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France

Pierre Lellouche : « Un imbroglio dangereux en Syrie pour la paix »

Selon le spécialiste des relations internationales, la Russie et l’Iran sont alliés.

 

Conseiller diplomatique de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou François Fillon, disciple de Raymond Aron, Pierre Lellouche a, également, été Représentant de la France pour l’Afghanistan et le Pakistan (AFPAK – 2008), Secrétaire d’État chargé des Affaires européennes puis du Commerce extérieur (2009-2012) et précédemment Président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN (2004-2006). Professeur de géopolitique, docteur en droit de la faculté d’Harvard, Pierre Lellouche est depuis 1997, député Les Républicains de la Ière circonscription de Paris. Il est enfin le Délégué général aux Affaires internationales pour son parti.

 

L’Arche : Le soutien indéfectible de la Russie à Bachar Al-Assad révolte toutes les démocraties du monde. Que recherche Poutine dans cette stratégie ?

Pierre Lellouche : Je noterai d’abord que par rapport à toutes les autres puissances extérieures (États-Unis et France notamment), la Russie est la seule grande puissance à avoir eu une stratégie constante en Syrie depuis le début de la crise en 2011. Avec trois objectifs : Le premier : aider Bachar Al-Assad à conserver son pouvoir parce qu’il est le garant de la présence militaire russe en Syrie, surtout pour la base navale de Tartous. Ensuite, éviter que les islamistes sunnites l’emportent à Damas (Al Qaïda ou l’État islamique), car Vladimir Poutine a en tête les musulmans de son propre pays. Il faut savoir qu’il y a 20 millions de musulmans en Russie, dont 2 millions à Moscou, et que des milliers de Tchétchènes combattent dans les rangs de Daesh (7 000 citoyens russes). Enfin, le Président russe veut profiter du vide laissé par les Américains et les Occidentaux, pour imposer à nouveau la Russie comme un acteur dominant sur la scène internationale et sur le Proche-Orient, où elle a toujours été présente depuis le XIXe siècle.

 

Une constance dans cette stratégie russe qui contraste avec les hésitations et les oscillations des stratégies occidentales !

Tout à fait. Pour les Occidentaux, les départs de Ben Ali, Moubarak, et Kadhafi annonçaient inévitablement celui de Bachar Al-Assad. « Bachar devait tomber », « Bachar allait tomber », ce n’était qu’une « question de semaines ». D’autant que ce dernier passait pour être un « boucher », en quelque sorte un « méchant ». L’erreur des Occidentaux, c’est d’avoir pris leurs désirs pour des réalités, d’avoir conçu leur politique en Syrie uniquement sous un angle moral voire compassionnel, en sous-estimant totalement la complexité de la composition ethnique et religieuse de la Syrie (ce qui est impardonnable pour la France, puisque c’est elle qui a inventé la Syrie en 1920 !), et en imaginant qu’il existait une alternative « islamiste modérée » à Bachar. Or, tous ces points se sont avérés erronés : l’opposition islamiste s’est évaporée chez Al-Qaïda ou l’État islamique, et dans des dizaines de groupes terroristes plus ou moins affiliés. Bachar a tenu grâce à son alliance avec l’Iran et avec la Russie. Et surtout, on s’est rendu compte, un peu tard, que ce n’est pas Bachar qui tue les Français en France, mais bien des commandos terroristes envoyés par l’État islamique. Cela fait donc beaucoup d’erreurs, surtout du côté français.

 

Oui, mais que reprochez-vous à François Hollande ?

De s’être trompé de politique, de s’être trompé d’ennemi ! Encore une fois, ceux qui tuent en France, sont des terroristes de l’État islamique, pas Bachar ! Deuxièmement, de s’être trompé d’allié. En suivant aveuglément les États-Unis, la France s’est ridiculisée en 2013 dans l’affaire des armes chimiques, après qu’Obama a décidé de ne pas bombarder, alors que Hollande avait annoncé qu’il allait « punir » Bachar. Les Russes, là encore, ont su, très habilement, jouer leur partition. En offrant à Obama une porte de sortie, en lui proposant de prendre en charge le désarmement chimique de la Syrie. En fait, trois ans plus tard, les armes chimiques sont toujours utilisées – d’ailleurs des deux côtés – l’État islamique produisant ses propres armes à l’Université de Mossoul. En troisième lieu, en mettant les Russes en accusation depuis le début, et encore tout dernièrement à l’ONU, à propos des bombardements d’Alep et avec l’annulation de la visite de Poutine à Paris, la France perd toute marge de manœuvre : elle est exclue de la négociation, désormais exclusivement bilatérale entre Américains et Russes sur la Syrie, et la tentative d’isolement de la Russie, qui, certes, satisfait la posture de Hollande en politique intérieure française et les media français très anti-Russes, ne permet nullement à la France d’obtenir, en quoi que ce soit, le règlement de la crise. La guerre entre dans sa sixième année, elle s’internationalise avec la pénétration de l’armée turque en Syrie, en plus de celle de l’Iran. Tout cela prend une tournure à la fois dangereuse pour la paix du monde et entraîne surtout la marginalisation de la diplomatie française.

Il y a un moment où il faut être capable de remettre à plat une stratégie qui ne marche plus. Si au bout de cinq ans, après 300 000 morts, 7 millions de réfugiés, tout autant de déplacés, les perspectives de paix s’éloignent et les négociations se font en dehors de la France, alors, il serait temps que la France revoie sa stratégie ! C’est ce que je m’efforce de proposer dans un prochain livre, qui sortira début janvier (1).

 

Autre alliance inattendue : la Russie et l’Iran. Pour bombarder les djihadistes syriens, des avions russes décollent aujourd’hui d’une base… iranienne ! C’est le monde à l’envers !

Oui, la Russie et l’Iran sont bel et bien des alliés. Le 16 août 2016, les bombardiers russes à longue portée TU-22M3 et SU-34 ont frappé des positions de Daesh près d’Alep. Au moins cinq entrepôts d’armes ont été détruits, selon un communiqué du ministère russe de la Défense qui, je vous le lis, explique pourquoi les avions ont décollé d’Iran : « La base aérienne russe en Syrie ne pouvant pas accueillir des bombardiers à longue portée, les gouvernements iranien et russe ont signé un accord qui permet à la Russie d’utiliser la base de Hamadan, en Iran. Une telle possibilité raccourcit le temps du vol des avions jusqu’à leurs cibles en Syrie de 60 %. » Cette alliance a été renforcée, fin août 2016, par la livraison russe de batteries de missiles sol-air S-300 – de défense antiaérienne – pour protéger le site nucléaire de Fordo. La présence iranienne en Irak, désormais contrôlée par les chiites, son influence sur le gouvernement de Bagdad, sont une des conséquences directes de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Les Américains ont fait la guerre en Irak, non pas pour le « Roi de Prusse », mais pour les Ayatollahs de Téhéran… Les Russes en tirent aujourd’hui bénéfice, en s’alliant ouvertement avec les Perses. Mais même à l’intérieur de cette relation, les deux partenaires se méfient mutuellement l’un de l’autre. De l’autre côté, le fait nouveau est que la Turquie, alliée des États-Unis, est entrée militairement sur le territoire syrien, sans demander la permission de Washington. Dans cette guerre, chacun mène la sienne…

 

Incontournable en Syrie et en Irak, la Turquie bouleverse aussi les alliances ! Erdogan vient de réaliser un coup de maître : en juillet 2016, il a réussi à se réconcilier à la fois avec la Russie et avec Israël. Et avant avec l’Arabie saoudite ! Du jamais vu !

La Turquie joue désormais un rôle majeur et en même temps très instable dans la région. Le rêve d’Erdogan est de recréer en 2024 le Califat ottoman que Kemal Atatürk avait supprimé il y a presque 100 ans, en 1924. Atatürk avait construit une Turquie moderne et laïque, sur le modèle inspiré par la France. Erdogan rêve aujourd’hui d’un Califat néo-ottoman, islamiste et nationaliste, mais compatible avec le modèle de développement économique turc. Il y travaille sans relâche depuis le début des années 2000. Très habilement, il a su utiliser la naïveté des Européens pour détruire tout rôle politique de l’armée turque, qui était le dernier rempart du modèle laïc de Kemal Atatürk. Après le coup d’État du 15 juillet, il s’est lancé dans une répression tous azimuts contre toutes les forces non islamistes, y compris les journalistes, les intellectuels, le monde des affaires… créant un système de pouvoir finalement très proche de celui de Poutine à Moscou. Il a tenté ces dernières années, mais en vain, de rallier à lui la rue arabe : ce fut la rupture spectaculaire avec Israël, la dispute publique avec Shimon Pérès à Davos, et bien sûr de la flottille turque à Gaza, interceptée par les commandos israéliens. Mais cette tentative a échoué : les Arabes n’ont pas envie de redevenir des vilayets d’un nouvel Empire ottoman. En Syrie, la Turquie cherche en priorité à éviter un régime allié à l’Iran et aux chiites, d’où son combat contre Bachar. Mais son principal problème, ce sont les Kurdes, qui représentent 20 % de la population de la Turquie. Pour Erdogan, c’est la priorité absolue, bien avant le combat contre Daesh. Il faut éviter, à tout prix, la renaissance d’un Kurdistan indépendant, promis mais oublié il y a cent ans lors du Traité de Sèvres, et l’armée turque a réussi à empêcher la création d’une continuité territoriale kurde le long de la frontière avec la Syrie.

 

En somme, la Turquie veut jouer dans la cour des « Grands » ?

Exactement ! La Turquie est membre de l’OTAN, ce qui n’empêche pas de jeter le chaud et le froid sur la disponibilité de la base d’Incirlik, ou dans l’autre sens, d’abattre un avion russe, en risquant d’entraîner l’alliance dans une confrontation ouverte avec la Russie, par le biais de la clause de sécurité commune contenue dans l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Quant aux Européens, Erdogan a été d’une efficacité redoutable, en laissant transiter, pendant des années, les djihadistes européens d’Ouest en Est, vers la Syrie, tandis qu’il laissait passer des centaines de milliers de réfugiés syriens, d’Est en Ouest, vers les côtes grecques. Le summum a été atteint en 2015 où 1,8 million de migrants sont arrivés en Europe : jusqu’à 10 000 personnes par jour ! On connaît le résultat : Mme Merkel, seule, sans François Hollande qui, prudemment, s’est tenu à l’écart de la négociation, en a été réduite à capituler littéralement devant Erdogan par les accords du 18 mars 2016. Je rappelle que dans ces accords, la Turquie acceptait de contrôler enfin le départ des migrants en direction de la Grèce (ce qui sous-entendait d’ailleurs qu’elle avait laissé prospérer ce trafic précédemment), en échange de plus de six milliards d’euros, de la reprise des négociations de l’adhésion à l’UE et de la levée des visas pour 80 millions de Turcs. Et l’Europe a payé ! Au final, elle a donc confié les clefs de l’espace Schengen au Sultan d’Ankara. Aujourd’hui, tétanisée par la pression migratoire, elle n’a pas émis la moindre protestation face à la répression des libertés publiques en Turquie consécutive au coup d’État avorté du 15 juillet. Et elle ne sait pas comment éviter de céder au chantage de plus en plus pressant d’Erdogan, qui continue à exiger la levée des visas. Plus l’Europe s’affaiblit, plus la Turquie dicte ses conditions.

 

Ces nouvelles alliances Russie-Iran-Turquie, unies pour vaincre Daesh, forceront-elles les États-Unis à revoir leur stratégie au Proche-Orient ?

En vérité, il n’y pas d’alliance véritable contre l’État islamique. Il faut comprendre que, dans cette région, chacun déteste son voisin bien plus que l’État islamique, qui est pourtant censé être l’ennemi commun. La Turquie déteste les Kurdes plus que Daesh ; les Saoudiens sont obsédés par la menace iranienne, même s’ils sont également menacés par l’État islamique qui veut renverser la dynastie des Saoud ; les Iraniens cherchent à imposer un véritable arc d’influence depuis Beyrouth, Damas, Bagdad et jusqu’au Yémen, et profitent de la désintégration des États arabes. Cette confusion extrême est pour beaucoup le résultat des hésitations américaines et occidentales et de leur retrait de la région, mais également de la montée de puissances régionales locales que personne ne contrôle plus vraiment : Turquie, Iran, Arabie saoudite, elles-mêmes en lutte pour l’hégémonie régionale. Et pour compliquer encore plus le tableau, il faut comprendre qu’au-delà de la lutte contre l’État islamique et des rivalités entre puissances régionales, se joue une véritable guerre de religion, à l’intérieur même du monde musulman, entre Sunnites et Chiites, guerre par procuration entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

 

La grande révolution au Proche-Orient, c’est quand même l’irruption de l’Iran face à Israël via le Hezbollah et le Hamas ?

En effet ! Je l’avais d’ailleurs souligné depuis plusieurs années. Un armement considérable occupé en Syrie. Ce qui laisse un certain répit à Israël. Aucun État arabe que je connaisse n’a envie d’entrer en guerre contre Israël. Au contraire, Israël est aujourd’hui un allié objectif de la Jordanie, de l’Égypte et même de l’Arabie saoudite. Le vrai problème pour les Israéliens, c’est l’Iran ! L’option nucléaire pose problème, à la fois directement, et de manière indirecte en sanctuarisant en fait l’infiltration d’éléments terroristes et de l’idéologie islamiste à l’intérieur de la population palestinienne en Israël même et dans les territoires. Si la population palestinienne devait être contaminée par l’islamisme radical, la situation deviendrait périlleuse. Donc pour Israël, le problème est bien plus interne qu’externe. Le conflit a cessé d’être une guerre internationale. C’est devenu une guerre civile avec des risques d’islamisation venus moins d’Arabie saoudite que de mouvements terroristes sunnites et de l’influence de l’Iran.

 

Les Israéliens ne cachent pas qu’un Proche-Orient divisé en plusieurs États mais plus petits, est à leur avantage car il contribuera à noyer le problème palestinien. Est-ce votre avis ?

J’ai dit à plusieurs reprises depuis le début des « printemps » arabes en 2011, et surtout depuis la guerre en Syrie suivie par l’avènement de l’État islamique, qu’il existe désormais une fenêtre d’opportunité exceptionnelle pour Israël, pour régler le problème palestinien, une fois pour toutes. Cela ne m’a pas valu que des compliments. Pourtant, tout ce qui se passe aujourd’hui au Proche-Orient montre que contrairement à ce qu’affirmait pendant des années la diplomatie française, particulièrement sous Dominique de Villepin, le conflit israélo-palestinien n’est pas « la mère de toutes les batailles ». Tout le monde a compris aujourd’hui que ce n’est qu’un conflit marginal par rapport aux enjeux immenses de la recomposition du Proche-Orient et à la guerre de puissances et de religion que se livrent les puissances régionales musulmanes. Certes il est tentant pour le gouvernement israélien de profiter des divisions entre ces puissances musulmanes pour geler le statu quo. Mais à terme, ce n’est probablement pas la stratégie la plus sage. Tous les pays arabes aujourd’hui souhaitent vraiment le règlement de la question palestinienne, dont ils n’ont que faire en vérité, qui est secondaire par rapport à leurs propres intérêts, mais qui peut rester un irritant susceptible à tout moment d’être utilisé contre eux par les courants islamistes radicaux. Une voie de sortie politique est donc possible en s’appuyant sur ce nouveau contexte en plein bouleversement, à condition qu’il y ait la volonté politique de le faire, tant à Jérusalem qu’à Ramallah. À condition aussi que ce processus soit intelligemment accompagné de l’extérieur, ce qui impliquerait une autre diplomatie pour la France, à rebours de celle que Messieurs Hollande et Fabius (et aujourd’hui Monsieur Ayrault) ont conduite, au fil de l’eau, toutes ces dernières années. Je pense notamment aux velléités de reconnaissance unilatérale de la Palestine à l’Assemblée nationale, comme à l’ONU.

(1) À paraître en janvier 2017. Editions du Cerf.