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Rire de soi et de tout pour se reconstruire

En quelques mois, quatre grands humoristes nous ont quittés : Don Rickles, Dick Gregory, Shelley Berman et bien sûr Jerry Lewis. Des hommes courageux face aux discriminations raciales et généreux dans leur engagement.

 

Deux milliards et demi de dollars, c’est le montant que Jerry Lewis a aidé à récolter pour le Téléthon pendant les 55 ans où il anima l’émission qui appela au don pour lutter contre la mucoviscidose. Un investissement sincère, continu. Lors du Téléthon 1976, Frank Sinatra fit une apparition sur scène, demandant à Jerry Lewis s’il pouvait amener un ami qui souhaitait le saluer. À la surprise générale, et celle de Jerry Lewis en particulier, Dean Martin fit son entrée. Les deux hommes, qui ne s’étaient plus parlé depuis vingt ans, se serrèrent chaleureusement dans les bras. Vingt ans de séparation suite à une brouille marquant la fin du duo qu’ils incarnaient de 1946 à 1956. Une époque où ils étaient les rois du show-biz. Le crooner playboy et le comique électrique dominaient scènes et grands écrans.

Cette énergie appliquée à son métier était la même que celle déployée lors de chaque Téléthon, avec ce même souci de communier en dépassant les souffrances par le rire et la générosité. Dans son autobiographie, Lewis définit ainsi l’humour : « C’est la soupape de sûreté des passions humaines, la garantie de survie émotionnelle. Avant de faire rire, il faut d’abord savoir rire de soi. C’est pour cette raison que les Noirs et les Juifs, ayant survécu à l’Histoire, ont les soupapes les plus ouvertes. »

Il ne s’agit pas que de théorie mais de concrétisation scénique. Pour les raisons évoquées par Lewis mais aussi parce que le métier d’humoriste, comme la bande dessinée et le cinéma, étaient considérés comme peu nobles par les élites Wasps. Dans les années d’après-guerre, les artistes juifs et surtout noirs purent ainsi jouer sur scène dans certains clubs qui ne pratiquaient pas de discrimination. Le mot « certains » a ici son importance.

Sammy Davis Jr, probablement l’artiste le plus complet du siècle, avait été rejeté de la célèbre boîte Copacabana jusqu’à ce que son ami Frank Sinatra menaça les propriétaires de l’endroit. Avant de triompher à Las Vegas (au sein du célèbre Rat Pack de Sinatra avec Dean Martin, Joey Bishop et Peter Lawford), Sammy Davis et les autres artistes noirs devaient quitter les hôtels directement après les spectacles et dormir dans des motels pour Noirs uniquement. Un soir de spectacle de Sammy Davis à Miami, Milton Berle, qui fut le premier humoriste vedette de la télévision, frappa un raciste qui menaçait son ami.

Cette génération d’humoristes ne supportait plus les injustices raciales et avait vu assez d’horreurs pendant la guerre pour ne pas se gêner de militer, parfois violemment, afin de faire comprendre cela.

Ainsi, Lenny Bruce démonta le racisme ordinaire et heurta particulièrement les pisse-froid avec son sketch de la fin des années 50 : « Comment accueillir un homme de couleur a votre soirée ». Ce sketch se moquait de ceux qui vont manifester pour l’égalité mais qui n’accueilleront jamais un Noir à la maison. Parfois, face à l’incompréhension de la police qui le transporta gratuitement en voiture vers une dizaine de procès, face à celle des journalistes qui le traitaient de malade, et parfois même face à celle du public.

L’incompréhension du public put parfois coûter cher lorsque la houtspa n’avait pas de limite. Lenny Bruce, qui fut le premier humoriste à parler sur scène de racisme, de sexualité et de religion, admira le culot de son collègue Shelley Berman. À tel point qu’il en fit un sketch, mimant Berman gêné par une discussion entre des spectateurs un soir à Chicago. Ceux-ci se révélèrent être des mafieux. Bruce raconte comment, sans crainte aucune, Berman se mit à se moquer d’eux, les ridiculisant devant les autres spectateurs. Bruce explique que face à eux, mieux vaut être heureux s’ils vous vomissent dessus, une des issues les moins violentes d’un tel choc. Mais Berman poursuivit dans ses moqueries jusqu’à ce qu’il dut quitter les lieux à la vitesse de la chute d’un rideau. Lors d’une interview en 2002, Shelley Berman me confirma la véracité de la représentation de ce moment par Lenny Bruce, si ce n’est que cela s’était déroulé à New York et pas à Chicago.

Ceux qui connaissaient Shelley Berman ne s’attendaient pas à une telle houtspa. Il était le premier sit down comedian, assis sur un tabouret. Se servant souvent d’un téléphone, il emmenait le public dans ses conversations kafkaïennes. Dans des démêlés avec la bureaucratie et une pléiade de personnes renvoyant des réponses qui compliquent un peu plus ses questions. Un ton calme, un déploiement lent dans son univers surréaliste.

Également posé sur un tabouret et très calme, Dick Gregory rencontre un grand succès au début des années 60 avant d’abandonner son métier en pleine gloire pour militer à temps plein contre les discriminations raciales. Rien que par son style, il réussit à démonter les préjugés sur les artistes noirs que les producteurs et spectateurs souhaitent confiner au rôle de simple amuseur. Il était à bonne école. Celle de sa mère qui dut l’élever, lui et cinq autres enfants, seule. Elle ne cessa de répéter : « Dans la vie, il y a deux choix face à l’adversité, s’en sortir en riant ou en pleurant. » Une vision proche de celle de Jerry Lewis. À l’autre école, plus particulièrement l’Université de Saint-Louis, lorsqu’un professeur marqua le mot « negro » au tableau, Dick Gregory se leva pour changer le « n » en « N ». Sur scène, peu de temps après, à force de distiller une analyse sociologique fine et féroce, il conquit le public : « J’ai voté pour Kennedy. J’ai entendu qu’une fois élu, il mettrait de l’air conditionné dans les champs de coton. »

Interrogé sur l’utilisation du terme raciste « negro » sur scène, il expliqua que ce mot était très courant aux États-Unis et tout aussi insultant mais qu’« il fallait justement le faire sortir du placard et le disséquer. Ne pas se contenter de prononcer “le mot N….”. Qu’il serait tout aussi impossible de parler d’un swastika en utilisant un autre mot ».

Don Rickles était aussi un humoriste qui ne craignait pas les mots. Qui luttait avec férocité contre leur utilisation haineuse. En se prenant aussi au public sans discrimination aucune, insultant tout le monde. Mais avec ce talent qui savait faire comprendre la volonté inclusive humoristique dans ses montagnes russes. Un soir de 1957, dans une boîte de Miami, Rickles aperçoit Frank Sinatra dans le public et se met à de moquer de lui : « Laisse tomber la chanson, ta voix est morte.» D’habitude assez explosif, Sinatra rigole, aide Rickles dans sa carrière et les deux hommes deviennent des amis proches.

Rickles était capable de construire tout un spectacle autour de préjugés racistes, antisémites, homophobes, misogynes… avec pour seule issue la déconstruction de la haine ambiante.

Un talent que l’on peut savourer aujourd’hui sur youtube en voyant les roasts. Ces réunions de personnages publics venus « rôtir » un des leurs en se moquant affectueusement de lui. Un genre ancien devenu très populaire dans les années 70 lors des roasts animés par Dean Martin et retransmis a la télévision. Le plus régulier des invités fut Don Rickles, le maître incontesté de cet art. Taquinant aussi bien Sinatra et Davis qu’Orson Welles et Mohammed Ali. Mais il n’était pas à l’abri non plus des moqueries.

Un soir, en le présentant, Dean Martin déclara : « Don Rickles est devenu méchant depuis qu’il a découvert qu’Eva Braun le trompait. »

Lors du roast de l’humoriste Bob Hope en 1974, les deux hommes eurent un échange très savoureux.

Don Rickles (parlant de Bob Hope) : « Cela prend de nombreuses années pour devenir un grand humoriste. »

Dean Martin : « Dommage que tu ne sois pas encore arrivé à ces années. »

Don Rickles : « Merci, Jerry. »

 

Des propos d’autant plus drôles qu’ils furent prononcés deux ans avant la fameuse réconciliation entre Dean Martin et Jerry Lewis.