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Religion

Tu les manduqueras à tes enfants

Dentition humaine et pensée juive, et pourquoi les serpents n’ont pas de molaires. C’était le thème d’une des dernières conférences prononcées par le professeur Raphaël Draï.

 

ll nous a semblé opportun, à l’aube de l’anniversaire de son décès, de rédiger les éléments essentiels de ce débat, en hommage à sa personne et à la profondeur de sa pensée. Cette conférence se proposait de mettre en relation la dentition humaine et la pensée juive. En quoi le domaine de la pensée juive et le domaine de la dentisterie ont-ils des champs communs ?

L’intégrité de la dentition humaine se trouve être un élément essentiel de la santé personnelle. Située dans le massif facial, la dentition est en relation avec les os du crâne et assure un rôle déterminant dans le processus de digestion physiologique. La pensée juive s’exerce à partir d’un jeu de 22 lettres de l’alphabet et 10 chiffres-lettres soit 32 éléments, ce chiffre correspondant au nombre de dents chez l’homme. Cela ne serait effectivement qu’une coïncidence si l’enseignement en hébreu ne participait pas du vocabulaire de la manducation : « véchinantame levanekha » : tu les enseigneras à tes enfants (Deut, 6-5). On notera la racine du verbe shana (enseigner) qui comporte le préfixe cheine qui veut dire une dent.

Dans le livre de Rabbi Akiva (Otiyote de Rabi Akiva) qui traite de la symbolique des lettres, la lettre chine symbolise la dent. C’est une lettre à trois branches. De même il existe chez l’homme trois sortes de dents :

  • les incisives
  • les canines
  • les cuspidées (prè-molaires et molaires)

Par ailleurs, une bonne dentition permet la première élaboration de la nourriture qui se poursuivra dans le reste du système digestif pour produire l’élément vital assimilable par l’être humain. Cette alimentation élaborée, devient le symbole de la pensée humaine qui doit également être élaborée et non pas impulsive.

Démonstration

L’incisive se dit en hébreu chene hotekhette : dent qui coupe, qui distingue, qui individualise. La molaire se dit en hébreu chene hatohenete : dent qui broie, qui meule. La canine se dit en hébreu chene hakelev : dent du chien. C’est donc la canine qui fait la connexion entre le règne animal et le règne humain. Elle se trouve située dans la mâchoire, à l’interface des deux ordres du vivant ; la molaire symbolisant la dent humaine.

Il est intéressant de remarquer que dans le monde du vivant, seul l’être humain possède ces trois groupes de dents. Ces trois groupes correspondent aussi à trois opérations cognitives : L’incisive donne une fonction d’individualisation (klal ou perat, général et particulier). La canine, qui dissèque, donne la fonction analytique. La molaire qui broie, qui malaxe, a une surface triturante plus large : c’est l’élaboration de la pensée.

On comprendra donc maintenant pourquoi le serpent, qui avale et qui gobe ses proies, n’a pas de molaires, il n’élabore pas sa nourriture. Aussi, la dentition du serpent met-elle en évidence des incisives qui sont dirigées vers l’arrière. La proie piégée dans la mâchoire du serpent ne peut pas s’échapper. Le serpent ne peut pas dégurgiter. Il ne peut qu’ingurgiter. La régurgitation est propre à l’homme.

La manducation décrit un processus physiologique très élaboré. À la différence de l’action de manger, qui décrit une action spontanée et impulsive, la manducation se fait en trois étapes, la première étape consiste à malaxer les aliments qui se mélangent à la salive créant un bol alimentaire.

Il est intéressant de noter que chez les herbivores – seuls animaux cachers à la consommation – ce processus se fait en trois temps :

  • les animaux coupent l’herbe et la portent à la bouche = première élaboration
  • ingestion de ce bol alimentaire dans la panse = véritable usine chimique de traitement
  • le bol alimentaire remonte dans la bouche (contrairement au serpent qui ne peut qu’ingérer) réalisant la troisième élaboration du traitement de la nourriture.

La jonction avec la pensée juive

La création du monde s’est faite au moyen de dix paroles utilisant 22 lettres et 10 chiffres-lettres. Ce que nous appellerons l’algébraïque.

Comme on le sait, il existe quatre types de lettres : Les quiescentes, les gutturales, les labiales et les dentales, dont le chine est la lettre symbolique par excellence.

Étant entendu que les dents participent de la mastication et de l’élocution, il nous faut développer la structure du chine. La lettre chine est composée de trois branches, comparables à trois vecteurs ascensionnels qui trouvent leur cohésion dans le support : l’os de la mâchoire. La position de la dent est ascensionnelle. La lettre est vectorisée vers le haut.

D’autre part, que ce soit pour les dents ou pour les mots, nous parlons de chorech, de racine. Ce que nous ingérons dans l’alimentation juive possède deux dimensions, une dimension du manger et une dimension du parler.

Tout repas est aussi repas de parole (parole qui ait du sens). Quand nous parlons, nous mélangeons de l’aliment et des mots. Le point commun structural entre les dents et les mots, c’est que les mots ont des racines à trois lettres, et que la molaire supérieure, symbolisant la denture humaine par excellence, a trois racines.

D’autre part, un être humain doit être vectorisé. Selon le Ben Ich Haï (Rabbi Yossef Haim de Bagdad), le juif prie debout et il décolle les talons en s’adressant au divin. L’homme est dans une vection (la tête vectorise l’être humain vers le haut). Parallèlement, les dents sont situées dans la partie la plus noble et la plus supérieure de l’homme, c’est-à-dire le massif facial.

Par ailleurs, les dents supérieures sont en relation avec les dents de la mâchoire inférieure, et de cette corrélation naît une plus-value. Il est à noter qu’il existe un intervalle entre les dents du haut et celles du bas, symbolisé par deux chine qui s’emboîtent au niveau des molaires.

Quand la lettre chine est tracée sur une feuille blanche, elle se lit dans le plein du noir et dans le creux du blanc. Cela crée alors une lettre à trois branches et à quatre espaces. Comme les deux mâchoires qui se mettent l’une sur l’autre, il se crée un intervalle respiratoire. De la même façon, sur le plan de la pensée, le passage du 3 au 4 constitue le début de la mahachava : de la pensée. Le Maharal de Prague développe beaucoup cette thématique en expliquant que le trois est le chiffre de la stabilité, de l’équilibre.

Nous avons le 1 puis le 2 qui se dit chéni et qui nous donne une idée du chinouil (changement). Quand il y a changement, il y a trouble et incertitude. C’est le troisième élément qui stabilise l’équation. Il assure l’équilibration. En philosophie, on parle de thèse – antithèse – prothèse, pardon synthèse (notez l’humour du professeur Draï).

Une fois que ces trois termes sont en équilibre, peut s’ouvrir la dimension du 4, dimension qui transcende. On comprendra aisément que, par rapport à l’alimentation cachère, on ne peut pas mettre en contact avec les dents une quelconque alimentation parce que les dents ont cette symbolique-là. L’humain, avec cette triple dentition, le rappelle sans cesse à ce qui le dépasse (passage du trois au quatre).

Rabbi Néhonia Ben Akana fait remarquer dans son ouvrage que la sagesse se décline de trois façons : la hohma (sagesse), la bina (intelligence), le daat (connaissance). La molaire, la dent qui broie, relève plus de l’intelligence c’est-à-dire de ce qui fait sortir une chose d’une autre. De la même façon pour faire du vin, il faut fouler le raisin ; la molaire symbolise le jus des choses, l’élaboration d’une pensée. On comprendra donc, nous rappelle le professeur Draï, que la manducation est intrinsèquement corrélée au processus de production de la connaissance.

Ces éléments se trouvent synthétisés dans son livre Totem et Thora quand il écrit que la principale caractéristique du judaïsme est bel et bien celle-ci : le renoncement à la satisfaction immédiate de la pulsion avec « intercalation d’un temps d’attente » symbolisée dans ce débat par la molaire supérieure qui a pour tâche de broyer, de malaxer et de mastiquer les aliments. Il est intéressant de remarquer que le philosophe Alain Finkielkraut a choisi comme symbole de son épée d’académicien, outre l’aleph, une tête de vache, symbole de la rumination de la pensée.

Texte repris et rédigé à partir d’une conférence prononcée le 30 janvier 2013 à la synagogue Maguen David-Ahavat Shalom à Paris, synagogue dont Raphaël Draï était un des fidèles.