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Littérature

Un air de famille

Bergson Jankélévitch Levinas, Collectif sous la direction de Flora Bastiani, Editions Manucius, collection SIREL/Actualité de Levinas, 2017.

 

C’est un bel objet éditorial que voici : de ceux qui, tout en comblant un vide criant dans la littérature, ont l’air de l’évidence. Réunir ces trois philosophes, français, juifs, plus ou moins contemporains les uns des autres, pour mettre au jour leurs affinités conceptuelles, airs de famille, différences et divergences, semble en effet naturel. Non qu’il y ait entre eux filiation, dépendance ou « déférence » ainsi que le dit Flora Bastiani dans sa très belle introduction, mais plutôt une « rencontre sur les concepts de travail », par devers un vocabulaire philosophique, idiosyncrasique, forcément. Bergson, comme figure plus ancienne, pas vraiment tutélaire mais incontournable : inspiratrice. Levinas et Jankélévitch que travaillent la question du temps de sa portée éthique, et celle de l’asymétrie avec Autrui

Frédéric Worms, dans sa contribution, propose une hypothèse féconde autant qu’astucieuse : ces trois penseurs, sans être liés à une école ou à un courant, seraient tributaires d’une même tradition, et même d’une tradition au cube. Métaphysique, juive et française. Il caractérise leur rencontre comme « une philosophie fondée sur le lien immédiat entre la critique de la métaphysique traditionnelle et le fondement de la morale, et cela, à travers l’idée de temps ».

Sur la question du signifiant juif, des noms juifs de Bergson, Jankélévitch et Levinas, sont évités avec brio les écueils de l’essentialisation et de la romantisation : replaçant Levinas dans la tradition allemande de philosophie juive (cette philosophie qui répondait, critiquait, intégrait un système philosophique « universel » dominant, qui de Kant, qui de Hegel, à partir d’une position juive), il ne craint pas de citer les très rares références à la pensée juive ou hébraïque chez Bergson ou encore Jankélévitch. On se permettra toutefois de nuancer leur caractère révélateur ou important, tant la critique commune que deux des trois philosophes adressent au juridisme ressemble à la critique paulinienne des pharisiens. Levinas est ici à mettre à part.

Les contributions, des meilleurs chercheurs de la philosophie française du XXe siècle, sont toutes lisibles (gageure s’il en est!), éclairantes et témoignent toutes d’une pensée originale derrière l’exercice de l’exégèse.

Un bémol toutefois, en forme de méta critique conceptuelle et qu’on pourrait (devrait?) en fait adresser aux philosophies dont on parle : le droit est traité d’une façon qui confine au sophisme de l’homme de paille. C’est ainsi qu’on trouve sous la plume de Jean-François Rey, dans son article portant sur « La justice comme institution chez Levinas et Jankélévitch : philosophie de la justice ou philosophie du droit ? » : « Aérer l’étouffante justice, laisser passer dans l’équité l’air frais de l’amour. » « Être juste, c’est être dans la justesse, le « rien de trop », le légalisme de la formule : « J’applique les textes ». Logique au bout de laquelle le droit sécrète l’injustice. ». En bref, tous les clichés sur les ratés de la justice, sa rigidité, son caractère systémique, aveugle aux particularités. On trouvera ce même type d’accusations sous la plume d’Arnaud Bouaniche dans son « Au-delà du droit, la justice infinie : Bergson, Levinas, Derrida à la lumière de Canguilhem », article par ailleurs superbe sur la question de la justice comme toujours à-venir, reportée, future.

Certes, les commentateurs ne disent rien qui ne soit déjà chez Levinas, Jankélévitch et Bergson : l’excès de la justice sur le droit, l’amour dissolvant les limites de la loi, l’assimilation du droit avec la mentalité du fonctionnaire etc… Pourtant, que la loi produise des ratés, qu’elle soit, comme le dit le philosophe du droit Frédérick Schauer, « sous-optimale », voilà qui est une banalité. La question est de savoir ce qui pourrait remplacer l’imperfection de la loi, imperfection, il faut le rappeler, compensée par certains principes juridiques internes déformalisants: la tyrannie du sentiment, l’arbitraire de l’amour ? (Même universellement catholique comme celui de la philosophe Simone Weil, dont l’ombre plane sur ce volume). Il n’est pas certain qu’on y gagne au change en termes de quantité de justice de facto même si, avouons-le, proclamés, la justice et l’amour ont plus de superbe que l’étroit droit. Levinas proclamera quant à lui le caractère régulateur de Loi sitôt que le face à face avec Autrui est troublé par le Tiers, de même qu’il ne cessera de défendre le Talmud.

Cet ouvrage collectif, genre d’ordinaire rébarbatif mais ici accessible et stimulant, ravira tous ceux qu’intéresse la philosophie française du XXe siècle et plus particulièrement ce moment décisif où la pensée a tenté de prendre acte de la barbarie et de se recréer, inquiète, incertaine, mais vivante, bien vivante.