Grâce à Jean Plançon et son remarquable ouvrage en deux volumes intitulé « Histoire de la Communauté Juive de Carouge et de Genève », paru aux éditions Slatkine, nous avons redécouvert un fait étonnant, presque « oublié » : l’université de Genève fut, dès sa création en 1874 et ce jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, un véritable pôle d’attraction pour les étudiants juifs dit « orientaux », originaires de l’Empire russe. Ceux-ci vont d’ailleurs fortement contribuer, avec d’autres coreligionnaires, à l’essor et au rayonnement international de l’institution genevoise. Un corollaire à cela, le quartier universitaire devient une véritable plaque tournante de la contestation politique et du militantisme juif le plus divers : sionistes regroupés autour de Haïm Weizmann, socialistes du Bund et anarchistes vont s’y côtoyer et confronter leurs visions du monde souvent opposées.
Dans la foulée de la vague libérale qui modernise le canton et la ville de Genève, les autorités cantonales comprennent l’importance d’assurer une éducation de qualité et moderne à la société genevoise. L’Académie fondée par Calvin en 1559 se transforme en université grâce à la naissance de la Faculté de médecine en 1874. Parce que l’institution genevoise aspire à une reconnaissance internationale, elle tente d’attirer les étudiants étrangers. Contre toute attente, ce sont ceux originaires des contrées de l’Empire tsariste qui répondent le plus favorablement à l’appel sans avoir été sollicités. On les appelle les « Orientaux » : il s’agit des Russes (Ukrainiens, Biélorusses et pays baltes inclus), Polonais, Géorgiens, Arméniens, mais aussi d’étudiants slaves provenant des Balkans ou de Turquie. La proportion de ces étudiants « orientaux » au sein de l’Université ne cesse de croître au fil des années pour atteindre des sommets après 1900. En effet, en 1885-86, ils constituent 14 % sur un total de 340 étudiants. Cette proportion grimpe à 35 % en 1900-01 (sur un total de 819 étudiants) pour culminer à 61 % (sur un total de 1438 étudiants) en 1910. Au tournant du siècle, les sujets de l’Empire tsariste représentent désormais la majorité des étudiants étrangers au sein de l’Université. Il est aussi intéressant de constater que 80 % de cette population estudiantine « orientale » est de confession juive.
L’exode massif de ces Juifs a des causes diverses mais qui tiennent toutes des conditions de vie déplorables dans l’Empire russe : un nombre restreint d’universités (dix en l’occurrence !) dans un vaste ensemble comptant une population de 125 millions d’habitants, les droits d’accès aux études supérieures des minorités sont extrêmement limités, les femmes sont elles interdites d’accès aux études supérieures. À cela, il faut rajouter la répression accrue des autorités contre les mouvements révolutionnaires, ce qui a pour effet de précipiter l’exil des étudiants idéalistes, pétris d’idées libérales et révolutionnaires, qui constituent une partie de ces étudiants « orientaux ».
Genève et la Suisse présentent les attraits suivants : Il n’y a pas de « numerus clausus » dans l’admission des femmes au sein des universités suisses, Genève est un havre de paix idéal où prospèrent la liberté d’expression et les activismes politiques de tout poil.
Comme le relate Jean Plançon dans son livre, dans la cité genevoise, la plupart de ces étudiants « russes » sont mal habillés, ayant une apparence négligée, portant les cheveux longs et la barbe. Ils sont « pauvres comme des rats d’église » pour citer Haïm Weizmann. Ils habitent dans le quartier universitaire – autour de Plainpalais – dans des conditions pour le moins spartiates. Ils vivent en « ghetto », sans aucun contact avec la population genevoise (communauté juive « autochtone » incluse) suscitant curiosité, admiration et méfiance (voire de la peur) parmi les locaux. Admiration car beaucoup de ces étudiants ont un engagement idéaliste et sont des opposants au régime tsariste. Curiosité et méfiance à cause de leur apparence extérieure négligée, leur mentalité et leur mode de vie singuliers. En effet, en dehors des cours à l’Université, la majorité de ces étudiants se retrouvent dans les brasseries du quartier universitaire, lieux privilégiés où se tiennent des meetings politiques et des débats passionnés entre opposants. Ce quartier est vite rebaptisé « la petite Russie » par les Genevois. D’ailleurs, la police genevoise considère que cette partie de la ville héberge un « véritable foyer révolutionnaire ».
Et il est vrai que Genève offre des « opportunités » uniques pour ces étudiants en matière d’activisme politique et révolutionnaire. En effet, la ville est devenue un refuge idéal pour des leaders contestataires et révolutionnaires, originaires de l’Empire russe, qui s’y installent et poursuivent leurs activités politiques, notamment en profitant du fait que Genève est un haut lieu de l’imprimerie, d’où il est aisé d’éditer des journaux de propagande, outils cruciaux pour la diffusion de leurs idéologies à travers l’Europe. Dans les brasseries de « la petit Russie », ces leaders, dont certains deviendront ultérieurement des figures historiques célèbres en façonnant l’histoire du vingtième siècle, se croisent, débattent ensemble, confrontent leurs projets politiques et vont à la rencontre de ces étudiants « orientaux » afin de les rallier à leurs causes. Voici quelques grands noms qui ont transité au même moment (au début du vingtième siècle) par le microcosme de « la petite Russie » genevoise :
• Haïm Weizmann, futur président de l’état d’Israël, qui rejoint l’Université de Genève en 1901, pour y enseigner en tant que docteur en chimie. Il fonde à Genève son parti, la Zionist Democratic Faction, qui prône le « sionisme synthétique » et y établit également sa maison d’édition Der Jüdische Verlag. C’est à la brasserie le Jewish Club, fréquentée par les étudiants sionistes russes qui se rassemblent autour de son nom, qu’il rencontre sa future femme, Vera Chatzman. Parmi les étudiants « genevois » qui rejoignent le parti de Weizmann, on retrouve un jeune Viennois, plus bourgeois que les autres, répondant au nom de Martin Buber avec qui le leader sioniste fait connaissance et se lie d‘amitié.
• John Mill, Tsema’h Kopelson et Vladimir Medem qui forment le comité étranger de l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie, plus connu sous le nom de Bund. Les sociaux-démocrates juifs, membres du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) ont décidé d’établir définitivement leur comité étranger dans la cité de Calvin en 1903. Cet organe a pour mission essentielle de représenter le Bund à l’étranger, d’assurer la liaison avec les partis de l’Internationale et surtout de publier toute une littérature de propagande destinée à être distribuée clandestinement en Russie aux travailleurs juifs. Le comité étranger du Bund publiera à Genève, à partir de 1899, 5 périodiques en yiddish, dont le Yiddisher Arbeiter (l’Ouvrier Juif) ainsi que toute une série de publications diverses en différentes langues. Il va de soi que les relations entre les membres du comité étranger du Bund et les étudiants sionistes regroupés autour de Weizmann sont pour le moins tendues, voire très conflictuelles. Autre fait étonnant, deux grands théoriciens marxistes et révolutionnaires russes, membres du même POSDR, sont aussi présent dans « la petite Russie » genevoise à la même époque : Il s’agit de Gueorgui Plekhanov et d’un certain Vladimir Ilitch Oulianov (dit Lénine). Ils sont tous deux membres de la rédaction de l’organe du POSDR, qui a déménagé à Genève. Ils préparent assidûment la future révolution russe dans ces mêmes brasseries. Au moment de la scission du POSDR entre Bolcheviks et Mencheviks, le Bund s’allie aux côtés des Mencheviks et de Plekhanov en opposition à Lénine et aux Bolcheviks.
• Le docteur Manuel Daïnow, un des chefs de fil des anarchistes juifs, qui acheminent également vers la Russie toute une propagande révolutionnaire au profit des travailleurs juifs restés en Russie. Il est l’auteur de nombreux pamphlets contre le Tsar, ce qui lui vaut d’être interdit de séjour en Russie.
Enfin, même si peu de ces étudiants juifs « orientaux » se sont fixés définitivement à Genève, quelques-uns (tout comme d’autres coreligionnaires) se distinguent aussi par leur contribution importante au développement et à la renommée de l’Université de Genève. Citons les quelques exemples suivants :
• Lina Stern, juive originaire de Lettonie, étudiante en sciences. Elle devient la première femme à accéder au professorat à l’Université de Genève en 1918. Elle y fera des découvertes importantes dans le domaine de la neuroscience.
• Hersch Liebmann, juif lituanien et « bundiste » de stricte obédience, il est diplômé en sciences sociales et est appelé comme professeur extraordinaire de statistique et de démographie à l’université de Genève en 1915. Il est considéré comme un de plus grands maîtres de la sociologie.
• Le baron Adolphe de Rothschild, qui crée la première clinique ophtalmique de Genève, annexe à la faculté de médecine de l’Université de Genève. Le docteur David Gourfein, directeur de cette même clinique ainsi que son épouse Eléonora Gourfein-Welt, qui y travaille comme ophtalmologue, contribuent largement à la renommée de l’institution.