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Antisémitisme

Les prémices à l’horreur

En rangeant l’appartement de mon oncle après sa mort, j’ai découvert un journal parmi les innombrables documents qu’il avait soigneusement conservé.

Il arrive que certains événements nous déstabilisent. Sans y croire, j’y vis comme un signe.

J’en ai lu quelques pages.

Au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture, je me rendais compte que ce qu’avait vécu ma famille participait à un pan entier de l’Histoire.

Cette lecture mettait en lumière tout ce que j’avais entendu de la bouche de mes proches depuis ma tendre enfance.

Ma famille aurait pu ne pas parler du passé, avoir la possibilité de repartir à zéro. Au contraire, ils étaient hantés par lui. Moi, je ne voulais retenir et me souvenir que de ce qui était beau. Je n’ai retenu que le paradis, le monde sans violence d’avant. Comme pour rester dans l’ignorance

Toutes ces pages écrites de sa main représentaient sans doute pour lui la volonté de laisser à sa famille tout ce qu’il considérait comme indispensable à ne pas oublier, représentant en quelque sorte un devoir de mémoire.

C’était son ressenti, sa vérité à lui, sa version des faits. Je croyais entendre son timbre de voix.

« Je suis né en 1920 à Drohobycz, petite ville de province située en Galicie orientale juste devant les Carpates.

La région s’est révélée riche en ressources pétrolières et sa raffinerie était la plus importante d’Europe.

Par chance, les terres de la ferme exploitée par mon grand-père se sont avérées regorger de pétrole.

De ce fait, j’ai mené avec ma sœur et mes parents une existence paisible loin de tout souci matériel : vacances à la ville d’eaux voisine de Truskawiec, ski, tennis, piano… Ma vie future semblait toute tracée : des études à Londres puis retour au pays pour diriger mon propre puits de pétrole Nafta.

Ma sœur et moi avons fréquenté le Lycée Impérial de Drohobycz où nous avons eu la chance d’avoir comme professeur de dessin l’illustre Bruno Schulz.

Malheureusement, l’histoire va en décider autrement. Toute cette insouciance ne durerait pas. L’existence que j’aimais, connaissait ses derniers instants.

L’été 39 fut notre dernier souvenir de moments joyeux. La catastrophe approchait et on ne s’en remettrait jamais. Pourtant presque personne ne croyait que la guerre parviendrait jusqu’à nous.

En septembre 1939, les Allemands ont déjà conquis les trois quarts de la Pologne, le restant ayant déjà été envahi par les Soviétiques.

Cette situation de partage dura jusqu’à juin 1941, date d’une nouvelle attaque allemande.

Un flot de souvenirs que je voulais enfouis, me revient.

Il faut que je raconte tout ça. Des images rejaillissent souvent, remplissent mes pensées mais perdent avec le temps tout le sens de la réalité, devenant parfois flous comme le souvenir d’un rêve. Ces durs moments de ma vie reviennent parfois me harceler.

Ma seule crainte est que mon récit ne souffre de quelques lacunes.

Je garde encore en mémoire l’image de ces tristes jours de septembre 1939. Les temps devenaient de plus en plus difficiles.

Durant huit jours notre petite ville se trouva sous l’occupation allemande.

Le commandant Hess qui occupait une chambre chez nous, avait prévenu notre famille de l’arrivée prochaine des Russes. Il était toujours courtois, souriant, « tiré à quatre épingles » et ce qui le choquait le plus ce fut l’allure négligée de ses homologues russes.

« Je vous plains de tout mon cœur, Madame, de supporter les Soviétiques qui nous remplacent à partir de demain. Ils sont petits et sales », c’est avec ces mots qu’il prit congé de ma mère en lui faisant un baisemain.

L’annonce du changement d’occupants, de savoir le départ imminent des soldats d ‘Hitler, était pour nous un grand soulagement.

Cela signifiait le partage de la Pologne entre les deux puissances désormais alliées, la frontière étant la rivière Boug. Une alliance bien bizarre, même invraisemblable mais bientôt bien réelle. Nous sommes les spectateurs du silencieux départ des Allemands en motos précédant les tanks russes dont le grondement faisait penser au tonnerre annonçant l’orage.

Le paysage avait soudain changé. C’était une zone de guerre.

Les tanks russes grondaient longtemps dans la nuit, menaçants et annonçant la guerre.

C’était comme un chant puissant, la mélodie des plus forts, celle qui vous enlève le sommeil.

Je revois encore mon père debout, à la fenêtre durant la nuit entière, mortifié par l’angoisse devant ces circonstances dramatiques.

Soudain, dans cette partie du monde, la tension était montée.

Ma sœur et moi attendions le petit matin pour pouvoir apercevoir les silhouettes des nouveaux venus.

Notre curiosité serait aujourd’hui comparable avec celle qu’on aurait ressenti devant une brusque décente des martiens sur notre planète.

La fenêtre de nos chambres donnait sur un jardin public qui avait changé d’allure : plus de pelouse, plus de fleurs mais une immense fourmilière. Les fourmis étant d’innombrables hommes, vêtus de manteaux longs, portant des casquettes à longues visières, tous affairés auprès de leurs petits chevaux.

C’est à partir de ce moment que commença notre tragédie.

Les Russes nous ont ordonné de quitter notre très bel appartement du jour au lendemain sans aucune discussion possible, nous laissant emporter quelques meubles endommagés par eux lors du déménagement. Pour survivre, nous nous sommes démunis progressivement de notre garde-robe superflue et du restant des meubles.

Grâce à ses amis, mon père industriel, patron de raffineries de pétrole a trouvé un travail harassant qui n’a pas tardé à l’épuiser jusqu’à tomber gravement malade. Cela nous a permis de tenir tant bien que mal.

Malgré les conditions extrêmement difficiles, nos parents ont décidé que nous continuerions nos études supérieures, moi à l’école polytechnique et ma sœur à l’université de Lvov, à 150 km de Drohobycz. Ces études ont duré de septembre 1940 à juin 1941.

En effet, le 26 juin à 3h du matin, les Allemands ont bombardé les Russes et ont ainsi rompu le fragile accord de septembre 1939. Les Russes totalement surpris, ont mal compris au début le déferlement des Messerschmidts lâchant des bombes sur l’ancienne Pologne de l’est. Cette situation était dramatique.

La peur d’être séparés de leurs enfants à cause des nouveaux événements hantait l’esprit de mes parents. Ma mère courut à la poste pour les joindre au téléphone mais toutes les lignes étaient déjà coupées. Drohobycz était survolé sans arrêt par les avions allemands.

Folle d’inquiétude de ne plus avoir de nouvelles de ses enfants, ma mère prend la décision de partir nous chercher. Les trains étaient déjà réquisitionnés par l’armée. Pour s’y rendre, elle loue une carriole conduite par un cocher. Ce périple a duré deux jours. Il a fallu braver bien des obstacles, le cœur battant : les Ukrainiens prêts à dénoncer les juifs et les Allemands un peu partout. En chemin, nous avons vu pour la première fois un tank russe coupé en deux par une bombe allemande.

Notre ressemblance physique aux Allemands, à la fameuse « race aryenne » explique sûrement qu’on nous a confondu avec eux et que nous sommes restés en vie.

De retour à Drohobycz, nous sommes désagréablement surpris de voir les juifs porter des étoiles de David sur un bandeau enserrant le bras.

La petite ville est en état de choc. C’est le début de l’enfer qui nous attend.

Nous sommes obligés de quitter notre chambre chez un pope ukrainien pour une autre dans la zone dite ghetto.

La peur était partout. Le monde s’écroule autour de nous. SI vous aviez un travail, vous étiez chanceux. Nous avons échappé à la rafle du 7 août 42 car nous étions restés sur notre lieu de travail. Mon père malade, était alité et était à la merci de la dénonciation des Ukrainiens du coin. Il fut fusillé dans la forêt avoisinante.

Nous étions trois désormais avec le fantôme de notre père.

Quel était le travail qui nous sauva la vie à l’époque ?

Étudiant à l’école polytechnique, grâce à mes connaissances en dessin technique, j’ai réussi à travailler au bureau de construction dirigé par un ami de mon père, pour le compte de la Gestapo. Un certain Landau, tristement célèbre, en était le responsable.

Cet ami a suggéré la construction d’une école d’équitation pour les SS.

Ma mère et ma sœur ont trouvé du travail de jardinage.

Ensuite, le travail n’a plus été réservé qu’aux personnes qualifiées dans l’industrie, pouvant aider les Allemands dans la guerre. Ainsi, j’ai travaillé dans le bureau d’étude des raffineries de pétrole et ma sœur, grâce à l’intervention d’un ingénieur allemand, dans le laboratoire.

Pour ma mère, n’ayant pas les compétences requises, cela a été beaucoup plus difficile.

Elle a été provisoirement admise dans un atelier de couture situé dans l’enceinte de la raffinerie Naphta, où une dizaine de femmes réparaient les uniformes des soldats allemands.

Cette situation ne pouvait être que provisoire. En effet, ma mère ne possédait pas la lettre « R » (Rustung en allemand et signifiant armement). Ce R était vital pour les juifs et leur permettait de travailler dans les raffineries. Ceux qui, comme ma mère n’avait pas cette lettre magique étaient destinés à être fusillés dans la forêt de Bronica, dans les environs de Drohobycz.

On séparait les juifs ayant cette lettre R de ceux qui ne l’avaient pas. Les noms de ces derniers figuraient sur une liste. On appelait ces malheureux, les uns après les autres. On les mettait à part pour les supprimer dans la journée.

L’appel avait lieu le matin, avant le départ au travail. Ma mère flairant le danger imminent, devance la rafle tueuse et impitoyable. Avant qu’elle ne frappe, en une seconde, elle parvient à retourner dans l’appartement que nous partagions avec un couple d’ingénieurs. Elle arrive à se hisser dans la partie supérieure d’un débarras et retient son souffle.

Bien sûr, le sens de l’organisation SS ne lui a pas laissé de répit très longtemps. Les SS sont allés chercher ma mère manquant à l’appel et ont pénétré dans l’appartement. En ouvrant le débarras, un soldat SS n’a, par miracle, pas jeté un coup d’œil vers le haut et ma mère a été sauvée. Deux de ses amies figuraient sur la funeste liste et ont été supprimées ce matin-là.

Ceux qui étaient provisoirement sauvés, ne se trouvaient pas pour autant hors danger.

Les soldats SS continuaient sans relâche à procéder à des vérifications.

Un jour, sur le trajet qui conduisait les juifs aux raffineries, ils ont commencé les vérifications. Ma mère s’est enfuie vers les champs environnants. Elle est aussitôt poursuivie par les SS. Heureusement, ils perdent sa trace dans les herbes hautes et cela lui permet de s’engouffrer dans un trou recouvert de planches qui servait à contrôler l’écoulement des eaux chaudes venant d’une des raffineries.

Pour sortir de sa cachette, il lui a fallu attendre dans cette atmosphère nauséeuse et irrespirable que les SS renoncent finalement à leur chasse à l’homme.

Entre-temps, la famine régnait, et ma mère a décidé un jour d’aller chercher des graines dans une ferme avoisinante appartenant à un ami de mon père, afin de faire de la soupe.

Ce ne put se faire que sous la protection d’un ami industriel puissant qui pouvait se déplacer librement. Ces initiatives téméraires mettaient à tout moment la vie de ma mère en danger, si les Allemands la surprenaient dans ses allées et venues… »

Le début du journal n’était que les prémices de ce qu’allait devenir un drame inimaginable qui allait durer quatre longues années.