Modiano prix Nobel ! J’ai pensé, bien entendu, à Jacques Sabbath, ancien Rédacteur en chef de l’Arche. Comment il attendait le Modiano avec fébrilité, interdisant à tous les critiques du magazine de s’en approcher. Il écrivait rarement, mais dès que s’annonçait une nouvelle livraison du précieux auteur, prisé entre tous, un air d’ébullition se mettait à flotter dans la rédaction. Il entrait littéralement en transes.
Les deux hommes se ressemblaient. Longs, dégingandés, le même air d’adolescents perpétuellement ahuris. L’obsession des noms. L’attachement aux détails. Une sorte de scepticisme amusé dans le regard. Et puis un parcours pas très éloigné. Il y avait du Salonique dans les origines de l’un et de l’autre, sans qu’on sût exactement ce qu’il en était. Et puis la guerre et l’occupation, expérience fondatrice chez tous les deux.
Sabbath a transmis sa « marotte » à tous ceux qui l’ont approché. Sans le savoir, encore aujourd’hui, chaque fois que paraît un Modiano, nous sommes quelques-uns à avoir une sorte de picotement.
Dans le dernier livre, paru en même temps que l’attribution du prix Nobel – « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » -, tout part de la perte d’un carnet d’adresse. Les thèmes de prédilection du romancier se trouvent réunis à nouveau, à chaque fois les mêmes et à chaque fois différents. En plus de quarante ans d’écriture et 25 romans et récits, depuis « La place de l’Étoile », écrit à l’âge de 23 ans, il a tissé une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Construite dans une sorte de circularité où on repasse par les mêmes lieux. Ronde pédestre dans Paris, comme une vague qui se heurte à chaque fois à la même rive. Cette présence au monde à la fois inquiète et familière, cette façon d’aller chercher un visage anonyme pour le faire revivre, cette obsession du bottin de téléphone, et jusqu’à la réaction à l’annonce du prix, balbutiant qu’il a hâte de savoir pourquoi il a été choisi, c’est le même sillon. On arpente Paris avec ce mélange de précision et de flou propre à la « petite musique » envoûtante de Modiano.
Il ne faut pas s’y tromper. A l’écart des bruits du temps, centrée sur elle-même, cette œuvre creuse inlassablement les thèmes de la mémoire et de l’identité.
Il faut lire le dernier roman, mais il faut lire aussi, dans le dossier consacré l’an dernier au romancier dans « Les Cahiers de l’Herne », un ensemble constitué autour de la genèse de « Dora Bruder ». Le dialogue entre Serge Klarsfeld et Patrick Modiano, l’échange de correspondances entre les deux hommes, l’enquête menée conjointement par l’historien et par l’écrivain sur les traces de la jeune fille déportée, est passionnant. Tout d’un coup, cette fiction, construite à partir d’un entrefilet obscur paru dans un journal sous l’occupation, percute l’histoire. On sort du Mémorial pour entrer dans la littérature. Ou l’inverse.
Modiano, c’est nous ! Juifs français, enracinés dans le sol de cette langue que nous aimons, épris de sa littérature, de son histoire, de sa culture, de ses paysages, soucieux de son devenir. Avec la conscience en même temps qu’il y a au fond de nous, un soupçon de mélancolie qui fait que la cocarde ne nous est pas naturelle. Que la griserie nous est interdite.
Comme nous est interdit le reniement de ce que nous sommes. Dans un article consacré au premier livre de Modiano, reproduit dans le dossier des « Cahiers de l’Herne », un critique de l’époque, faisant référence aux « Réflexions sur la question juive » de Jean-Paul Sartre, écrit : « En définitive, ce qu’il cherche à atteindre sur cette place de l’Étoile n’est sans doute rien moins que cette difficile authenticité juive dont parle l’auteur des Réflexions ».
Dans ce hors-série consacré au thème « Juifs et Français », nous avons voulu rendre hommage à quelques grandes figures qui ont fait la France. Ce n’est pas par nostalgie ni par passéisme que nous avons décidé de ne retenir que des figures disparues. Ce n’est pas non plus parce qu’il y aurait pénurie en la matière de nos jours, mais au contraire parce que le trop-plein nous aurait conduit à des choix cruels. Les choix sont certes tout aussi difficiles pour les figures passées. Partis d’une centaine, nous avons réduit notre palette à une cinquantaine, en retenant comme critère notre libre-inspiration, et les informations que nous pouvions apporter sur tel ou tel portrait. Bien entendu, on pourra chicaner sur les choix, remettre en cause la judéité de l’un ou de l’autre. On ne pourra pas nier que toutes les figures retenues ont eu un destin juif et qu’elles ne se sont pas refusées à lui. C’est ce destin juif, inscrit en France, que nous avons voulu célébrer dans ces pages.
Quelques mots sur une polémique dont il faut bien parler puisqu’elle a trait à notre sujet et qu’elle surgit par un livre qui se vend beaucoup, ce qui ne serait pas significatif s’il n’évoquait des thèmes qui sont au cœur des préoccupations de chacun.
Éric Zemmour est un homme intelligent. Certains arguments qu’il développe dans son livre – « Le suicide français » – ne manquent pas de pertinence. Il est bien informé, il a travaillé et il est doté d’une culture historique et politique que personne ne lui contestera (pour la culture religieuse, c’est autre chose. Annoncer qu’il y a eu « un avant et après Jésus-Christ au sein de l’Église » est une ineptie. Personne ne relit son texte ?)
Quand il accuse les gouvernements successifs, de droite et de gauche, de n’avoir rien fait pour maîtriser l’immigration, il a raison. Quand il fait un télescopage de deux films sur les banlieues françaises (« Elle court, elle court, la banlieue » et « La haine »), il a des intuitions intéressantes. Le reste relève de la charge tous azimuts et sans quartiers. Quand d’autres travaillent au pinceau, lui manie le burin. Et cela donne, sur les quarante dernières années, un tir nourri et systématique où on a du mal à le suivre. Sus à Mai 68, dont il est pourtant, à sa manière, un continuateur (C’est Lévinas qui disait que Mai 68 avait mis à bas toutes les valeurs sauf une : Autrui. Personne n’a dit qu’il fallait s’en prendre à l’Autre. Le chroniqueur du Figaro Magazine bouscule ce dernier tabou). Éloge de la virilité contre la féminité. Lamentation contre les familles recomposées. Haro contre la loi Pleven, le dîner du Crif, les Restos du cœur, les sans-papiers… Il manque à ce livre, pour susciter l’adhésion plus que la curiosité, je ne dirais pas la nuance – après tout son livre est un pamphlet et c’est bien légitime -, mais la faille, la note singulière, le contrepoint.
Et puis il y a la séquence sur Vichy « sauveur de juifs » et l’offensive lourde contre Paxton, ses thèses, ses « idéaux » (sic !), avec la question « lancinante » : Comment dans ces conditions, les trois-quarts des juifs de France ont pu échapper à la mort ? Il écarte, évidemment, d’un revers de main le fait que les juifs français parlaient français, étaient intégrés, ont été cachés par des voisins, ont pu se sauver eux-mêmes. Tout cela, pour lui, c’est de la « doxa ». Dans un livre précédent, il nous expliquait que Pétain avait sauvé les juifs d’Algérie. Probablement en abrogeant le décret Crémieux et en chassant les élèves des écoles ! Dans celui-ci, il nous ressert l’argument du « pouvoir pétainiste contradictoire » et du bouclier conjugué à l’épée. Il écrit bien, on n’invente rien, que « le Général avait seulement repris dans ses mains l’épée de la France que le glorieux Maréchal avait remisée dans son fourreau ». Et à l’appui de sa thèse, il met en avant un « rabbin », Alain Michel, d’une « audace inouïe » (en effet !). Il nous explique qu’Alain Michel est juif, mais qu’il est passé par le « moule sioniste » qui autorise à « comprendre les contraintes de la raison d’État ».
Vichy réhabilité pour raison d’État ? Parce qu’il défend des « parcelles de souveraineté perdue » ? Et ça se dit gaulliste ! J’entends bien que notre polémiste préfère Napoléon Bonaparte, mais on n’a pas rêvé, le livre s’ouvre bien sur les obsèques du général de Gaulle qui couperait l’histoire de France en deux.
Ce pamphlet surfe sur des thèmes légitimes, sur des préoccupations réelles, sur de vraies questions et sur des angoisses qui sont partagées par beaucoup. Il reste à ce titre un symptôme. De là à le suivre dans la caricature, le déni de l’histoire, la surenchère politique et la montée aux extrêmes, il y a plusieurs pas que même ses lecteurs les mieux disposés auront du mal à franchir.