La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Littérature

Jean-Yves Le Drian : « Qui est l’ennemi ? »

Il n’est pas coutume qu’un ministre de la Défense dévoile les sources intellectuelles qui lui servent à penser les guerres qu’il conduit. Dans Qui est l’ennemi ?, Jean-Yves Le Drian accepte pourtant de révéler au grand public ce qui spécifie les guerres de notre temps dans leur radicale nouveauté. Si le champ de bataille des armées régulières n’est plus le lieu d’évidence de la guerre, une mutation profonde s’est amorcée dans laquelle des puissances de second rang peuvent néanmoins renverser les États les plus puissants.

 

La définition d’un État tient à sa capacité à défendre ses frontières. L’histoire de France et de ses ennemis héréditaires en témoignent : il n’y a pas d’État sans souveraineté, c’est-à-dire sans contrôle du territoire. C’était l’époque où l’ennemi avait la figure du soldat, les siècles où l’on s’affrontait sur des champs de batailles définis et délimités. Le Drian insiste sur ce point : la guerre n’était pas un état d’exception où tout était permis, c’était au contraire un affrontement codifié. Ainsi le système de la Paix de Westphalie en 1648 promouvait entre les États européens « une figure de l’ennemi juste, égal à soi et détenteur de droit » (p.14).

Ces guerres « régulières » connurent leur plus grande transformation avec la Révolution française et ses guerres de masse. Le soldat devenait autant un citoyen et l’ennemi ne désignait plus uniquement un roi belliqueux mais des peuples tout entier. Le Drian revient ainsi aux paroles de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ; ou à celles de Carnot : « Règle générale : agir en masse et offensivement. Engager en toute occasion le combat à la baïonnette. Livrer de grandes batailles et poursuivre l’ennemi jusqu’à l’entière destruction » (p.16). C’est l’époque des « guerres absolues », comme les nomme Clausewitz : la société tout entière se mobilise désormais pour anéantir définitivement l’ennemi. Les deux Guerres mondiales attesteront de ce carnage et révéleront, selon le mot de Paul Valéry, « que nous autres civilisations savons désormais que nous sommes mortelles ».

Face à cette menace d’une guerre de destruction généralisée, le nouvel ordre mondial d’après-guerre rendit la guerre « illégale ». L’ONU et les grandes puissances du Conseil de Sécurité sont désormais les seuls à pouvoir accréditer une puissance à conduire une « guerre juste », c’est-à-dire conforme aux règles du droit international. La guerre devient alors une affaire d’hommes de métiers : la conscription est abolie, les États-Unis et l’Europe interviennent comme gendarmes du monde.

C’est dans ce cadre désormais que la France intervient en Syrie et en Irak : « Là-bas, nous ne combattons pas le terrorisme en général, pas plus que nous ne menons de guerre préventive. Avec l’opération Chammal, nous sommes engagés contre une organisation terroriste précise, dans un cadre de légitime défense reconnu par la résolution 2249 du Conseil de Sécurité des Nations Unies » (p.28).

Cette histoire est dans l’ensemble bien connue. Quelle est alors la nouveauté de la guerre que nous traversons ?

Cette fois, comme le note le ministre, la guerre a cessé d’être la seule affaire des soldats de métiers : la série des attentats commis en 2015 et 2016 a transformé l’espace public en champ de bataille, et la population civile en cible : Le Drian parle ainsi de « civilianisation » de la guerre.

Voilà le constat que dresse le ministre : en faisant resurgir la figure du « partisan », Daech court-circuite la domination technologique et militaire de l’Occident : « Pour la première fois dans l’Histoire, la domination militaire de l’Occident se trouve ainsi durablement contestée, non pas par plus puissant que lui, mais par une révolution copernicienne dans l’art de la guerre. Qu’il s’agisse de systèmes sophistiqués ou de moyens « nivelants », les capacités d’agression et de destruction aux mains d’acteurs de second et même de troisième rang leur confèrent donc une puissance de nuisance inédite, et d’autant plus difficile à anticiper qu’elle peut émerger en très peu de temps, en des lieux où on ne l’attend pas forcément. » (p.56).

Ainsi, Daech n’est pas une puissance militaire capable de menacer nos armées de destruction, ni de mettre en péril notre intégrité territoriale. A la différence des guerres d’autrefois, les objectifs semblent avoir changé, ainsi que les modalités d’affrontement. Quels sont alors les vrais enjeux de cette guerre qui nous est imposée?

Comme le souligne le ministre, Daech n’est qu’un « proto-Etat » dont le pouvoir ne tient pas à sa puissance militaire ou économique : « nous avons affaire à un « proto-Etat » et qui a soumis un territoire plus vaste que la France et une population d’environ 10 millions d’habitants. [Ce] « proto-Etat » est bien entendu incomplet et vulnérable. Du fait de son histoire récente et de ses effectifs relativement limités (estimés entre 20 000 et 30 000 combattants), du caractère aléatoire de ses alliances, Daech n’exerce pleinement son autorité politique et idéologique que sur une fraction assez modeste du territoire et de la population qu’il revendique, à la manière de certains États faibles ou fragiles » (p.31). Daech n’est donc pas une menace pour l’Occident en tant qu’État ou comme puissance militaire.

Mais il le devient dès lors qu’il quitte les cadres traditionnels de la guerre pour fonder une armée non pas régulière, mais une « armée terroriste, celle du djihadisme transnational, sur lequel Daech est peut-être en train de prendre l’ascendant, au rythme d’une dangereuse compétition avec Al-Qaïda » (p.32). La guerre de partisan échappe au champ de bataille délimité et aux règles de la guerre. Il est partout et nulle part puisque la puissance de ses attaques tient à l’effet de surprise.

Une continuité trompeuse de la menace relie ainsi Daech aux terroristes français présentés comme « des combattants étrangers ». Le ministre prend ici parti : « Prenons garde à ne pas faire le jeu de l’ennemi en voyant un continuum politique de la menace. Ma conviction est qu’il n’y a pas d’ « ennemi de l’intérieur » : si le combattant de Daech en Syrie et en Irak est un ennemi, et doit être traité comme tel, le terroriste sur le territoire national est un criminel et doit aussi être traité comme tel. Parler « d’ennemi de l’intérieur » peut du reste conduire à une stigmatisation et à des tensions dangereuses – précisément ce que certains théoriciens ennemis recherchent » (p.34).

Le véritable champ de bataille n’a donc plus de territoire délimité. La victoire que recherche Daech n’est pas de l’ordre d’une conquête territoriale, ni d’une destruction définitive de l’ennemi comme lors des « guerres absolues ». Sur quel plan espère-t-il l’emporter ? Le ministre répond : sur le terrain des représentations.

La véritable bataille est donc « idéologique » : « Daech reprend de façon systématique tous les vecteurs et tous les codes culturels de ses cibles, afin de les convertir à son idéologie avec une inquiétante rapidité ; la complète désinhibition de Daech dans l’exercice, la mise en scène et la médiatisation de la violence la plus barbare, érigée en système, hors de toute code d’humanité ; enfin le fait que l’idéologie de Daech s’appuie sur une base religieuse qui lui confère une audience et une résilience potentiellement supérieures à celles des totalitarismes séculiers du XXe siècle ». Voilà le piège : nous faire suspecter derrière chaque citoyen français musulman, un possible partisan ; nous conduire à une surveillance généralisée qui menacerait notre modèle même de démocratie et suspendrait les principes de l’Etat de droit ; envisager différentes catégories de citoyens et faire naître, par conséquent, le spectre d’une guerre civile.

Le Drian en est certain : « Daech sera bien sûr vaincu sur le champ de bataille. Les territoires qu’il tient aujourd’hui sous sa coupe seront libérés » (p.42). Quant aux menaces terroristes, le risque persistera même si pour la première fois depuis longtemps l’armée française retrouvera le territoire français comme le théâtre central de sa mobilisation.

Voilà la vérité à laquelle Le Drian veut nous conduire : le véritable combat ne sera pas seulement celui des militaires, car désormais, le véritable champ de bataille est le terrain des idéologies – ou, devrions-nous dire, des croyances et des représentations : « En définitive, on peut neutraliser les combattants de l’ennemi, on peut frapper ses structures, mais il est autrement plus complexe de détruire une idée, même folle. De ce point de vue, il est fort à parier que l’idéologie djihadiste, qui existait avant Daech, survivra probablement. Nous devons aussi nous y préparer, comme nous devons y faire face, au présent, en faisant preuve d’intransigeance dans l’affirmation de nos valeurs et le rejet des comportements radicaux » (p.38).

Tel est l’aveu du ministre de la Défense : la guerre ne sera pas gagnée seulement par l’engagement des militaires. C’est l’héritage des Lumières qui est en jeu, celui de la démocratie, de la devise nationale – liberté, égalité, fraternité – de toutes ces convictions qui ont bâti notre histoire et qui se trouvent aujourd’hui menacées.

Le ministre en appelle ainsi à tous ceux qui auront assez de courage pour défendre et revendiquer ce legs: « Après des décennies qui avaient vu la guerre mise à distance, la population redevient donc une cible à protéger. Mais elle peut être aussi la meilleure arme à opposer à l’ennemi. Face à lui, les forces matérielles ne font pas tout. Les forces morales de la Nation ont tout leur rôle à jouer » (p.66).

Jean-Yves Le Drian, Qui est l’ennemi ? Editions du Cerf.