La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Cinéma

La Douleur, en voyages intérieurs

Dans son dernier film, La Douleur, Emmanuel Finkiel adapte le récit autobiographique et romancé de Marguerite Duras publié aux éditions P.O.L en 1985. La Douleur est le journal d’une insoutenable attente vécue par l’auteure après l’arrestation de son mari Robert Antelme. Ce dernier, prisonnier de la Gestapo pour ses actes de résistance, sera déporté dans les camps de Buchenwald puis de Dachau. Il témoigne de cette expérience en 1947 dans l’un des grands livres sur la déportation  : l’Espèce humaine (éd. Gallimard). Le film d’Emmanuel Finkiel décrit les visions complexes et recomposées de Marguerite Duras qui observent les dernières heures de l’Occupation allemande avant et après la Libération dans Paris, ainsi que l’improbable retour de l’être absent.

 

La Douleur prend place en juin 1944 à Paris dans l’entre-deux de l’Histoire. La trame du récit se concentre sur le vide laissé par Robert Antelme (Emmanuel Bourdieu). Le personnage de la jeune Marguerite (Mélanie Thierry) est déchiré entre l’angoisse d’apprendre une funeste nouvelle et sa liaison cachée avec son ami et camarade Dyonis Mascolo (Benjamin Biolay). Désemparée, Marguerite fait la connaissance d’un fonctionnaire de police, Pierre Rabier, qui est aux ordres du régime de Vichy et bien placé. Il l’aide à avoir des nouvelles de son mari, mais est-il sincère et que pense-t-il vraiment ? Un dangereux jeu de séduction s’engage alors avec ce haut gradé et Marguerite essaye de garder raison. Elle tente de ne pas chuter au fond de ses propres tourments et commence à écrire le moindre des détails de son manque, de sa douleur dans son journal quotidien. Dépassée par les événements, Marguerite semble prête à tout, même céder aux avances de Rabier. Les doutes, l’impuissance face à l’inévitable prennent le dessus bien que la résistance de Marguerite demeure solide et réelle.

Depuis son premier long métrage, Voyages  sorti en 1999, Emanuel Finkiel a toujours su capter avec force l’attente, la mémoire et les chemins intérieurs qu’empruntent ses personnages. Pour incarner le trio masculin qui gravite autour de Marguerite incarnée de manière saisissante par Mélanie Thierry, Emmanuel Finkiel choisit un casting glamour qu’il dirige d’une main de maître. On regrette un peu que Benjamin Biolay qui incarne un Dyonis fade, manque parfois d’audace pour interpréter ce troisième homme qui possède une histoire bien mystérieuse. Qu’ils soient joués par des comédiens amateurs ou par des professionnels, tous les personnages sont au service du récit du film et du roman de Marguerite Duras. On retrouve ainsi avec bonheur, la présence de Shulamit Adar pour une scène qui nous renvoie directement au chapitre final de Voyages dans un appartement de Tel Aviv.

Toujours à la frontière entre la fiction et le documentaire, la mise-en-scène d’Emmanuel Finkiel résonne particulièrement avec l’écriture de Duras, que ce soit par l’utilisation particulière des flous, ou par la photographie contrastée des rues d’un Paris aux murs anthracite que l’on a rarement vu au cinéma. Tout s’accorde pour évoquer les souvenirs et les faits réécrits par l’écrivain qui se matérialisent au fur et à mesure sur les pages devant nos yeux. Une mise-en-scène qui prend tous son sens grâce à une bande-son et un montage extrêmement travaillés. Voilà des particularités que l’on aimerait retrouver chez tant d’autres cinéastes qui oublient parfois ce que la dimension sonore peut apporter à un film. Chaque dialogue, chaque son est agencé et traité de manière sensorielle dans le but d’évoquer ce que peut ressentir Marguerite dans sa solitude recluse à l’intérieur de son appartement.

La lumière joue aussi un rôle primordial lors de ces passages, où Marguerite observe le reflet d’une agitation citadine composée d’ombres portées à travers les persiennes. Entourée de ces halos, son écriture devient alors l’ultime moyen de penser la survie et le retour de Robert. La Douleur est un film sur ce sentiment terrible d’attente, de vide et d’absence jamais comblée. Il est aussi la description d’une période de l’Histoire oubliée. Les scènes marquantes qui se déroulent à l’hôtel Lutétia lorsque Marguerite discute avec les rescapés des camps pour tenter d’avoir des nouvelles de son mari, montrent que la fin de la Guerre est un moment trouble. L’horreur concentrationnaire nazi commençait difficilement à se dévoiler aux yeux d’une population qui avait vécu dans l’amnésie et l’attente de jours meilleurs durant l’Occupation. L’éclairage historique qu’engage le film sur ce sujet est remarquable.

Emmanuel Finkiel livre un film qui fera date dans la relation qu’a toujours entretenue l’œuvre de Duras avec le cinéma français. La Douleur est l’un de ces moments rares lorsqu’un cinéaste rencontre l’âme d’un grand écrivain avec talent et évidence ; ce qu’Alain Resnais a déjà si bien accompli avec Hiroshima, mon Amour (1959). Cette rencontre se produit entre Emmanuel Finkiel et Marguerite Duras. Finkiel ne se contente pas d’une simple adaptation, aussi exemplaire et belle soit-elle, mais entame un dialogue à la fois passionné et raisonné avec cette œuvre. Contre toute attente, il parvient à porter l’écriture de Marguerite Duras ailleurs, dans l’inattendu et l’insaisissable, afin d’en créer l’une des visions les plus marquantes. Un cinéaste essentiel.

La Douleur, un film d’Emmnuel Finkiel, au cinéma le 24 janvier 2018.