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Sorties

Chambon-sur-Scène

Daniel Milgram a rendu hommage au Chambon-sur-Lignon et à son père dans « Dieu, Brando et moi ». Suite à son décès le 6 novembre, l’Arche republie son interview.

 

Daniel Milgram, comédien et acteur ayant tourné avec les plus grands, est revenu sur le lieu de son enfance pour une représentation exceptionnelle le 27 mai à la Maison des Bretchs.

De son enfance forcée, celle qui ne passe pas par l’adolescence. Où, comme pour Gotlib, Denner, Joffo et d’autres enfants cachés pendant la guerre, on passa directement à l’âge adulte par la force des choses. Il souhaitait depuis longtemps rendre hommage au Chambon-sur-Lignon, avant de présenter sa pièce à Avignon cet été. Une pièce montée avec Gilles Tourman et les frères Maurice et Ilan Zaoui, de la troupe Adama, amis de longue date.

L’Arche : Écrire un spectacle qui rend un tel hommage au Chambon-sur-Lignon n’a pas dû être simple, surtout quand l’histoire est aussi personnelle.

Daniel Milgram : C’est une idée qui a occupé mon esprit pendant très longtemps. Je ne veux pas dire que je suis en dette avec le Chambon-sur-Lignon, mais je suis en recherche d’un hommage que je leur dois. L’histoire est plus ou moins connue, mais quoi qu’il arrive pas assez connue. J’avais donc dans la tête le besoin de trouver le moyen d’en parler dans un spectacle. Je ne trouvais pas.

À un moment, hélas douloureux pour moi, le deuxième soir de Hanoucca il y a 12 ans, mon père est mort. Au moment où il allait mourir, mon neveu qui vit en Israël m’a demandé de ses nouvelles. Je lui ai dit que c’était imminent. Que je regrettais de ne pas lui avoir dit certaines choses, que d’autres avaient probablement mal été interprétées. Ou que moi j’ai mal interprétées. Mon neveu m’a dit que ce n’est pas grave, car je peux continuer le dialogue avec son âme. C’est ce que j’ai fait. Quand j’ai vidé mon sac, j’ai dit que j’allais le nettoyer un petit peu. Je suis sorti de la pièce. L’infirmière m’a rappelé en me disant : « Monsieur Milgram, votre père est en train de passer. » Je suis revenu peu de temps avant son dernier souffle. Je pense qu’il souriait. Plusieurs années après, je suis tombé sur un ami qui s’appelle Gilles Tourman. Il a beaucoup écrit pour le café-théâtre et des pièces plus sérieuses.

On a commencé un travail d’écriture à deux, par des espèces d’interviews où je lui racontais différents moments de ma vie. Sur ces événements de vie, on a déterminé trois choses : ma relation problématique au judaïsme, mon rapport à Marlon Brando et mon père…

 

Ça en fait des confrontations compliquées dans un spectacle…

Tout ça est présent et de manière forte en moi. Il a écrit une pièce qui durait 1 h 50. On l’a ramenée à 1 h 30. On l’a présentée pour pouvoir la jouer au Festival d’Avignon. On nous a demandé de la réduire au format en vigueur : 1 h 15. Grâce au travail d’adaptation, en grande partie avec l’aide de Maurice Zaoui, on est arrivé à un texte très épuré.

 

En parlant de Brando, il a cette réplique classique dans Sur les quais : « I was a contender ». « J’avais ma place face au champion en pour le titre. » Est-ce donc une volonté pour vous d’être non pas en lutte mais en dialogue sans gants avec les thèmes et personnes qui vous ont marqué ?

Coïncidence amusante dans votre question puisque la compagnie que nous avons montée pour ce spectacle s’appelle Sur les quais. J’ai vu ce film à 12 ans. Ce rebelle, qui agit de manière pas toujours très acceptable, et qui finalement se réhabilite, est le miroir de l’histoire de Kazan. Lequel avait balancé tous les communistes… Il avait besoin lui aussi d’une certaine « confession ». J’ai senti tout ça dans le film. À partir de ce moment-là j’ai vu tout ce que Brando sortait. Le meilleur et hélas parfois le pire. Mais quand il sort Sur les quais, Viva Zapatta, Le Bal des maudits, Apocalypse Now, Le Dernier tango à Paris et même un de ses derniers films, Don Marco... C’est un monsieur qui compte. Qui a eu l’audace de passer d’une technique expérimentale de l’Actors’ studio et de l’imposer sur scène.

 

Lors d’une interview où on demandait à Guy Bedos comment il a réagi à la mort de Desproges, Coluche et d’autres confrères dont il était proche, il a répondu qu’ils étaient toujours là autour de lui. Toutes ces personnes dont vous parlez, on a l’impression que vous les tutoyez sur scène

Il y a effectivement deux aspects. D’abord l’aspect de ma vie avec mes souvenirs. Ils s’estompent mais des moments très importants resurgissent. Brando n’a pas modifié ma vie, mais il a été un guide. Certains lisent des ouvrages philosophiques, moi j’allais voir Marlon Brando. Parallèlement, parler de ceux qui sont toujours présents, c’est une des constantes du judaïsme. Il y a une partie du judaïsme qui est la religion des morts. Ce n’est pas un accident si le spectacle commence par « Papa, ce soir c’est le deuxième soir de Hanoucca, j’ai à te parler. »

 

Comment s’est déroulée l’écriture, et son développement en pièce ?

Ca s’est très bien passé. J’ai proposé à Maurice Zaoui de faire la mise en scène. Il hésitait. J’ai insisté et il a accepté. Vous connaissez le résultat ! On se connaissait avec Ilan et Maurice depuis Rabbi Jacob. Ilan a été très généreux avec moi, me permettant de manger pendant un certain temps en m’embauchant comme rabbin à Adama. Quant à mon amitié avec Maurice, elle a laissé des traces. Maurice a donc accepté pour ma plus grande joie.

 

Comment avez-vous intégré la dimension du Chambon ?

Ça s’est fait d’emblée dans l’écriture. J’ai parlé d’une reconnaissance. J’ai tout de suite pensé à offrir une représentation aux gens. Quand le spectacle était au point, une de mes cousines qui y habite a contacté Madame Éliane Wauquiez, la maire du village et mère de Laurent, laquelle a accepté immédiatement de recevoir ce spectacle. Ils ont mis à notre disposition la salle des fêtes. Le projet initial s’est ensuite étoffé. Ilan a eu l’idée d’une soirée « récréative » avec repas communautaire qu’on organisa un vendredi soir, un shabbat laïc.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre lien personnel au Chambon ?

Je suis né en 1942. Ce n’était pas totalement indiqué d’être juif à cette époque. Mes parents avaient fait cet enfant. Un beau bébé à la naissance, paraît-il. Est venu le moment en 1942, où il n’y avait plus de zone libre et il fallait cacher les enfants. Ma grand-mère voulait que tous les jeunes de la famille, son dernier fils et sa dernière fille, mes oncle et tante, ainsi que mon frère Claude et moi, restions ensemble. Qu’on soit cachés dans le même lieu. C’était une démarche intelligente. L’OSE a proposé qu’on soit placés à la Maison d’Izieu. Mais j’étais trop petit. Les trois autres pouvaient y aller sans problème. Ma grand-mère a dit non.

Mes parents ont continué à chercher. L’OSE a trouvé une solution pour nous quatre juste à côté du Chambon, à La Bâtie de Cheyne. J’ai été logé chez des paysans, la famille Kittler. Mon frère Claude était avec ma tante Hélène dans la famille Ollivier et mon oncle Léon chez les Cros. Tout ça dans un petit village où il y a quatre ou cinq maisons qui se courent après. La mienne était très excentrée au milieu des bois. On a eu la chance de survivre. On est là !

 

Vous avez revu ces familles après la guerre ?

Régulièrement. Il y a eu un phénomène dont il faut parler. De nombreuses familles, pour des raisons qui leur appartiennent, n’ont pas voulu revoir les gens qui les avaient hébergés. Certains sont revenus. Pour nous, le moteur de tout cela a été mon frère Claude qui a ressenti quelque chose de très fusionnel avec les gens qui le cachaient. Petit détail presque psychanalytique : ma mère s’appelait Berthe et la jeune femme qui gardait mon frère se nommait Berthe Ollivier. À 16 ans, mon frère a voulu présenter sa fiancée à Berthe Ollivier. Il a renoué un contact qui n’a jamais cessé. Ces trois familles, sous l’impulsion de Claude, ont été reconnues comme Justes par Yad Vashem grâce aux dossiers préparés par mon père.

 

Est-ce important aujourd’hui de transmettre cette histoire ?

C’était un des rares lieux pendant la guerre qui pouvait encore donner l’idée de la France éternelle. Une communauté s’est regroupée autour de son pasteur, lequel y avait été muté suite à sa thèse en théologie sur le thème de la résistance passive. Il a organisé toute la population : protestants, catholiques, paysans, gendarmes… Grâce à l’OSE et la CIMAD, sont passés ou ont été hébergés entre 3000 et 5000 juifs. L’ampleur de l’action du Pasteur Trocmé mérite non seulement d’être relevée, mais prônée en exemple. Si ce spectacle réussit à faire parler du Chambon et à montrer que dans des situations de crise il y a d’autres solutions que l’invective, que l’insulte, de renvoyer les gens dans leur pays…

 

Quels moments, quels traits de votre père avez-vous souhaité partager avec ce public qui ne le connaîtra qu’à travers vos mots ?

Grâce au travail que m’a fait faire Maurice Zaoui, avec une approche d’analyste cherchant à comprendre ce que souhaite réaliser le comédien, il a permis à de nombreuses choses de resurgir. Ma mère ayant été omniprésente, cela m’a créé de sérieux problèmes. La mère juive très schématique ! Je me suis rendu compte, avec le temps, que j’ai eu beaucoup plus d’amour à l’égard de mon père qu’il n’y paraît.

 

Une pudeur avait empêché l’expression de certains sentiments ?

Cette saloperie de pudeur et même cette timidité m’ont empêché de lui dire « merci ». C’est une des phrases du texte.

 

Et l’apport de Maurice Zaoui a donc été essentiel à l’expression de sentiments forts sur scène ?

J’avais besoin d’un metteur en scène exigeant, qui m’empêche de cabotiner. Qui ne me fasse aucun cadeau. Qui me donne du rythme et une gestuelle que je n’ai pas. J’ai des grands manques que Maurice a pu combler.

 

Une petite question sur quelqu’un qui vient de nous quitter et avec qui vous avez tourné, Victor Lanoux. Quel genre d’acteur était-il ?

J’ai eu environ 150 petits rôles dans ma carrière. Je l’ai rencontré sur un feuilleton et aussi dans La Carapate. Il y a une chose qui m’agace dans mon métier, c’est qu’après avoir joué une fois avec un gars on se permet de ne plus l’appeler Monsieur Lanoux mais Victor. J’ai vu ça aussi avec des acteurs face à Alain Delon. Je n’ai jamais été capable de faire ça. Victor Lanoux était un monsieur qui faisait son métier à ma manière, en artisan. Il a eu une carrière très propre et très riche. Cousin, cousine est un film qui a compté.

 

Vous parlez de Delon, on se souvient d’ailleurs de cette belle confrontation entre Lanoux et lui dans Deux hommes dans la ville en 1973, avec Gabin et les « jeunes » Giraudeau et Depardieu.

Delon, je ne le connais pas bien. Tant de rumeurs circulent sur son côté prétendument hautain, qu’il se fait appeler à la troisième personne. Je n’ai rien vu de tout ça. Sur le tournage de Ne réveillez pas un flic qui dort, j’ai vu un monsieur qui était acteur, producteur de son film. On devait tourner une scène ensemble. J’étais placé d’une certaine manière. Il me dit : « Avant que j’aille voir le metteur en scène, est-ce que ça vous ennuie que nous changions nos positions ? » « Absolument pas », je lui réponds. Il ajoute : « Vous allez me passer un papier, pouvez-vous me le mettre à cet endroit précis ? » Il avait une approche très pro sur tous les niveaux. Il était d’une grande courtoisie sur un plateau.

 

Comme pour Gabin, Delon est toujours présent lors des scènes qu’il tourne, même s’il n’apparaît pas sur l’image.

Il était effectivement à côté, jamais dans sa loge. J’ai eu un très bon contact professionnel avec lui.

 

PROPOS RECUEILLIS PAR STEVE KRIEF & ALEXANDRA EMSALLEM