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Vladimir Federovski : « Les dangers qui viennent »

Spécialiste de la Russie, ancien diplomate et auteur de nombreux essais, dont une biographie de Poutine, l’écrivain lance un cri d’alarme : la Troisième Guerre mondiale a commencé, et elle sera longue et meurtrière.

 

L’Arche : Vous publiez très prochainement un Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg dont on va parler. Mais tout d’abord, percevez-vous un tournant anti-européen dans la politique russe ?

Vladimir Federovski : On ne peut pas parler vraiment d’un tournant anti-européen de la politique russe, mais il y a un danger, et je suis inquiet par rapport à cela. C’est un danger de rupture historique entre la Russie et l’Europe. C’est comparable avec ce qui s’est passé au moment de la création de Saint-Pétersbourg il y a plus de 300 ans, Pierre le Grand s’est rapproché de l’Europe, et la Russie est devenue une partie de la civilisation européenne. C’est incontestable que Tolstoï et Dostoïevski font partie des écrivains de l’Europe, et réciproquement Balzac et Stendhal font partie de l’âme russe. Et cela a continué malgré la période désastreuse du communisme. Le communisme n’a été qu’une façade. Le peuple russe est resté un peuple profondément européen.

Ce qu’on a fait autrefois avec Gorbatchev, c’était l’expression de l’européanité de la Russie, avec notamment son message politique de « Maison commune » européenne. Je voudrais juste vous rappeler un chiffre. Au moment de la Perestroïka et de la fin du communisme, il y a tout juste vingt-cinq ans, 80 % des Russes étaient pro-européens. Ce qui arrive, ce danger de rupture dont nous parlons, est donc un grand échec à mon sens pour les Russes, mais un grand échec aussi pour l’Europe. Le fait que 80 % des Russes soient en train de devenir anti-américains, sinon anti-européens, est une chose grave. Si ça ne concernait que Poutine, cela n’aurait pas grande importance, mais j’ai une vision inspirée de De Gaulle ou de Ben-Gourion.

Je pense que les personnages passent, les intérêts des États restent. Il y a quelque chose de supérieur aux destins personnels. Alors Poutine passe, Obama passe, le Président français passe, et les intérêts des États, les civilisations restent. Cela ne devait pas arriver, mais cela arrive. C’est un danger pour les Russes et pour l’Europe, parce qu’on pousse la Russie dans les bras de la Chine, on la pousse à faire alliance militaire et économique avec ce pays, et c’est un grand danger pour tout le monde. Ce qui peut vraiment fausser l’analyse, c’est le niveau de propagande russe, ukrainienne, occidentale… qui est absolument inouï. Même aux temps de la guerre froide, il n’y avait pas ce genre de propagande. On doit faire abstraction de cela si on veut comprendre les enjeux.

 

On a observé cet été un regain de tension avec l’Ukraine. Faut-il craindre l’escalade ?

L’escalade est déjà là. Si vous voulez analyser sérieusement la situation, il faut remonter vingt-cinq ans en arrière. C’est une situation un peu artificielle qui a entraîné des régressions diplomatiques. Ca concerne Poutine, ça concerne l’Occident et ça concerne l’Ukraine. Mais l’affaire n’est pas unilatérale et la crise ukrainienne n’est pas au déclenchement mais à l’aboutissement d’un processus, étape par étape. À mon sens, c’est un processus qui tient à une idiotie diplomatique.

C’est un des plus grands échecs que le monde a connus. Pour entrer dans le détail et aller au fond des choses, il y a vingt-cinq ans, on a tué le communisme. Plusieurs facteurs ont concouru dans cette affaire, mais on a aujourd’hui une lecture de ce processus complètement différente de celle qui avait cours. L’Occident, et surtout les Américains, sont persuadés qu’ils ont gagné la guerre froide, qu’ils ont tué le communisme.

Ça ne correspond pas à la réalité. Moi, j’ai été lié à ces événements, j’ai été parmi les promoteurs de la Perestroïka, je connaissais très bien cette période, et je peux vous dire que le communisme a été tué parce qu’il y a eu Gorbatchev bien entendu, parce qu’il y a eu Iakovlev – grand ami d’Israël, soit dit en passant. Ils ont cessé de tuer, ils ont cessé de pratiquer la terreur politique, et après, tout s’est tout d’un coup écroulé comme un château de cartes. C’est cela qui a été décisif. Il y a eu aussi la lutte des démocrates russes, le facteur de la pression occidentale, mais la pression occidentale a joué un rôle secondaire. Parce que cette pression a toujours existé, et pourtant le communisme a continué à fonctionner. En Russie en tout cas, les démocrates et Sakharov, que j’ai connu, ont considéré que c’était leur victoire, la victoire de leur vision. Si vous voulez le fond, j’étais diplomate et je peux vous dire que cela s’est passé non pas grâce à la politique américaine, mais malgré elle. C’est cela, la réalité de la situation. J’aurais pu vous raconter la chute du Mur et le reste en détail pour prouver que c’est le cas.

Après la chute du communisme, des erreurs fantastiques ont été commises. Bush père et même Kohl pensaient qu’après la chute du communisme, il fallait faire entrer la Russie dans le concert des nations, l’associer au processus démocratique. La Russie à l’époque y était prête. Cela ne s’est pas passé de cette manière, comme tout le monde le sait. Des assurances ont été données à Gorbatchev – notamment sur l’espace de l’Otan – qui n’ont pas été tenues. Après, Gorbatchev a été écarté, et d’autres idées sont apparues. Les Américains ont dit : la Russie n’est pas un facteur, c’est un pays complètement ruiné, qui n’a pas de potentiel pour devenir éventuellement une puissance régionale, et encore ! Les Américains ont souhaité avoir une Russie faible et une Ukraine forte. À l’époque, nous étions quelques-uns à dire : Vous faites une erreur monumentale, parce que la Russie va réagir. J’avais même rappelé l’histoire de la Première Guerre mondiale. On a humilié l’Allemagne et on a eu Hitler. Il faut faire attention ! Ensuite, il y a eu d’autres étapes. Il y a eu l’affaire du bouclier anti-missiles, où les Américains ont dit : c’est contre l’Iran. Il y a eu l’affaire de Yougoslavie, et on peut donner d’autres exemples qui ont été des étapes de la détérioration des rapports avec la Russie.

Le phénomène Poutine et la crise ukrainienne sont liés à cela. S’il n’y avait pas Poutine, il y aurait quelqu’un d’autre. Le problème réel, c’est qu’à un moment donné l’élite russe, et surtout le peuple russe, se sont dit : On ne recule plus, parce que si on recule, il n’y aura pas de Russie. En plus, j’ai parlé des erreurs occidentales, mais je pourrais continuer avec les erreurs russes. J’ai bien connu Eltsine, par exemple. Eltsine était hanté par le retour du communisme, et en même temps, c’était un personnage un peu farfelu, qui n’était pas vraiment à la hauteur. Il appartient à ce type d’hommes politiques, qu’on connaît bien en France, qui sont très bien quand ils font campagne et nuls quand ils sont aux affaires.

 

Poutine, où vous disiez qu’il y a plusieurs Poutine, l’ancien Kgbiste, l’étudiant en droit, le petit-fils du cuisinier de Lénine… Quel est le trait qui vous paraît dominant ?

Pour comprendre Poutine, il faut comprendre son enfance. Poutine était un enfant de la rue, abandonné. Pour faire plaisir à Sarkozy, j’utiliserai son terme, « la racaille ». Jusqu’à treize ans, il était un peu en marge, il aurait pu terminer en prison, comme droit commun. Il a été sauvé par hasard par le sport, parce qu’il a été entraîné dans des salles de sport, et il est devenu un excellent judoka. Poutine a donc été formé dans la rue, et quelque part, on peut craindre qu’il ne soit un danger dans le monde.

Vous savez, je suis effrayé maintenant par l’arrivée de Mme Clinton à la Maison blanche, parce qu’elle est psychorigide, c’est une femme blessée, c’est une femme trompée… etc, et face à elle, on a un Poutine qui est aussi un psychorigide. Les deux auront le bouton atomique, et moi je suis effrayé par ces perspectives. Poutine est partisan du « œil pour œil, dent pour dent », et cela vient de son enfance. Et puis, une autre hantise en lui consiste à penser que la Russie a été écrasée, qu’elle a été méprisée par l’Occident, et que cela doit être mis en parallèle avec tout ce qu’ont fait les voleurs avec la Russie.

À un moment donné, on a vu cette possibilité de renaissance de la Russie. Le pays a commencé à se développer de manière étonnante, il faut bien le reconnaître, pendant la période Poutine, pas grâce à Poutine, mais parce qu’il y avait une augmentation de la manne pétrolière. La Russie a commencé à renaître, même si les voleurs de la période Eltsine ont été remplacés par le KGB de Poutine. En Poutine en tout cas, il y a deux hantises. Rendre « œil pour œil, dent pour dent ». La réaction en Ukraine, c’est un peu cela. Il est opportuniste aussi, il est pragmatique, et il y a chez lui l’envie de faire de la Russie une puissance respectée.

On peut dire hantise de la grandeur pour la Russie, mais c’est propre aux dirigeants russes. C’est peut-être un fantasme. On peut être dans une attitude critique vis-à-vis de Poutine, mais ce qu’il veut, quand même, c’est que la Russie soit respectée, qu’elle ne soit pas bafouée. Il veut faire revenir la Russie dans le concert des grandes nations, il veut que ce soit une grande puissance. Comment fait-il cela ? A-t-il tort ? Il a souvent tort. Dans d’autres circonstances, il a raison. Mais les choses sont ambivalentes. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est bien compris par les Israéliens dans le sens où il dit que si on recule face à l’islamisme, on est foutus. C’est pour cela qu’il s’entend bien avec Bibi Netanyahou. Parce c’est le même message. Les deux disent : on ne recule pas.

 

Diriez-vous que c’est un enfant de Pétersbourg, vous qui avez consacré un livre à cette ville ?

Ça, c’est plus compliqué. Il a vécu son enfance en partie à Saint-Pétersbourg. Évidemment, il est très attaché à cette ville. En même temps, il n’est pas véritablement héritier de Pierre le Grand. L’héritage de Pierre le grand et l’héritage de Saint-Pétersbourg, c’est le symbole de l’occidentalisme russe, le symbole de l’entrée de la Russie dans la civilisation européenne. Poutine, c’est une évidence, est plus proche d’une autre tendance intellectuelle. Pour la Russie, c’est plutôt le XIXe siècle, Dostoïevski fait partie de cela, ce qu’on appelle la slavophilie, l’idée selon laquelle le destin de ce pays est un destin à part. Vous serez étonné de savoir combien Poutine est influencé par Soljenitsyne, et Soljenitsyne est un slavophile du XXe siècle. En Russie, il y avait une autre tendance, celle de Sakharov, à laquelle j’adhérais, c’est une tendance plus européenne, plus occidentaliste. Il y avait les Tsars qui étaient plus slavophiles et qui sont les véritables inspirateurs de Poutine, et en particulier Alexandre II, un Tsar qui a joué un rôle particulier. Il disait souvent que la Russie a deux alliés, l’armée et la flotte russe. Et cela, c’est le message de Poutine.

Pour les Occidentaux, je dis une chose simple, je le dis d’ailleurs aussi aux Israéliens – je vais d’ailleurs en Israël bientôt où je suis invité. Plus encore qu’en Europe, en Israël, les gens sont conscients que le facteur essentiel pour faire barrage à des dangers beaucoup plus graves que tout le reste, c’est la détermination. Je tiens à vous répéter que je considère que la Troisième Guerre mondiale a commencé, ce sera une guerre longue et meurtrière. Dans cette guerre, il y a ceux qui sont en première ligne, c’est notamment la Russie et Israël. Je suis un grand partisan de l’alliance entre la Russie et Israël, et de l’alliance des Occidentaux, des Russes et des Israéliens face à la menace qui va durer, l’islamisme agressif qui nous menace et qui menace nos enfants. Et moi, je dis avec gravité : Il faut penser aux intérêts nationaux. Ces intérêts doivent amener à se rallier face à ce danger, comme autrefois on s’est réuni face au nazisme. Ce n’est pas comparable, mais si on continue à ne pas regarder ce qui se passe, si on continue à raconter ce qui est politiquement correct, si on recule, dans ce cas-là, on est foutu.

 

Peut-on parler de réhabilitation de Staline sous Poutine ?

Moi, je suis un antistalinien convaincu, mais ce n’est pas seulement Staline, c’est Lénine, c’est Trotski, et tous les trois ont tué 25 millions de gens. Ce sont des chiffres incontestables. Iakovlev, qui était un ami personnel, et qui avait accès aux archives, savait cela. Mais pour les Russes aujourd’hui, Staline est aussi le symbole de la lutte contre les nazis. Je vais vous donner trois chiffres sur lesquels il faut réfléchir. 25 millions tués par Lénine, Trotski, Staline. 26 millions par les nazis. Et l’inflation pendant la période désastreuse d’Eltsine. Les trois chiffres sont épouvantables mais ils expliquent tout, et notamment l’erreur absolument capitale des Américains, l’absence de psychologie.

 

Comment le centenaire de la Révolution d’octobre sera-t-il marqué ? Commémoration ? Célébration ?

Ce sera très important en France, en Europe. Vous savez, la révolution russe, comme la lutte contre le nazisme, ce sont les deux événements majeurs du XXe siècle. Ils ont transformé le monde. Quant à Poutine, c’est un homme de l’ambiguïté. C’est un homme des trois jamais. Il ne veut jamais de quelque chose comme la révolution russe, c’est-à-dire la pagaïe ou la déchéance. Il ne veut jamais être comme Gorbatchev, l’homme des faiblesses et des compromissions. Et il ne veut jamais être non plus comme Eltsine. C’est un paradoxe, parce qu’il a été placé par Eltsine, et il n’a surtout pas voulu lui ressembler. C’était un peu le vol organisé. Voilà les trois jamais de Poutine. Il faut le voir tel qu’il est. C’est un homme assez lucide, et il ne veut pas provoquer de débats inutiles. En France, on a souvent des débats inutiles, sur les impôts par exemple. En Russie, il y a vraiment une partie de l’opinion qui veut tourner la page, et s’il y a une tendance à la réhabilitation du passé tsariste, de l’époque tsariste, ils l’assument totalement.

S’il y a un paradoxe Poutine, c’est qu’il vient de la Russie des Tsars. Il veut en même temps enterrer Lénine, Staline, Trotski, et réhabiliter quelque part Staline comme symbole. C’est un manœuvrier, et il utilise cette nostalgie qu’ont un certain nombre de Russes pour cette période, y compris dans le domaine de l’art, de l’esthétique. Nostalgie aussi de l’Union soviétique, et cela, c’est une tendance qu’il va utiliser. Il fera des débats là-dessus, en cherchant à souligner le côté positif de la révolution, les réalisations de cette période, l’espace, les armes atomiques, la littérature, occultant les victimes et occultant le fait que cette révolution a été contre-productive.