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Israël

Einstein président ?

Une lettre écrite par le physicien vient d’être vendue aux enchères pour 100 000 dollars à Jérusalem. Le 9 novembre 1952, au lendemain de la mort de Haïm Weizmann, Israël proposait à Albert Einstein la présidence de l’État d’Israël.

 

C’est une nouvelle qui n’a pas été tout de suite rendue publique, mais qui sera très vite relayée dans la presse israélienne et américaine. Après la mort du premier Président de l’État d’Israël, les dirigeants israéliens ont invité le savant juif, grand humaniste devenu au lendemain de la guerre un ami de la cause sioniste (un ami critique, certes, mais un ami fidèle), à devenir le deuxième Président. Le physicien a décliné la proposition en arguant qu’il n’était pas doué pour les « problèmes humains ».

La demande avait été faite par l’intermédiaire d’Abba Eban, à l’époque ambassadeur à l’ONU, qui avait pris sa plus belle plume pour écrire une lettre au prix Nobel de physique lui proposant tout bonnement, au nom du chef du gouvernement David Ben-Gourion, la fonction de Président de l’État.

Einstein est bien entendu touché, très sensible à ce geste. Il répond par courrier, en remerciant chaleureusement mais en expliquant pourquoi il est contraint de refuser. « Je suis profondément ému par cette proposition de l’État d’Israël. Ému et triste aussi du fait que ce sera impossible pour moi d’accepter cette proposition. Toute ma vie, je me suis occupé d’éléments physiques. Je n’ai pas naturellement l’expérience nécessaire pour m’occuper d’êtres humains et assumer des fonctions officielles. Pour cette raison, je ne sens pas apte à disposer des moyens pour remplir une si grande mission. »

La tournure est un peu alambiquée, mais la réponse est claire. C’est non. L’ancien Président défunt et le professeur pressenti ont pourtant des liens solides et se connaissent de longue date. En 1921, Einstein accède à la demande de Weizmann et l’accompagne aux États-Unis pour une tournée de collecte destinée à la création de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il sera très heureux de cette tournée, parlera partout où il passera de la nécessité vitale d’un tel projet. Il y voyait l’oeuvre la plus importante en Palestine depuis la chute du temple de Jérusalem, et pressentait qu’elle deviendrait un centre de la vie juive intellectuelle, et une institution qui rayonnerait par-delà le monde juif.

En 1923, deux ans plus tard, il se rendra en terre d’Israël – son premier voyage, au cours duquel il prononcera le discours inaugural d’ouverture de l’Université, au mont Scopus, sur les lieux mêmes où elle devait naître. Il dira quelques mots d’introduction en hébreu et, après avoir demandé l’autorisation de fumer sa pipe, passera au français et à l’allemand et consacrera son exposé non pas au grand rêve de Weizmann auquel il avait été associé depuis les débuts, mais à la théorie de la relativité qui lui avait valu sa notoriété internationale.

À l’époque où on le sollicite pour ces hautes fonctions auxquelles il ne se sent pas disposé, Einstein a soixante-treize ans. Lui-même l’apprend en lisant un entrefilet dans le New York Times une semaine après la mort de Weizmann. Il commence par éclater de rire en pensant qu’il s’agit d’une galéjade. Ensuite, les journalistes commencent à téléphoner pour avoir une réaction. Einstein se contente de dire que « c’est très bizarre ! » Puis, arrive dans la foulée, le télégramme d’Abba Eban et il comprend que c’est sérieux.

Que se serait-il passé si Albert Einstein avait accepté la proposition ? Nul ne le sait, bien entendu. On peut imaginer qu’en dehors du fait que le Président et le Premier ministre auraient eu la même crinière blanche au-dessus du crâne et auraient pu partager le même coiffeur, peu de choses en vérité auraient changé. La fonction de Président est une fonction honorifique en Israël, rien d’autre. Haïm Weizmann s’en plaignait suffisamment, lui qui de notoriété publique, entretenait des relations très compliquées avec David Ben-Gourion, au point d’avoir dit un jour : « Mon mouchoir, c’est la seule chose où Ben-Gourion m’autorise à mettre mon nez ! »

Le père de la théorie de la relativité aurait donc présidé quelques cérémonies officielles. Ne parlant pas hébreu, il aurait eu du mal en vérité à assumer les charges – essentiellement oratoires – liées à la fonction, mais il en aurait donné une image très valorisante. Peut-être aussi, ça et là, aurait-il instillé quelques propos pleins de malice dont il était coutumier. Chacun le savait, au demeurant, il était critique dans ses orientations politiques, partisan d’une coexistence entre Arabes et Juifs, objectif essentiel à ses yeux. Ses idées étaient connues et on imaginait qu’il aurait des problèmes de conscience. On connaissait son tempérament non conformiste, et aussi son côté tête en l’air.

On raconte d’ailleurs que Ben-Gourion a poussé un soupir de soulagement quand il a su qu’Einstein refusait. On dit qu’il aurait murmuré à son conseiller de l’époque, Itzhak Navon, qui le rapporte dans ses Mémoires : « Dites-moi ce qu’il faut faire si jamais il dit oui » et il ajoutait : « J’étais obligé de lui faire la proposition parce qu’il était impossible de ne pas la faire, mais s’il accepte, on sera dans de beaux draps ! »

Le « Vieux lion » à la blanche crinière n’a pas fait d’allusion à l’aspect quelquefois lunaire du professeur de Princeton, mais peut-être a-t-il pensé très fort : Comment faire une telle proposition à quelqu’un qui oublie parfois de mettre ses chaussettes ?

Extrait de « 70 jours qui ont fait l’histoire d’Israël ». Éditions Armand Colin. A paraître le 11 avril.