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Israël

« L’homme qui se relève toujours »

Entretien avec le biographe de Pérès, Michael Bar Zohar.

 

L’Arche : Votre rencontre avec Shimon Pérès s’est-elle déroulée à l’époque de la création du parti politique Rafi ou avant ?

Michael Bar Zohar : La première rencontre s’est déroulée à Paris. J’étais alors doctorant, travaillant sur les relations entre la France et Israël. Je suis revenu en Israël pour demander à Shimon Pérès s’il pouvait m’aider. Je lui ai expliqué ma démarche universitaire. Il m’a alors permis d’accéder à des documents qui m’ont beaucoup aidé. Cela s’est passé en 1962. Je suis rentré peu après. J’ai commencé à travailler sur une biographie de David Ben Gourion, d’où un nombre croissant de rencontres avec Shimon Pérès. En 1965, nous avons fondé, à l’initiative de Ben Gourion, le parti Rafi. Un mouvement politique de courte durée mais qui a eu le mérite de regrouper des gens, hormis Pérès et Ben Gourion, comme Moshé Dayan, Itzhak Navon, Teddy Kollek, Izhar Smilanski, Nathan Alterman… J’étais le jeune adulte entouré de ce groupe restreint de grands hommes. Cette expérience passionnante m’a beaucoup appris.

 

Quelles étaient les motivations de ce parti ?

Deux raisons principales commandaient ce choix. La première étant que le Parti travailliste n’était plus fidèle, selon nous, aux principes qui ont amené à sa création. Les jeunes Turcs qui ont créé Rafi souhaitaient adapter le Parti travailliste à des idées beaucoup plus étatiques, loin de la position politicienne qui était la sienne alors. L’intérêt pour les questions nationales et sécuritaires semblait manquer. La deuxième raison est plus personnelle. David Ben Gourion était alors obsédé par l’affaire Lavon et ne se satisfaisait pas de la décision des autorités. Les anciens militaires membres du Rafi, et Moshé Dayan en particulier, s’opposaient à la création d’une commission d’enquête. On assistait alors à des débats très vifs sur la question. Cela a failli empêcher la création du Rafi. Ben Gourion désirait que l’affaire Lavon soit l’étendard principal du parti tandis que Dayan clamait qu’il fallait plutôt s’intéresser aux questions politiques nationales et internationales, à la sécurité, aux problèmes de société… Nous avons suivi cette option. Néanmoins, la guerre des Six jours qui a suivi a brouillé les cartes.

 

Comment perceviez-vous l’évolution politique fulgurante de Shimon Pérès à l’époque ?

Shimon Pérès est d’emblée devenu le secrétaire général du Rafi. C’est lui qui se chargeait de tout le sale boulot. Moshé Dayan était une star, il ne se mêlait pas des affaires du quotidien. Ben Gourion n’était plus capable à son âge et à cause de son obsession de l’affaire Lavon de conduire le parti. À la veille de la guerre des Six jours, Shimon Pérès était la personne qui avait tout fait pour ramener Ben Gourion, à la tête du pays. Il a établi des relations très proches avec Menahem Begin. Il l’a même conduit à la maison de Ben Gourion, afin que celui-ci lui explique ses positions. Begin était très déçu des positions de Ben Gourion qui semblait sans contact avec la réalité politique et militaire. Il s’est alors tourné vers Pérès et lui a dit : « Nous transférons notre appui de Ben Gourion à Dayan pour qu’il soit nommé ministre de la Défense. » À ce moment-là, le Premier ministre Lévy Eshkol a envoyé un des hommes de son gouvernement chez Shimon afin de lui offrir un poste de ministre. Bien que cela ait été tentant, la réponse de Shimon fut : « Non merci, nous sommes tous unis derrière la candidature de Dayan en tant que ministre de la Défense. »

Lorsque Dayan a finalement été nommé à ce poste, nous avons organisé une petite soirée. Ben Gourion y a déclaré : « Shimon s’est sacrifié pour que son ami Moshé Dayan devienne ministre de la Défense. Je connais très peu de personnes capables d’accomplir un geste aussi noble. » Shimon aurait pu saisir cette occasion pour accélérer sa carrière politique, mais il ne l’a pas fait. Il s’agissait d’un choix très difficile et rare.

 

Cela contredit la description que font certains d’un homme à la recherche du pouvoir ?

Shimon a toujours accepté la supériorité de deux personnes : Ben Gourion qu’il admirait et Dayan avec qui il était allié depuis 1946. Dayan et Pérès avaient pris alors le bateau pour se rendre au congrès sioniste de Bâle, le second acceptant depuis le début que le premier soit la figure principale de ce tandem. Encore aujourd’hui, si vous évoquez le sujet avec Shimon, il vous dira qu’il était l’homme le plus intelligent qu’il a rencontré dans sa vie.

 

Qu’admirait-il surtout chez Dayan ?

Dayan avait tout ce que Shimon n’avait pas. Il était né en Israël, était un soldat, un héros. Beau et charismatique, il prononçait des discours fantastiques. Aimé par le public, il disposait d’un cerveau lucide, n’aimant pas les grands mots et tournures de phrases, préférant aller à l’essentiel. De plus, Shimon acceptait son jugement, se rangeant derrière ses décisions. Cela, jusqu’en 1977, lorsque Dayan a traversé les lignes et s’est joint au gouvernement de Menahem Begin.

 

Y a-t-il d’autres choses qui séparaient les deux hommes ?

Shimon Pérès qualifiait ainsi Moshé Dayan : « C’est un marin qui a peur de la côte. » Il avait peur d’arriver. Plusieurs occasions se sont présentées à lui pour devenir Premier ministre d’Israël, mais il ne le souhaitait pas. Très ouvertement, il déclara qu’être ministre de la Défense était une charge extraordinaire, que tout le monde le connaissait et que cela lui allait très bien. Qu’il ne souhaitait pas passer son temps sur une multitude de dossiers au lieu de se concentrer sur un seul. Lorsque Dayan a exprimé d’autres choix politiques dans les années 70, Shimon Pérès s’est pour la première fois présenté face à Rabin, lors des élections primaires du Parti travailliste. Il a perdu de peu cette élection. Toute la vieille garde qui était autour de Golda Meïr avait peur de Shimon et s’est mobilisée autour d’Itzhak Rabin, lequel ne fut pas un brillant Premier ministre, contrairement à ce qu’il devint en 1993.

 

Une autre lutte de pouvoir a beaucoup marqué le pays, à savoir les élections face à Itzhak Shamir en 1984 et la difficile gestion économique et politique.

C’était la première fois que Pérès gagnait les élections, obtenant plus de voix que le Likoud. Néanmoins, ce parti réussit à unir un bloc empêchant Pérès de former un gouvernement, d’où l’alternance au poste de Premier ministre. Pendant les deux années où il occupa ces fonctions, de 1984 à 1986, il s’affirma comme un des meilleurs chefs de gouvernement de l’histoire d’Israël. Réussissant à mettre en œuvre l’évacuation du Liban, à réduire l’inflation galopante de l’époque, et à faire accepter à l’Égypte un tracé définitif des frontières. Il a donc fait ses preuves en tant que chef de gouvernement. Shamir était un homme confiné à un immobilisme total. Chaque jour qui passait sans aucun changement était pour lui synonyme de réussite.

 

Shimon Pérès était-il un visionnaire dans la politique israélienne ?

Certainement. Lorsqu’il était Premier ministre en 1984, il a déployé des efforts considérables pour arriver à une entente avec le roi Hussein de Jordanie. Ce dernier a tergiversé, jusqu’à ce qu’il accepte enfin ce principe deux ans plus tard. Dans le gouvernement d’alternance, Shamir occupait alors le poste de Premier ministre et Pérès celui de ministre des Affaires étrangères. Hussein et Pérès continuèrent leurs fréquentes rencontres dans le plus grand secret. Les deux hommes ont compris que la meilleure solution pour le problème palestinien était de signer un accord entre Israël et la Jordanie, dans lequel une partie des territoires serait rendue.

Si cet accord avait abouti, nous aurions aujourd’hui un Moyen-Orient très différent de celui que nous connaissons. Pérès comprenait très bien qu’il s’agissait du point le plus vital de la politique extérieure israélienne. Lorsqu’il a présenté l’accord à Shamir, celui-ci a répondu qu’il ne céderait jamais un pouce de territoire. Shamir a saboté l’accord entre Pérès et Hussein. Sans un tel acte, le roi Hussein aurait pu arriver à un accord avec les Palestiniens plus facilement, connaissant bien les structures, et nous aurions pu vivre en paix au Moyen-Orient depuis longtemps.

 

Est-ce pour ces raisons que Pérès a déployé autant d’efforts pour arriver aux accords d’Oslo ?

Hussein a été très déçu par le refus de Shamir, disant qu’il se lavait les mains de la situation des Palestiniens et qu’Israël devait se débrouiller sans lui pour arriver à une solution régionale. Il ne souhaitait plus faire partie d’aucune négociation. Rabin et Pérès n’avaient donc plus de choix. Afin d’envisager une paix dans la région, ils devaient se tourner vers l’OLP. Ce qu’ils ont fait. Malheureusement, ils ont signé un accord « mi-cuit », qui ne répondait pas à tous les problèmes. Nous avons payé très cher pour cela. Comme Pérès disait : « Sans Arafat, on n’aurait jamais pu aboutir à ces accords. Avec Yasser Arafat, on ne pouvait jamais arriver à la réalisation de ces accords. »

 

Que manquait-il pour cela ?

Du côté israélien, on constatait une mésentente totale. J’ai parlé avec Shimon Pérès, Itzhak Rabin, Yossi Beilin, Léa Rabin… afin de savoir s’ils comprenaient que les accords d’Oslo menaient à un État palestinien ? Mais ils n’arrivaient pas à le comprendre. Ils disaient tous qu’ils passeraient d’abord par une période d’autonomie. Ils ont fait une erreur profonde en croyant qu’ils pouvaient mettre un frein aux aspirations nationales des Palestiniens et les confiner à une autonomie assez floue. D’autre part, Arafat ne désirait à aucun prix renoncer à la lutte armée contre Israël. Les Palestiniens ne voulaient et ne veulent toujours pas reconnaître Israël comme État juif au Moyen-Orient. On était arrivé à une situation où Israël donnait de temps en temps des morceaux de territoires aux Palestiniens et recevait des promesses vides de sens. Cela n’a abouti à rien. Tous ces projets, ces espoirs de paix qui avaient fleuri en 1993-1994 ont échoué.

 

Estimez-vous que Shimon Pérès, dans sa dernière année de présidence, s’investit encore beaucoup dans cet espoir de paix ?

Oui. Shimon Pérès est entièrement dévoué à la cause de la paix, bien que dans ses croyances profondes, il reste le Monsieur Défense d’Israël. C’est ce qu’il était dans sa conduite, dans sa pensée. Néanmoins, il veut faire tout ce qui possible pour arriver à la paix avec les Palestiniens. En tant que Président, il n’a pas beaucoup de pouvoir. Au-delà de certaines confrontations avec Netanyahou, Pérès a néanmoins réussi à l’amener à affirmer une position très différente de la position antérieure du Likoud. Netanyahou a accepté l’idée de deux États. Il a accepté les négociations bilatérales. Il est le seul Premier ministre israélien ayant arrêté les constructions dans les colonies pendant dix mois. Il a pris de grands risques.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez l’homme ? Et que pensez-vous qui puisse servir dans leur carrière politique aux futures générations de dirigeants israéliens ?

Afin de comprendre Shimon Pérès, il est indispensable de s’intéresser à son enfance. Quand il avait 4 ou 5 ans, dans son village de Biélorussie, il est rentré à la maison avec un camarade de classe de son âge. Ce dernier était beaucoup plus fort que lui. Ils se sont mis à faire de la lutte l’un contre l’autre. Shimon tomba. Une fois. Deux fois. Trois fois… Dès qu’il se relevait, Shimon disait en yiddish : « Noch ein mal ! » (encore une fois !). Sa mère le priait d’arrêter, faisant remarquer que son camarade était manifestement plus fort que lui. À quoi il rétorqua : « La prochaine fois, je vais réussir ! » C’est cela qui caractérise Shimon. Toute sa vie, dès qu’il tombe, il se relève. Après tous les échecs électoraux et les déceptions politiques, il s’est relevé, supportant les affronts. C’est ce que les Israéliens admirent le plus chez lui.

 

Propos recueillis par Israel Bodner

Michael Bar Zohar est un ancien député travailliste et proche collaborateur de Shimon Pérès. Il a publié une livre de référence sur le Président israélien : Shimon Peres, The biography (Random House, 2007).