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Religion

Sur le pont de Constantine

L’auteure de « Jacob, Jacob » revient sur les traces du passé familial et constate que c’est fini l’Algérie. Plus rien ne subsiste, sauf une brassée de souvenirs ravivée par l’écriture.

 

C’est peut-être le début de la fiction, ou l’une de ses sources. J’étais enfant, pieds plantés dans les galets de la plage de Nice, yeux fixés sur la mer, le port, les collines, oreilles percées par un accent qui n’était pas celui de mes parents ni de ma grand-mère qui me racontaient des histoires d’un pays qui n’existait pas, ou qui n’existait plus. Quand ils prononçaient ce nom, « l’Algérie », la dernière syllabe se perdait dans des points de suspension et le mot lui-même semblait arraché à la réalité, suspendu entre terre et ciel, flottant, immatériel.

Les histoires se répétaient, racontées chaque fois avec la même intensité, la même émotion, parfois un détail était ajouté ou retranché mais les mots étaient les mêmes, l’intrigue identique : le jour où un garçon m’a chipé le bonbon que je m’étais acheté avec mes économies, le jour où quelqu’un a volé les oiseaux de mon père, le jour où j’ai fait une blague à mes camarades de l’armée en glissant des anchois dans des éclairs au chocolat, le jour où il y a eu une fusillade place de la Brèche, le jour où il y a eu une bombe dans un cinéma.

Il y avait aussi des récits moins précis, des lambeaux d’habitudes qui ressurgissaient au détour d’une phrase : en Algérie on n’avait pas de salle de bain, on allait aux bains maures, ou dans les sources du Rhumel, on préparait de la tomena qu’on mettait dans des paniers. À Constantine, il fallait grimper plus de cent marches pour arriver au lycée Lavran. On n’avait pas de machine à laver, on faisait toute la lessive à la main et on l’étendait sur les toits, j’ai porté des cuves et des cuves de linge, c’est comme ça que je me suis cassée le dos. Et encore : en Algérie, on égorgeait les poulets devant les enfants avant Kippour et après la fin du jeûne, tout le monde faisait la tournée des voisins jusque tard dans la nuit.

On distillait l’eau de fleur d’oranger dans les cours.

On donnait un bol de lait à l’école pour les enfants nécessiteux.

On allait faire cuire le pain chez le boulanger qu’on appelait « le diable » parce qu’il avait le visage rouge à force de rester devant son four à bois.

On jouait avec deux bouts de ficelle et des noyaux d’abricot.

On allait se baigner à Philippeville en été (ma mère). On louait un cabanon sur la plage d’Alger (mon père).

Mais c’est fini, l’Algérie. Y’a plus rien là-bas. On a laissé nos morts et on est partis.

Ainsi, pendant plus de quatre décennies, un paysage intérieur s’est forgé en moi. Je connaissais les noms des rues, des cafés, je voyais le pont suspendu, la place de l’Opéra à Alger, les mots avaient construits ce paysage pierre par pierre, il était solide, immense et fragile comme un mirage.

L’Algérie n’existait pas (plus) et je ne pouvais pas y aller. Je pouvais prendre un avion pour les États-Unis, la Corée du Sud, la Réunion, je pouvais aller à Sarajevo pendant la guerre, je pouvais même parfois envisager d’aller sur la Lune un jour, mais l’Algérie me semblait plus inaccessible.

En février 2012, j’ai commencé une enquête familiale. Je me suis penchée sur quelques documents sauvés de l’exil, du temps, des déménagements, j’ai entrepris d’aller vers l’Algérie à travers le seul lieu dont je peux dire qu’il est vraiment le mien : l’écriture.

J’ai scruté des photos, j’ai cherché sur les traits de mon grand-père maternel que je n’ai pas connu quelque chose qui me rattachait à lui. J’ai épluché des actes de naissance.

Un matin d’avril de la même année, j’ai ouvert ma boîte électronique et découvert un message de Gaëtan Pellan. Il avait été pendant quelques années le directeur du Centre culturel français de Gaza et nous avait aidé à nous documenter en vue du tournage de l’adaptation de mon roman Une bouteille dans la mer de Gaza.

Nous, c’est le réalisateur Thierry Binisti et moi, avec qui la relation de travail s’est doublée d’une relation fraternelle avant même que l’on découvre que son père, né à Constantine, prenait son café le matin avec mon grand-père, chaque matin ou presque, avant notre naissance, avant la guerre, avant que l’on décide de faire un film ensemble, un film qui parlait des déchirures d’une autre guerre.

Gaëtan était désormais en poste à Oran et nous invitait, Thierry et moi, à présenter notre film en Algérie. Quatre noms de ville se succédaient : Annaba, Constantine, Oran, Alger.

J’ai fixé l’écran et relu le mail quatre fois. « Est-ce possible pour vous ? » demandait Gaëtan.

Un oui incrédule et puissant, venu du fond de mon enfance, a résonné dans ma tête.

À l’heure où j’avais décidé d’aller vers l’Algérie en écrivant, l’Algérie m’appelait et me disait : Viens. Viens voir de tes yeux.

Le 11 novembre 2012, nous embarquions pour Annaba via Alger, cœur battant, yeux brillants, mots absents, attentifs à chaque émotion qui vibrait en nous, à la vue de l’écran où s’affichait notre vol, à la vue de la première bande de terre, du premier policier des douanes vérifiant nos visas.

Nous étions à Annaba, où nous n’avions aucune attache familiale, et c’était bien ainsi, nous pouvions faire face plus simplement au choc « d’être en Algérie ». La ville avait un petit air de Montpellier, nous avons sillonné les rues et pris des photos. Le soir, après la projection, nous avons eu une première rencontre avec le public, chaleureux, curieux, avide de dialogue et de réponses.

Le lendemain matin, une voiture nous conduisait à Constantine. Il était tôt, il faisait gris, la brume embrassait la terre, je lus soudain : Constantine 20 km.

Ce n’était pas un mirage, mais un panneau vert planté sur une route nationale qui annonçait la présence réelle d’une ville réelle quelque part sur Terre dans cette journée de Novembre.

Un virage, et le pont apparaît. Un autre, et il disparaît. Nous approchons, c’est une certitude, même si ce que nous nous apprêtons à vivre était inconcevable il y a peu de temps encore. Je m’accroche à des bouts de phrases : « les roues tournent », « c’est la bonne direction », « quelques minutes encore ».

Le chauffeur arrête la voiture sur le bas-côté de la route, nous sortons. Une bourrasque de sentiments indicibles nous saute au visage. Le pont est là. Il suffit de lever les yeux. C’est lui, tel qu’on nous l’a raconté mille fois, tel que nous ne l’avons jamais vu et pourtant nous l’imaginions, et ainsi de toute la ville ensuite, que nous découvrons en traversant le pont El Kantara pour aller vers l’hôtel Cirta, place de la Brèche. À chaque pas nous répétons, « nous sommes là, tu te rends comptes, nous sommes là », et cette phrase contient quarante ans de récits, quarante ans de mémoire transmise en douce, parce que c’était tout ce qui restait à nos parents et à ma grand-mère de ce qu’ils avaient vécu là pendant des années, dans ces rues ocres et jaunes, au bord des falaises qui surplombent le Rhumel, au pied du monument aux morts de 14-18, dans cette ville forteresse dont Flaubert disait qu’il n’avait jamais rien vu de tel, et qu’elle donnait le vertige.

Nous allons au cimetière et nous errons pendant des heures entre les tombes, hébétés et silencieux, certaines sont intactes, d’autres dégradées par le temps, par un éboulement, par des hommes. Sur l’une d’elle un damier a été dessiné à la craie, les herbes ont poussé, je pense au cimetière juif de Prague, je pense à mon grand-père, à son jeune frère Jacob, dont je ne retrouve pas la tombe mais dont j’inscrirai le prénom deux fois sur la couverture d’un roman, deux ans plus tard. Nous sillonnons ensuite le quartier juif, accompagné d’un guide qui refusera la moindre pièce en échange de cette journée passée à nous conduire d’adresse en adresse, de la maison des uns à l’école des autres, de la synagogue au lycée.

Je veux tout prendre en photo, tout filmer, tout fixer, m’assurer pleinement de l’existence de ce lieu, de ma présence miraculeuse en lui, plus de cinquante après le départ des miens. J’envoie tout à ma mère qui passera cette journée suspendue à mes mails, là-bas, loin, dans sa vie d’aujourd’hui en Israël, quelque chose du lien ombilical est réactivé et inversé à la fois, c’est moi qui lui transmets un flux vital et dense, les images retrouvées de son enfance perdue.

Le soir, la salle est comble pour la projection du film. Le public a appris que nous étions « des enfants d’ici » et se lève longuement pour nous applaudir à peine le générique terminé.

Le lendemain, je partirai sur les traces de la famille de mon père à Alger, je lui enverrai les photos des arcades de la rue Babazoun, de la Grande Poste où a travaillé son père, de la rue d’Isly où la sœur d’une amie est tombée à ses côtés, tuée sur le coup le 26 mars 1962.

L’Algérie entre en moi par tous les sens, présent et passé ne font plus qu’un, ce n’est pas un retour comme me l’ont dit certaines personnes, c’est une découverte, un étonnement, la sensation inouïe de prendre place à un endroit qui s’était dérobé et semblait englouti.

De retour à Paris, il me faut plusieurs mois pour accuser le choc de ce voyage. Je n’arrive pas à écrire. Je contemple les photos qui ont pris la place du paysage intérieur.

Jusqu’au moment où cette réalité intégrée enfin, je sens le sol de Constantine sous mes pieds un matin et m’élance avec Jacob vers le pont, et dans la fiction.