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Israël

Shimon Pérès, l’éternelle flamme

Au lendemain du décès de Shimon Pérès, nous publions quelques articles parus dans le Hors-Série de l’Arche consacré à Ariel Sharon & Shimon Pérès paru en novembre 2013.

Longtemps Shimon Pérès a été le mal aimé de la classe politique israélienne avant d’être le président fédérateur qu’il est devenu. Portrait.

Shimon Pérès est, a été et restera un amoureux inconditionnel d’Israël. Son pays est sa passion. L’amour de sa vie. Sa longévité exceptionnelle au service de l’Etat dit mieux que tout, son engagement absolu. Dans sa géographie personnelle, au sein de son domicile familial, sa femme et ses enfants avaient surnommé son bureau : « le saint des saints ». Homme politique, homme de l’ombre, homme de paix, mais aussi homme de visions, fasciné par l’écrit et les rencontres, Shimon Pérès n’est pas au sens propre un père fondateur, mais à coup sûr un père bâtisseur. Peut être est-ce là sa joie, son regret et son espoir.

Arrivé à l’âge de onze ans de Biélorussie, Shimon Pérès apprend l’hébreu et l’agriculture. Il commence par habiter en ville à Tel Aviv avant de rejoindre le kibboutz. Ceci le distingue des pionniers qui ont la passion de la terre chevillée au corps. Il n’est pas un militant sioniste et socialiste de la première heure comme l’ont été ses glorieux ainés, David Ben Gourion ou Golda Meir. Pourtant il s’enracine très vite dans « sa » terre. Scolairement, il ne suit pas un parcours académique mais s’avère vite être un élément brillant, curieux, doué. Un militant et un homme d’action. Sa chance : se faire élire dans son kibboutz, se faire repérer par Ben Gourion à moins de vingt ans, en même temps que Moshé Dayan. Toute sa vie sera dès lors un long engagement au service d’Israël. Une vie où les succès éclatants sont indissociables des échecs retentissants. Des revers et des réussites aussi entremêlées que des bougies de havdala. Tout au long de sa vie, il ne doutera jamais de son amour immodéré pour Israël, même aux pires heures de sa vie comme lors de l’assassinat d’Itzhak Rabin, son concurrent et ami. Car Israël est sa vie, son rêve et l’objet de ses enthousiasmes les plus fous.

 

L’amoureux de la politique

Encyclopédies et dictionnaires présentent Shimon Pérès comme un « homme politique israélien ». C’est la principale histoire de sa vie. Mais est-ce sa vraie vocation ? Shimon Pérès est l’homme politique le plus capé d’Israël. Il n’a pourtant gagné que deux élections dans sa vie. La première à vingt ans en se faisant élire au secrétariat général de son kibboutz. La seconde plus de soixante ans plus tard, en se faisant élire en 2007 par les membres de la Knesset à la présidence de l’Etat d’Israël. Aucune de ces deux élections ne s’est déroulée au suffrage universel. Le reste du temps, il a collectionné les revers électoraux. Son échec le plus retentissant a été sa déconvenue face à Benjamin Netanyahou en 1996 au lendemain de l’assassinat d’Itzhak Rabin, alors que l’émotion était à son comble et le ressentiment contre la droite nationaliste maximal. Sans jamais gagner, il a tout de même réussi à être Premier ministre d’Israël à trois reprises : par intérim en 1977 en succédant à Rabin démissionnaire ; entre 1984 et 1986 en inventant le « Premier ministre tournant » à la tête d’un gouvernement d’union nationale, poste qu’il a partagé avec Shamir ; enfin de novembre 1995 à mai 1996 en succédant à Itzhak Rabin assassiné.

La litanie des élections perdues aurait dû le faire renoncer maintes fois à la politique. Elu député pour la première fois en 1959 à trente-six ans, il doit assumer la première défaite des travaillistes de toute l’histoire d’Israël au moment même où il les conduit aux élections en 1977. Une page se tourne. Les pères fondateurs laissent la place à la droite nationaliste et Shimon Pérès doit reconquérir le pouvoir dans l’opposition. Il n’y parviendra jamais complètement et il perd la direction du parti travailliste en 1992 au profit de Rabin qui saura gagner les législatives.

Longtemps Shimon Pérès a été le mal aimé de la classe politique israélienne avant d’être le président fédérateur qu’il est devenu. Paradoxalement, il doit son impopularité relative à la longévité de sa carrière politique, une longévité faite de pragmatisme et de compromis. Les mauvaises langues parlent de revirements et de compromissions. Il est vrai qu’on ne peut durer à ce point sans quelques accommodements. Qu’on en juge. Il détient le record de la Knesset dont il a été membre pendant quarante-huit ans. Il a été ministre dans douze cabinets différents. Il a assumé tous les portefeuilles ministériels, des postes régaliens (plusieurs fois ministre des Affaires étrangères et de la Défense), aux postes économiques (Finances), jusqu’aux postes plus anecdotiques (Transports, Communications, ïmmigration, etc.). Il a été membre d’autant de partis différents qu’il y en eu, d’abord à gauche, puis au centre, passant du Mapaï au Parti travailliste, du Rafi et au parti travailliste pour finir centriste. A lui seul, il illustre autant qu’il incarne l’instabilité des structures partisanes du pays.

En fin de carrière, il a rejoint l’autre grand animal politique d’Israël, l’autre maître de la transgression : Ariel Sharon. Pour le public, en Israël comme dans le reste du monde, la surprise est générale. Pour les observateurs, le schéma politique est le suivant. Thèse : Pérès. Antithèse : Sharon. Synthèse : Kadima. Pourtant, dès la guerre du Kippour, Pérès suit avec bienveillance la carrière de Sharon contrairement à ses camarades travaillistes qui voient en lui un extrémiste incontrôlable. Il écrit en 1973 : « J’ai confiance en Arik et je crois en lui. C’est un homme d’action conséquent. Il aime la bataille et dans la bataille il aime avancer. »

C’est pour aider Sharon à conduire le désengagement de Gaza que Shimon Pérès entrera pour la dernière fois dans un gouvernement en 2005. L’histoire de ce revirement de fin de carrière que beaucoup jugeront incompréhensible, est en réalité inscrite dans la praxis politique et la doxa personnelle de Shimon Pérès, entre poursuite de la Défense par tous les moyens, et quête de la paix comme objectif final.

 

L’amoureux de l’ombre.

Sans avoir jamais porté l’uniforme, Shimon Pérès est peut-être celui qui a le plus contribué à la Défense d’Israël. A lui seul, Shimon Pérès peut être considéré comme l’instigateur de toute la « supply chain » de Tsahal. Directeur général du ministère de la Défense, un poste taillé sur mesure, il a contribué plus que tout autre à l’approvisionnement en armes du pays au moment où celui-ci en avait le plus besoin. Deux éléments clés lui ont permis de réussir : la confiance de Ben Gourion et l’art ultime des négociations secrètes. A trente ans à peine, il accomplit des missions secrètes en tous genres pour acquérir des armements pour Israël. Son fait d’arme principal est la création de la « French Connection » faite d’une relation privilégiée, confiante et durable avec la France de la IVème République. Cela passe par l’entretien de relations personnelles particulièrement solides avec Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de l’Intérieur, puis de la Défense et enfin Président du Conseil entre 1953 et 1957. Pérès participera aux négociations secrètes de Sèvres entre la France, la Grande-Bretagne et Israël, qui aboutiront à la guerre de Suez. Il passera de longs moments à Paris. On dit qu’à cette époque, il « dispose » au sens figuré d’un bureau au ministère de la Défense à Paris. Il obtiendra de la France, la construction de la centrale nucléaire de Dimona, déclenchant la fureur des Américains. L’histoire prendra fin avec le retour de De Gaulle au pouvoir et la Guerre d’Algérie.

Dans ces mêmes années, Shimon Pérès, avec la bénédiction de Ben Gourion, entreprend d’établir des liens avec l’Allemagne de Konrad Adenauer, à force de rencontres secrètes et de réunions privées chez Franz Joseph Strauss, le ministre de la Défense de la RFA. Il obtiendra de l’Allemagne des réparations financières pour la Shoah, de nombreux armements de haute technologie pour Israël. Infatigable rêveur, Shimon Pérès affirme à l’époque que « l’Allemagne est plus que toute autre Nation notre débitrice. Nous devrions exiger que sa Constitution inclue un engagement à venir au secours d’Israël en cas de nécessité ». Solution pensable mais impossible. Il parviendra en revanche à faire équiper l’armée fédérale d’Allemagne des fameux Uzi Israélien.

L’action de Pérès ne se limite pas à l’Europe. Il arrange des accords secrets avec de nombreux pays en Afrique, puis en Amérique du Sud et en Asie – avec des pays qui ne reconnaissent pas officiellement l’Etat hébreu de peur des représailles des pays arabes. Il va même jusqu’à nouer des relations directes et personnelles avec des dirigeants arabes. En premier lieu et toujours en secret, avec Hussein de Jordanie. Mais aussi avec d’autres. Parfois les résultats apparaissent au grand jour. Il dine en secret en mars 1981 avec Hassan II, qu’il retrouve à la surprise générale publiquement au sommet d’Ifrane en juillet 1986. Espoirs et impasses.

Le soutien de Ben Gourion a lancé sa carrière dans l’ombre. Il a suscité des inimitiés terribles notamment avec Golda Meir qui aux Affaires Etrangères, ne savait rien et ne contrôlait rien de ses activités. Shimon Pérès non seulement concluait des accords, mais en suivait l’application. Dès qu’il l’a pu, l’homme de l’ombre s’est présenté au grand jour, au service de la paix et de lui-même.

 

L’amoureux de la paix

Si l’armement d’Israël est la grande œuvre de sa vie, la quête de la paix est son aspiration politique. Il est l’artisan secret des accords d’Oslo qui le conduisent à la gloire, lorsqu’il obtient le prix Nobel de la paix en 1994 avec Yasser Arafat et Yitzhak Rabin.

C’est à la paix qu’il a consacré le plus clair de ses réflexions, de ses anticipations et de ses visions. Il a publié de nombreux ouvrages y compris un livre d’entretiens avec le célèbre romancier d’espionnage (un hasard ?) Robert Littell. Shimon Pérès est passé par tous les stades et toutes les conceptions de la paix pour Israël et ses voisins. Son but n’a jamais été la paix d’Israël avec ses seuls voisins, mais la pacification globale du Moyen-Orient. Son approche est fondée sur l’imagination et la créativité, au motif que la complexité de la situation nécessite de sortir des sentiers battus : « Le problème semble insoluble. Je rejette ce point de vue qui favorise l’apathie au détriment de la créativité, qui met en avant les obstacles plutôt que les progrès possibles. »

Pour un travailliste, son approche de la paix est économiquement néo-libérale. Comme Adam Smith, il croit que la poursuite des intérêts économiques est le moteur de la paix pour les acteurs régionaux. La poursuite égoïste de la prospérité doit servir naturellement la paix. Une prospérité dont Israël est le levier, la science le moyen, la fin de la pauvreté, le ciment.

Politiquement, il affirme qu’Israël a besoin de « frontières souples et non pas de frontières rigides ». Ce que lui seul peut comprendre. Après avoir longtemps, comme de nombreux dirigeants israéliens, privilégié l’option jordanienne et rejeté le nationalisme palestinien, il aboutit à la conclusion que, même s’il « n’y a jamais eu d’Etat Palestinien dans l’Histoire », la « légitimité de l’aspiration nationale palestinienne n’est pas en cause ». Il affirme ainsi : « Nous Israéliens n’avons pas demandé leur avis aux Palestiniens pour devenir un peuple. De même ils n’ont pas besoin de notre permission. ». Après Oslo, il défend des conceptions iconoclastes, presque farfelues. Il avance que la meilleure structure pour les questions politiques serait une confédération jordano-palestinienne et dans le même temps, un Benelux jordano-israélo-palestinien pour les affaires économiques.

Ses analyses stratégiques concernant la Défense d’Israël (« un pays aux hanches étroites qui peut être brisé par toute attaque ») sont aussi rationnelles que sa vision économique qui met de côté les aspects identitaires et nationaux. Sa vision politique est inspirée par la paix acquise sur le vieux continent grâce à la réconciliation franco-allemande qu’il a vu naître de ses yeux. Il admire depuis la construction européenne.

En Israël, Shimon Pérès est une colombe pour les faucons et pour les colombes un faucon. Oslo a été un échec, mais Shimon Pérès poursuit sa quête de paix par d’autres moyens. De visions en échecs, il ne cesse d’imaginer le futur. Pour paraphraser Camus, « il faut imaginer Shimon heureux ».

 

L’amoureux lui-même.

« Soyez vous-même, les autres sont déjà pris » disait Oscar Wilde. Shimon Pérès est un autodidacte surdoué, constamment en recherche et insatisfait. Il est bouillonnant, curieux, avide de connaissances et de rencontres. Il est sensible et atypique. Il est l’homme politique que l’Europe et l’Amérique aiment aimer. En dépit de son parcours non académique, il a su se faire reconnaître. Sa confiance inébranlable en lui-même, il la doit à son amour de lui-même. Pour certains, son ego est surdimensionné. Amoureux de l’ombre, il n’a jamais dédaigné la lumière. Acide, Golda Meir affirma un jour : « il n’a guère d’idées dignes d’être publiées, sinon quand il s’agit de sa propre publicité ».

En dehors d’Israël, l’autre passion de sa vie est l’avenir. Shimon Pérès est habité par des visions, qui sont des intuitions et qu’il développe et analyse sans fin. A plus de quatre-vingt-dix ans, Shimon Pérès vient de publier Avec nous, après nous, un livre pour « apprivoiser l’avenir », (avec Jacques Attali). Ses visions tournent autour de ses obsessions. L’éducation en premier lieu. Le progrès ensuite, avec l’idée que la technique et la science façonneront l’avenir des hommes. La conviction qu’il est possible de rendre le monde meilleur et plus viable. Enfin sa vision de la paix déjà évoquée, passe par une Union économique au Moyen-Orient. Plus que tout, son leitmotiv est « qu’il est impossible d’agir sans avoir d’abord une vision de ce que sera le monde à l’avenir ». Cette façon de l’affirmer a de quoi irriter les dirigeants actuels d’Israël qui prennent cette assertion pour de l’arrogance. Shimon Pérès s’estime à se point qu’il se verrait bien prophète en son pays. Ni prophète ni roi d’Israël, Shimon Pérès est aujourd’hui président. Premier président de l’Etat d’Israël à avoir été au préalable Premier ministre, il dispose d’un poids personnel et politique qui dépasse de loin sa fonction. Une revanche permanente qu’il fait subir à Benyamin Netanyahou, en souvenir de leur duel de 1996.

Aujourd’hui, Shimon Pérès est l’homme politique le plus populaire d’Israël. Son quatre-vingt-dixième anniversaire a attiré la planète entière. Il est le passage obligé de toutes les personnalités en visite en Israël. Il reçoit tout ce qui compte d’acteurs économiques, investisseurs, dirigeants. Il reçoit longuement les artistes et les chanteurs, les pop-stars américaines. Il attend le pape François pour bientôt.

Pour le monde entier, Shimon Pérès représente Israël. Il incarne l’image d’Israël. Il est devenu le porte-drapeau du pays. Shimon Pérès met toute son aura personnelle au service d’une mission : le rétablissement de l’image d’Israël. L’éternel amoureux d’Israël ne supporte pas l’image dégradée de son pays. Avec Woody Allen, il est sans doute le Juif le plus populaire au monde. Dans le but de revaloriser l’image d’Israël, Shimon Pérès, qui n’est pas à une idée originale près, a tout tenté pour convaincre le cinéaste new-yorkais à venir tourner un film en Terre Sainte, pour l’instant sans succès, mais il est loin d’avoir dit son dernier mot. D’ailleurs, Shimon Pérès pourrait très bien faire sien, cet aphorisme de Woody Allen : « l’avenir est la seule chose qui m’intéresse, car je compte bien y passer les prochaines années.»