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Le Billet de Salomon Malka

Les Bagatelles et le massacre

 

Le titre du livre dit tout. Les bagatelles pourraient à la rigueur être l’objet d’interprétations. Le massacre n’est pas une figure de rhétorique. Ce n’est pas une métaphore. C’est un appel au carnage, et c’est bien le contenu de ce livre imbuvable, indigeste, ignominieux, abject.

Le projet de réédition dans les prochains mois  par Gallimard des écrits antisémites et pronazis de Louis-Ferdinand Céline  fait scandale, et à juste titre. Cette publication, si elle se confirmait, serait une faute. On pourrait à la rigueur comprendre ceux qui s’opposent pour des raisons de principe à l’interdiction ou à la censure, mais on peut difficilement  comprendre ceux qui  sont favorables à la publication.

« Bagatelles pour un massacre » est paru en 1937. L’auteur a été condamné à la Libération pour collaboration, et lui-même a souhaité que ce texte – comme « L’Ecole des cadavres » (1938) et « Les beaux draps » (1943) – ne soit pas publié.
Quelle mouche a donc piqué les éditions Gallimard ? Et de  quelles justifications peuvent se prévaloir, en dehors de ceux qui sont directement mêlés au projet et de Mme Destouches, veuve de l’écrivain, qui semble-t-il a changé d’attitude après avoir respecté jusqu’ici les vœux de Céline – les soutiens cette publication ?

A quoi cela servirait de rééditer ces Bagatelles et pour quoi faire ?

Pour faire connaître l’œuvre ? Mais tous ceux qui ont aimé « Le voyage au bout de la nuit » et « Mort à crédit » cesseront de lire cette partie de l’œuvre quand ils auront découvert son  versant noir, très noir, on peut en faire le pari.

La dimension loufoque, la cocasserie, la provocation dont font état certains de ses défenseurs pour atténuer la violence inouïe de ces textes ? Mais s’en prendre aux juifs avec une telle fureur en 1937, c’était affreusement banal. S’il avait voulu épater le bourgeois, monter le monde entier contre lui, c’était raté. Il se retrouvait affreusement  « mainstream» et il avait le monde pour lui.

Pour montrer l’égarement d’un grand écrivain, sa folie, ce que le critique Arnold Mandel appelait son « dibbouk »( mot qu’on retrouve souvent dans son livre) ? Mais cette folie a une méthode, elle a des références, elle a des visées, et elle décrit très exactement ce que préparent au même moment, de l’autre côté du Rhin, les nazis qui ont  pris le pouvoir depuis déjà quatre ans.

Je garde comme tout le monde le souvenir très fort de ma première lecture du « Voyage » à la fin de mon adolescence. Je n’ai jamais songé à lire les écrits antisémites, gardant en tête justement depuis lors l’idée émise par Mandel d’un « dibbouk », d’un dérèglement des sens. Je viens de lire pour la première fois sur Internet le texte de ces Bagatelles et je sors de cette lecture avec un sentiment d’horreur absolue et de dégout profond.

Oui, la publication de ces textes serait une grave erreur, une faute. On dit : Mais il circule sur Internet ! C’est vrai, mais il ne faut pas faire accéder à la dignité d’un livre ce tissu d’imprécations, d’incriminations, d’élucubrations, d’aigreurs.  A l’encontre des listes de tous ces juifs qui « dirigent le monde », qui sont ciblés et qui sont voués au carnage pour leurs possessions, la tyrannie qu’ils exercent, face à ce déluge de citations du Talmud à la sauce Céline, c’est à dire inventées de toutes pièces, que veut-on très exactement que fasse l’appareil de notes même des plus sophistiquées, qu’on nous promet ? Quel sera le poids du  préfacier, même le plus brillant, qu’on nous annonce ?

Après avoir lu ces bagatelles pour un massacre, 80 ans après que les bagatelles ont disparu et que le massacre a eu lieu, je proclame solennellement dans ces colonnes que je renie mon admiration pour « Voyage u bout de la nuit », que le point de suspension  m’est devenu odieux et que le Céline en chemise brune m’est insupportable. Si les éditions Gallimard voulaient faire œuvre utile, elles devraient se dépêcher de renoncer à ce projet mauvais !

J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre sous ce titre – « Céline en chemise brune », paru en 1938 sous la signature d’un juif allemand, exilé à Paris, et qui signe H.E.Kaminski ( Nouvelles editions Excelsior). Et je songe en frissonnant à la lecture de ces pages, courageuses pour l’époque, au sentiment qu’on devait éprouver en voyant en librairie cet ouvrage annonçant un massacre avec la joie mauvaise de ceux qui savaient ce qui se préparait  et klaxonnaient avec jubilation et force points de suspension. Qu’on réédite le livre de Kaminski et qu’on nous épargne ces textes infâmes ! Le mieux à faire et le plus charitable est de respecter ce qu’a voulu Céline. Qu’on les oublie !

Salomon Malka