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Littérature

Dieu, la religion, la croyance… selon Boris Cyrulnik

En quoi la croyance est-elle une aspiration psychologique singulière ? En quoi peut-elle être un facteur d’aide existentielle et de liens sociaux semblables à d’autres ? L’ouvrage de Cyrulnik investit ces questionnements à travers une approche éloignée de tout dogmatisme. Entretien.

 

Lorsqu’il était praticien, le neuro-psychiatre Boris Cyrulnik entendait régulièrement certains de ses patients parler de Dieu. La religion, disaient-ils, était pour eux un précieux soutien dans l’épreuve. En tant que médecin, il écoutait ces témoignages sans cerner avec précision les mécanismes psychologiques de la foi. Il s’est donc intéressé au sujet et ses recherches sont exposées dans ce livre intitulé Psychothérapie de Dieu, aux éditions Odile Jacob.

 

L’Arche : Ce qui apparaît clairement en lisant votre livre, c’est tout d’abord que la religion, comme le rire, est le propre de l’homme, et de tous types d’hommes et de femmes…

Boris Cyrulnik : La spiritualité est profondément inscrite dans la condition humaine. Dans toutes les parties de la planète, les êtres humains croient en un Dieu. En ayant accès à la parole, nous sommes capables de rendre vivante une représentation qui est totalement absente du contexte. C’est la définition de Dieu.

 

Cependant, dites-vous, il y a sans doute une propension plus forte à croire en Dieu lorsque nous sommes en difficulté. Les pauvres croient davantage que les riches, les malades davantage que les bien portants… la religion est-elle alors le propre de l’homme vulnérable ?

Nous sommes tous vulnérables. Puisque nous sommes humains, nous nous représentons des choses absentes telles que « je vais peut-être échouer à mon examen », « elle peut me quitter » ou « je vais mourir »… tout cela nous rend vulnérables. Un individu peut croire intensément en Dieu à certains moments de sa vie, et être moins préoccupé par le sujet à d’autres moments. Elie Wiesel, très croyant, disait qu’il n’avait pas toujours un besoin de Dieu intense. C’est aussi vrai pour les groupes humains. Les cultures occidentales étaient très croyantes… puis, en une seule génération sans guerre et sans conflit, elles le sont devenues beaucoup moins. Cela ne veut pas dire que cela ne reviendra pas.

 

Cela revient déjà, écrivez-vous, dans certaines cultures. Vous parlez par exemple d’un phénomène marquant chez les jeunes juifs.

Oui. C’est un phénomène observable dans plusieurs religions mais cela m’a particulièrement marqué chez les juifs. On voit des enfants ou adolescents aller demander aux rabbins comment prier, comment se sentir juif. Ce sont alors les enfants qui apprennent à leurs parents, détachés de la religion, les préceptes du judaïsme ! J’ai même plein d’amis qui me disent que leurs enfants demandent à être mariés… Ce retour des mariages arrangés est présent dans toutes les religions. C’est une surprise pour les gens de ma génération, c’était quelque chose de complètement impensable… J’ai été en Algérie récemment, les universitaires en psychologie sont en très forte majorité des femmes, qui m’ont dit ne plus comprendre leurs filles. « On a tant milité pour lutter, faire des études, devenir des femmes autonomes et on voit nos filles se voiler et redécouvrir une forme de bonheur dans la servitude », me disent-elles… pourtant, Malek Chebel me disait avoir passé 10 ans de sa vie à traduire le Coran sans trouver une seule ligne obligeant les femmes à se voiler.

 

Le désintérêt des parents pour la religion aurait-il laissé chez beaucoup de jeunes une impression de perte de sens ?

Effectivement. Le cadre est rassurant, et l’étoile du berger est rassurante. Il y a un besoin de sens, donc de direction et de signification. Les parents de ma génération ont probablement été volontairement démocrates, parce qu’ils avaient connu le nazisme et la répression dans beaucoup de cultures. Ils ont voulu ne pas être opprimants pour leurs enfants, et en conséquence, ne leur ont pas fourni de cadre et de direction. Les enfants ont eu la liberté. Mais la liberté donne l’angoisse du choix et l’incertitude du doute… Un jeune qui demande à être marié, qui demande à respecter une religion quelle qu’elle soit, cherche à se sentir sécurisé par un cadre.

 

Ce cadre ne passe pas forcément par la religion…

Quand j’étais praticien, je suivais beaucoup de jeunes qui étaient déculturés, soit à cause d’une tragédie familiale, soit à cause de leur environnement. Ils étaient délinquants, impulsifs, bagarreurs, voleurs, ou violeurs, arrêtés et mis en prison. Dès qu’ils s’engageaient dans la légion étrangère avec un cadre de fer – que personnellement je n’aurais pas supporté ! – ils étaient sécurisés. Mais dès qu’ils étaient mis à la retraite, très jeunes, l’angoisse réapparaissait, et avec elle les bagarres, l’alcoolisme, les tentatives de suicide. C’est un peu le même type de phénomène qui apparaît, par exemple, chez certains musulmans déculturés. Il n’y a plus de famille, plus de culture, l’enfant devient un errant impulsif, il est mis en prison, et il y rencontre un imam qui lui fournit un cadre de fer. Il l’escroque en en faisant une arme contre l’occident, et bien sûr contre les juifs.

 

Vous mettez justement en évidence le fait que la religion peut aussi bien être un déclencheur de radicalisation qu’un grand facteur de résilience, selon la façon de la pratiquer.

Oui, la religion peut effectivement être un précieux facteur de résilience. Quand un bébé arrive au monde, le fait de partager le même monde que Maman provoque une solidarisation et surtout une socialisation des âmes. J’aime le Dieu qu’aiment Maman, Papa et ma culture. J’appartiens à ce groupe, qui pour moi est sécurisant et fortifiant. Je sais que si je respecte les rituels religieux, je serai intégré dans le groupe au sens large, qui sera solidaire avec moi s’il m’arrive malheur. Mais ce facteur de résilience peut se transformer lorsqu’une croyance se barricade, se referme sur elle-même. Quand la religion devient un clan, qu’elle considère que tous ceux qui croient en un autre Dieu sont des mécréants, et que c’est tant mieux s’il leur arrive malheur, cela fabrique une morale perverse.

 

Ce besoin de sens, dites-vous, peut pousser des gens égarés vers la religion radicale ou vers les dictateurs. C’est ce à quoi l’on assiste beaucoup aujourd’hui. Le processus serait donc le même : celui de se soumettre à une grille de lecture du monde figée ?

C’est le même processus. Marx, Staline, Lénine n’étaient pas des dieux, mais étaient vus comme des hommes de qualités supérieures. Staline était le petit père des peuples, ce qui est une image paternelle comme Dieu peut l’être également, puisqu’il est parfois représenté avec une barbe blanche et une grande robe, et l’on peut s’adresser à lui en disant « notre père qui êtes aux cieux ». La différence est que beaucoup de religions ont des écoles d’interprétation. Staline, lui, ne pouvait pas se tromper !

 

On en arrive à l’un des grands risques de la religion selon vous : celui que peuvent avoir les hommes à anthropomorphiser Dieu. Vous prenez l’exemple de ce rabbin qui dit que Dieu ne veut pas entendre la voix des femmes à la synagogue. Selon vous, il attribue à Dieu sa propre opinion ?

J’ai pris cet exemple car j’ai rencontré ce rabbin. Les juifs de cette synagogue en étaient très malheureux. Il prêtait à Dieu sa propre intention de faire taire les femmes. C’est un danger de toutes les religions, qui est de faire de Dieu le porte-parole des hommes et de leurs émotions, alors que normalement une démarche sacrée exige que l’homme soit, à l’inverse, le porte-parole de Dieu. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a des prophètes.

 

Dans votre parcours, avez-vous parfois rencontré Dieu ?

J’ai été, enfant, arrêté et condamné à mort. Je savais que ces gens voulaient me tuer. Ils disaient devant moi : « Il faut le tuer sinon il deviendra un ennemi d’Hitler. » Je n’avais autour de moi plus aucun juif pour me donner accès au Dieu des juifs. Ma famille avait disparu. J’ai été caché par des Justes. Personne ne m’a fait connaître la voie d’accès à Dieu la plus fréquente, qui est de partager le Dieu de Maman pour ensuite appartenir à un groupe. Je suis devenu juif culturel, fier de mes origines, mais je ne connais pas la religion juive. Si j’avais appris, serais-je resté croyant ? Je l’ignore. J’aurais certainement été heureux de partager des rituels juifs, comme je le suis parfois aujourd’hui, quand je suis invité à des fêtes. Cela me donne un sentiment d’appartenance que je trouve très agréable. Il y a aussi la spiritualité, qui est très différente de la religion, et qui n’a pas besoin d’institutions. Tout être humain peut un jour éprouver la transcendance, un sentiment miraculeux d’être, une élévation vers quelque chose d’extraordinaire au-dessus de la condition de la matière.

 

Vous dites justement à la fin du livre que beaucoup de jeunes sont en train d’inventer une nouvelle façon d’aimer Dieu, plus spirituelle et moins institutionnelle.

Il y a deux tendances opposées. Il y a effectivement un désir de spiritualité, d’éprouver ce mystère, ce miracle, cet émerveillement d’être vivant. Mais il y a aussi, comme je le disais, une petite quantité de jeunes qui veulent se soumettre parce qu’ils sont sécurisés et tranquillisés par un cadre de fer.