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Jacques Attali évoque Shimon Pérès et parle de leur foi dans le rôle croissant de la science

L’Arche : Cela fait 40 ans que vous vous connaissez et vous dites dans votre livre qu’il n’y a pas une année où vous ne vous soyez pas vus.

Jacques Attali : C’est une vieille amitié qui a commencé dans les années 70, quand Shimon était au pouvoir puis ne l’était plus et que j’étais moi-même un jeune professeur d’économie. Je le voyais de temps en temps et nous avons eu une sorte de coup de foudre intellectuel. Nous avons poursuivi cette rencontre qui est devenue amicale, familiale. Très intime. Les circonstances ont fait que ma vie est devenue ce qu’elle est devenue, tout comme la sienne. Nous avons toujours travaillé ensemble. Shimon m’a parlé d’un projet de confrontation d’idées. On a voulu d’abord faire un livre de dialogues étant donné tous les sujets que nous avons l’habitude d’évoquer lors de nos rencontres. Ça s’est révélé une mauvaise idée. Le dialogue n’est pas compatible avec l’écrit, proprement dit. Shimon et moi préférions écrire plutôt que dicter. On a choisi de réfléchir ensemble à certains thèmes sur lesquels nous avons écrit afin de nous répondre de chapitre en chapitre, chacun les abordant à sa façon. Et d’y ajouter une introduction commune.

 

Dans cette introduction, vous faites une sorte de « ce que je crois » commun. En premier lieu : « Nous croyons tous deux que rien ne façonne davantage le monde que les progrès scientifiques et techniques. »

Si on regarde l’histoire humaine, la passion, la folie, la démesure, la création artistique sont des déterminants essentiels de l’histoire. Mais que serait l’humanité sans le feu, sans la roue, sans l’invention du verre, sans le train, l’informatique et tout ce qui vient demain ? Le progrès technique va être de plus en plus bouleversant dans nos modes de vie. On va essayer de le comprendre car il peut entraîner des peurs réactionnaires ou des peurs justifiées puisque certains progrès techniques vont être suicidaires pour l’humanité. Et donc la gestion, l’éthique de la science vont être absolument déterminantes pour l’avenir de l’humanité.

 

« Nous croyons tous deux que l’altruisme, dites-vous, la prise en compte et l’intérêt des générations suivantes sont fondamentaux. » C’est l’idée de la transmission ?

Un jour, j’avais raconté à Shimon cette célèbre discussion entre trois rabbins sur « c’est quoi un juif ? » Le premier déclare que c’est une personne née d’un père juif, puisque c’est lui qui transmet. Le second pense que c’est une personne née d’une mère juive. Le troisième dit enfin que ce n’est ni l’un ni l’autre, mais le fait d’avoir des enfants juifs. Ce qui est valable pour l’humanité tout entière. Et donc la transmission est absolument essentielle. Qu’est-ce qu’un homme ? C’est celui qui transmet à ses enfants les moyens d’être un homme digne de ce nom. C’est même une transmission intéressée. L’humoriste Groucho Marx affirmait : « Je ne vois pas pourquoi je m’intéresserais aux générations suivantes, qu’ont-elles fait pour moi ? ». On peut le reprendre pour nous. Supposons que demain il n’y ait plus d’enfants, l’humanité se transformerait vite en cauchemar puisque nous n’aurions plus rien non seulement pour rire, mais aussi pour travailler et créer des conditions pour notre vie, et que pour ce qui nous reste de vie soit vivable. Nous avons donc intérêt au bonheur des générations suivantes et l’altruisme est absolument nécessaire à notre propre bonheur.

 

« Nous croyons tous deux que l’existence de l’État d’Israël participe de la modernisation de la planète et qu’en particulier tous les pays environnants doivent coopérer pour créer un marché commun du Moyen-Orient où chacun serait libre et fraternel à l’image de ce que l’Europe a su construire après des siècles de guerre fratricide », dites-vous encore.

J’étais frappé il n’y a pas longtemps d’entendre un ministre israélien dire qu’il est de l’intérêt d’Israël d’avoir une Palestine prospère. C’est un discours que je trouve assez nouveau et qui me paraît très sensé. En effet, comme le disait Salomon lors du discours de l’inauguration du Temple : « Nous avons tous intérêt que nos voisins soient heureux. » Et Israël en particulier a intérêt que ses voisins soient en situation économique prospère. Cela, afin d’éviter le désespoir et la recherche d’un bouc émissaire.

 

À un moment, Shimon Pérès déclare que « la révolution introduite par Facebook est plus grande que la révolution communiste ». Vous êtes d’accord avec ce propos ?

La révolution communiste, heureusement ou malheureusement selon les idées qu’on se fait de l’utopie sociale, a échoué. La révolution qui a commencé par les réseaux sociaux en général, que ce soit Facebook, Twitter, LinkedIn… n’a pas encore échoué. Elle crée des conditions extraordinaires de transparence de l’humanité. Cela, avec des mauvais côtés aussi, avec des risques totalitaires puisque chacun s’autosurveille. Mais c’est en même temps les conditions d’une prise de conscience du caractère minuscule de la planète et de l’intérêt commun de l’humanité et du fait que chacun peut être considéré par l’autre comme son voisin.

 

Vous êtes quand même tous les deux, avec Shimon Pérès, des hommes du livre, des amoureux du livre. N’êtes-vous pas effrayé par la perspective que le livre disparaisse ? Vous écrivez vous-même : « L’éducation du XXIe siècle reposera sur des supports dématérialisés et sera de plus en plus mobile. L’ubiquité sera la règle et on voudra apprendre en tout lieu et en tout moment. » N’est-ce pas la fin du livre ?

Non, il faudra encore beaucoup de temps avant que le livre disparaisse. Dans beaucoup de circonstances, les gens continueront à utiliser le papier, ne serait-ce que parce que l’accès de l’humanité à la tablette électronique n’est pas aussi général qu’on le croit. Ensuite, il y a des conditions de lecture qui ne sont toujours pas les bonnes. On ne sait toujours pas lire une tablette en plein soleil, contrairement au papier. La moitié de l’humanité vit sous le soleil. On a peu de risque de voir le papier disparaître. Même si le papier perd de son importance, particulièrement concernant la presse, cela ne veut pas dire que le livre perdra de son importance.

Quand on est passé du manuscrit à l’impression et puis de l’impression au livre broché bon marché, cela n’a pas fait disparaître la lecture. Bien au contraire, cela lui a donné un marché beaucoup plus vaste. Je pense que le livre électronique va entraîner un nouveau marché, une nouvelle façon d’écrire qui mettra 20 ou 30 ans à s’exprimer. Mais, aujourd’hui, on voit une nouvelle génération de jeunes qui n’ont lu que sur leur écran et qui ne pourront plus avoir accès au livre s’il se présente sur un autre support que le rectangle.

 

Sur la mondialisation, on a le sentiment que vous êtes sur la même longueur d’ondes, avec quelques nuances. Il dit que la mondialisation est un humanisme parce qu’on ne peut pas être mondial et raciste.

Shimon pense avec un certain enthousiasme, que je ne partage pas totalement, que les acteurs principaux et salvateurs de la mondialisation seront les grandes entreprises. Il considère que les grandes entreprises ne sont pas racistes parce qu’elles n’ont aucun intérêt à l’être, sont universelles parce que c’est leur mission. Elles seront donc le moteur de la mondialisation heureuse. Je pense qu’il y a beaucoup de vrai là-dedans puisque le marché est mondial par nature. Mais un marché et des entreprises qui agiraient dans un univers où il n’y aurait pas d’état de droit seraient condamnées au chaos.

On verrait les entreprises les plus déraisonnables l’emporter. Celles qui exploitent les travailleurs, qui créent les produits criminels, comme c’est déjà le cas aujourd’hui. Je suis plutôt de ceux qui pensent qu’il faut un état de droit. Les entreprises opérant sans un état de droit ne suffiront pas à faire que la mondialisation soit réussie. C’est le seul point de différence.

 

Il y a un sujet sur lequel vous allez très loin l’un et l’autre. D’où vient cet intérêt commun pour l’étude du cerveau et la nanotechnologie ?

Les progrès techniques se développent aujourd’hui dans deux domaines qu’on connaît bien. Premièrement, les technologies de l’information, où tout ne fait que commencer, les bouleversements d’Internet dans notre vie quotidienne se faisant connaître dans les dix prochaines années. Il y a un deuxième domaine qu’on commence à connaître, la génomique. Même si on ne réalise pas encore tout ce que cela va apporter. Deux domaines, plus lointains, qui sont fondamentaux, auront beaucoup d’influence sur notre avenir. La nanotechnologie, à savoir la capacité de fabriquer des machines de la taille d’un milliardième de mètre. Qui seront des robots à la fois extrêmement salvateurs, remplaçant les cellules malades.

Mais qui peuvent aussi être très dangereux si on les utilise mal. Et réaliser le rêve de l’alchimiste en créant des matériaux nouveaux, des métaux nouveaux. C’est la maîtrise du cerveau où se trouve l’essentiel des connaissances qui nous manquent. Les maladies du cerveau vont être de plus en plus importantes à partir du moment où l’espérance de vie augmente et où les autres maladies s’écarteront, laissant celles-là apparaître. L’éducation suppose une connaissance du processus d’apprentissage qui passe par le cerveau. On va déjà être capable d’organiser la transmission de pensée entre le cerveau et un ordinateur et entre l’ordinateur et un autre cerveau.

 

Les Israéliens sont très en avance sur ces domaines-là.

Oui, comme chacun sait, dans ce pays on retrouve un des plus hauts taux de brevets par habitant. La recherche de pointe en matière de nanosciences, neurosciences, biotechnologies… y est très avancée. En particulier sur les maladies comme l’Alzheimer.

 

En référence au Printemps arabe, que vous évoquez tous les deux, Shimon Pérès déclare que la technologie est la meilleure alternative à la belligérance.

C’est vrai que la transparence, l’accès de chacun aux techniques est un facteur de démocratie et donc d’appropriation du pouvoir par beaucoup. On l’a vu dans le Printemps arabe, qui a été possible essentiellement parce que les peuples ont eu le courage de se révolter. Néanmoins, les technologies ne suffisent pas à assurer le succès de la révolution. On le voit dans l’exemple iranien. On le voit dans l’instabilité de la révolution égyptienne ou dans le désordre de la révolution libyenne. C’est un instrument essentiel, mais pas suffisant. Il est indispensable ensuite que les classes moyennes se structurent, qu’un droit de propriété soit installé, qu’un état de droit se mette en place.

 

Propos recueillis par Jacques Salomon

Jacques Attali et Shimon Pérès : Avec nous, après nous : apprivoiser l’avenir. Éditions Baker Street / Fayard.