King et Joni Mitchell. C’est vrai que Paris occupe une place centrale dans ma vie, même si j’ai tendance à américaniser les histoires parce que le langage dans lequel j’évolue et que j’écris en ce moment s’y prête. J’écris en anglais parce que j’ai besoin que ma famille proche et les gens autour de moi s’intègrent dans ce chapitre.

Tu écris en anglais et cela te réussit très bien puisque cela te permet de jouer aux USA ou en Chine ?

Pour la Chine, j’aurais très bien pu chanter en français. J’ai beaucoup d’amis qui font leur carrière en français et qui jouent en Chine. C’est vrai que l’écriture en anglais en tout cas est plus naturelle pour moi. J’aime exploiter le français et j’aime écrire en français, mais ce n’est pas ma langue maternelle, donc j’ai toujours une hésitation. Et cela dépend aussi du chapitre que je suis en train de raconter et quelle partie de mon histoire je suis en train de mettre sur le papier. Je pense que si là j’avais fait un album en français, il serait différent. Au niveau du son, au niveau des compositions, il ne serait pas le même…

Mais il est vrai que tu as une très belle écriture en anglais ; on dit « cohennienne » ou « cohenesque » ?

Je pense déjà qu’il y a 16 ans, quand on s’est rencontrés pour la première fois, on a déjà parlé de mentor et d’écriture. Et je reviens toujours à ma trilogie Dylan-Cohen-Springsteen, car pour moi ils ont quelque chose dans leur écriture qui m’a atteinte très jeune, cette empathie envers les personnages qu’ils incarnent, il y a toujours énormément de « soi » dans les chansons. Ce n’est pas seulement être le narrateur des chansons, c’est décrire une émotion qu’on connaît, même quand l’histoire n’est pas tota- lement la nôtre. Je pense qu’on en a parlé aussi quand j’écrivais en français. Parfois, on a l’impression qu’on se glisse dans la peau de quelqu’un, en tout cas l’émotion qu’on suggère et l’émotion qu’on délivre est totalement personnelle. C’est ça qui m’a fasciné chez ces auteurs-compositeurs, ce patriotisme envers une société, pas une Nation, mais une communauté. Ce sont souvent des chansons d’amour, des chansons de relations, qu’elles soient fraternelles, parentales, amoureuses… En tout cas, je sens énormément d’empathie dans leur écriture et je l’ai adaptée au fur et à mesure des années. Je pense d’ailleurs qu’au fil du temps, mon écriture est devenue de plus en plus empathique.

Cela sonne très Sud des États-Unis, certaines chansons sentent même le bayou de Louisiane.

Oui et puis californien aussi. On revient à la route 101 qui longe la côte de LA à SF avec « Again and Again ». Ce sont des ambiances qui me touchent, ce sont des atmosphères qui m‘ont touchée déjà durant les tournées que je faisais aux États-Unis, parce que j’ai connu ces paysages et ces communautés à travers des chansons de Springsteen, de Dylan et de Cohen. Vraiment je reviens toujours à eux, car ils m’ont appris l’Amérique, ils m’ont appris les relations humaines, ils m’ont appris à vivre, presque. À travers leurs chansons. Et c’est des images et des paysages que j’ai reconnus lorsque je les ai vus pour la première fois, il y avait une vraie familiarité à cause de leurs chansons. C’est vrai que je les porte en moi quand je raconte des histoires qui se sont passées à Brooklyn ou à Manhattan. Ou à Tel Aviv ou à Paris. Même une histoire comme « Bring Back » qui est totalement liée à Israël, puisqu’il s’agit d’une mère qui a envie de faire revenir ses quatre enfants qui sont partis à la guerre, il y a néanmoins ce côté sud des USA qui ressort dans les ambiances, en tout cas dans les odeurs. Parfois je les retrouve dans le désert d’Israël, cette odeur, cette sensation rouge et sèche. Et c’est pour ça que, finalement, on se dit que le monde est petit quand on a l’opportunité de traverser comme cela des autoroutes, on arrive à retrouver des liens. Cela ressort pour moi dans l’écriture.

Tu es paradoxalement nomade et pourtant très ancrée à certains endroits précis. Tu n’as pas bougé de Montmartre, par exemple, où je t’ai toujours connue.

Je n’arrive pas à quitter Montmartre… quand je suis à Paris. J’ai toujours un pied à Paris et je dirais même que j’ai toujours un pied à Montmartre. J’ai toujours mes repères à Montmartre. Les pavés, la rue Cortot… c’est vraiment pour moi un lieu de prédilection.

Parce que tu es au-dessus de la ville ?

Parce que c’est intemporel. Tu es dans l’Histoire, tu es dans le moment présent, tu emmènes ta fille à l’école et dans les pavés, dans le noir et blanc ; il y a presque un noir et blanc les matins d’hiver quand il fait encore nuit et c’est un repère pour moi. C’est presque Paris comme je l’ai connu avant de la connaître.

 Est-ce que Keren Ann a son Montmartre à Tel Aviv ?

Absolument. C’est à la ligne qui sépare Jaffa de Tel Aviv. Aujourd’hui il y a ce petit quartier qui s’appelle Nevé Tsédek qui a vraiment évolué et qui est devenu très boutiques bobo et restaurants, mais je l’ai connu vraiment autrement. Le nord de Jaffa pour moi, là où se trouve l’horloge à l’entrée, c’est aussi un de mes repères, incontestablement. Et pareil, ce sont des pavés, c’est de l’Histoire, c’est le port, c’est les pêcheurs, c’est le petit marché aux puces, oui je m’y reconnais.

Et son alter ego à New York ?

Avant, c’était plutôt le sud de Manhattan, c’est désormais Park Slope à Brooklyn. J’ai découvert Brooklyn assez tardivement. Je suis allée à Manhattan pendant des années, mais avec la maternité il me fallait de l’espace et j’ai découvert ce quartier à côté de Prospect Park qui est justement plein d’immeubles de briques rouges pas trop hauts qui datent des années trente. Et on y trouve beaucoup d’espaces verts, surtout à Prospect Park qui est resté très sauvage, qui a été créé par l’architecte qui a créé Central Park, Frederic Law Olmsted. Mais là, il a choisi de laisser s’exprimer une nature un peu plus brute qu’à Manhattan et cela m’inspire tout le temps.

Tes trois villes de prédilection Paris, Tel Aviv et New York, sont également des villes-martyres, qui ont souffert du terrorisme.

Pour l’instant, la ville qui souffre, pour moi, c’est Paris. Paris a été brisée en deux. Elle a subi des coups cette dernière année et demie. Voilà, je pense qu’on n’est pas seulement cicatrisé, mais c’est toujours une plaie ouverte. On est totalement troublé par la situation, on ne sait pas d’où c’est venu. À cause du mode de vie parisien qui est tellement pacifiste, c’est presque impossible de concevoir ce qu’on vient de vivre cette année passée. Et puis, ce cercle de la musique qui a été atteint de plein fouet, c’est un monde qui nous touche particulièrement.

Néanmoins, au-delà de la musique, ils s’attaquent à nos libertés, à nos modes de vie.

Le mouvement féministe est sans doute l’une des principales clefs qui permettraient de débloquer cette situation. On ne se rend pas compte combien sont précieuses toutes nos libertés en tant que peuple, mais aussi la liberté de la femme. Leur soumission de la femme par la religion est quelque chose qui est dur et difficile à supporter. On a presque l’impression que ce sont des hommes qui jouent des jeux vidéo et qui se droguent à la violence et au pouvoir pour en tirer une sorte d’ivresse malsaine. Cela me fait très peur.

Villes-martyres… Jérusalem comme Tel Aviv qui vivent tous les jours sous la menace permanente d’attentats ?

Tous les jours. On n’arrête pas de creuser, de chercher quand cela a commencé, à qui la faute ? C’est aujourd’hui qu’on a besoin de trouver des solutions. On n’a plus le luxe de pouvoir essayer de revisiter l’histoire et d’essayer de comprendre où cela a commencé et comment cela a commencé, ce qu’il faut c’est d’une certaine manière avoir en face des gens avec lesquels on peut parler. Malheureusement, quand on n’a pas d’interlocuteur, la seule réaction qui reste c’est la peur. Moi j’ai très peur. J’ai peur pour ma fille, pour ma vie, pour mon pays. Que cela soit celui-là ou l’autre, j‘ai peur.

Et en même temps tu n’y penses pas, car sinon tu ne pourrais pas vivre !

Bien sûr parce qu’on essaye, mais j’y pense tout de même tous les jours. Je pense aussi qu’aux États-Unis j’ai une voix, cette voix c’est celle de Bernie Sanders. J’ai retrouvé la voix d’une communauté, même si malheureusement ce n’est pas celle qu’on entend le plus dans les médias. Mais en tout cas, c’est une voix qui me parle.

Où est-ce que tu votes ?

En France et en Israël.

Donc tu ne pourras pas voter pour mon cousin Bernie.

Non, mais je le soutiens ouvertement et de différentes manières, et aussi financièrement, autant que sur les réseaux sociaux.

Il a en tout cas réussi un prodige. Du jour au lendemain aux USA, le mot « socialisme » a cessé d’être une insulte !

Oui, et surtout il représente un socialisme que nous n’avons plus en Europe. En même temps il est futuriste, Il a trouvé un modèle de socialisme ou un modèle de démocratie qui pourrait vraiment fonctionner.

Et cela pourrait même marcher en Israël, par exemple ?

Si on avait un Bernie en Israël. On en a une qui s’appelle Zahava Galon, qui est intéressante, mais elle n’a pas le même pouvoir de conviction ni le même modèle d’économie et de démocratie que Bernie Sanders.

Si tu devais choisir un lieu emblématique à Paris, Tel Aviv et Brooklyn, quels seraient-ils ?

Pour Paris, ce serait à Montmartre, bien entendu, et je choisis la place Jean-Baptiste Clément. J’adore cette place, c’est un peu le croisement qui mène à plein d’endroits ; on peut prendre la rue des Saules, on peut aller vers la rue Cortot, derrière, et surtout on y voit les vignes de Montmartre de la rue Saint-Vincent que j’adore. Et cela me touche à chaque fois. Quand c’est vide, quand c’est fleuri, quand c’est sous la neige, cela me coupe le souffle.

Et à Tel Aviv ?

Je pense au port du nord. Quand on est à la mer, il y a ce lieu, devenu très moderne aujourd’hui parce qu’il y a le marché bio. Il y a plein de choses, mais pour moi c’est aussi un lieu très chargé en souvenirs aussi avec mon père, tout ce qui est autour de la plage Metitim. J’adore cet endroit si riche en souvenirs familiaux vécus là-bas. Quant à New York, LE lieu magique, c’est incontestablement Prospect Park, qui est fantastique. L’été, il y a plein de festivals dans ce parc, mais l’hiver, lorsque c’est glacé, la végétation est tout aussi sublime.

J’ai été bouleversé par la chanson sur ton papa « Where Did You Go » qui m’a aussi fait penser à mon père, parti bien trop vite à cause du diabète.

Comme mon père !

Je pense aussi, hélas, qu’il n’était pas toujours raisonnable et très têtu comme le tien.

Oui, comme tous ceux de cette génération de nos parents qui n’ont pas la même conscience que nous. Faire des choix pour eux d’un point de vue mode de vie et hygiène de vie, c’était beaucoup plus difficile que cela ne l’est pour nous.

Cela a dû être très dur pour toi d’écrire cette chanson, déchirant même !

Oui, mais c’était essentiel pour moi de l’écrire. Surtout que c’est très précis : la date est la bonne, et l’histoire est exacte. La chanson qu’on a écoutée, c’est bien celle-là, c’est « Fly Me to the Moon ». Mais j’y pense tous les jours. Comme ma fille me fait énormément penser à lui, à certains moments de la journée, c’est un truc que je porte tout le temps en moi. C’est pour cela que chanter cette chanson était essentiel pour moi. Depuis que je l’ai enregistrée et qu’elle existe, je pleure moins en tout cas. Quand je regarde ses photos et que j’essaye de parler de lui à ma fille, elle n’a pas cette conscience de ce départ. Elle est encore très petite à 3 ans et demi, elle est très jeune. Mais lui fait partie de ma vie de tous les jours, tous les jours, tout le temps…

Tu y penses en permanence ?

Tout le temps. C’est bizarre, mais cela va faire six ans et je prends encore mon téléphone pour l’appeler à certains moments. C’est incompréhensible. C’est comme on dit : il m’a tout appris sauf à vivre sans lui, c’est vraiment ça.

Mais en même temps c’est ce qui te rend plus forte ?

Oui, c’est aussi mesurer entre ce plus grand départ et ce plus grand bonheur qui est arrivé dans ma vie en très peu de temps. Et le fait de ne pas pouvoir partager avec lui ce bonheur. Le fait d’être si vigilante lorsque je veux partager cette tristesse avec ma fille, c’est un vrai challenge en tout cas.

Quel est son prénom ?

Nico, à cause de la poésie d’une femme qui était entourée de plein d’hommes au sein de la Factory de Warhol, une femme qui incarne la féminité dans tous les sens du terme. Je l’aime pour tout ce qu’elle représente, sa poésie comme tous ses albums. La poésie de ce qu’elle chante pour moi apparaît tellement féminine, tellement unique.