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Le Billet de Alexandre Adler

Delhi et Jérusalem, alliés naturels ?

Similitudes historiques, coopération stratégique, convergence antiterroriste… Tout plaide pour un rapprochement des rapports israélo-indiens.

 

Nos lecteurs ont peut-être été frappés par l’extraordinaire similitude (on l’appellerait en mathématiques une homothétie) entre Israël et l’Inde : les deux États, en effet, résultent des deux grandes partitions qui ont affecté l’Empire britannique en 1947 et, sur un plan psychologique, la résistance israélienne à la stratégie de Londres n’a pas été moins efficace que la résolution du Parti du congrès dans l’affirmation de l’indépendance de l’Inde pour donner le sentiment unanime aux opinions publiques que l’Empire britannique était bien mort.

Cette année-là, mieux encore. Les deux nouveaux États s’étaient affrontés sur le plan militaire avec deux forces armées islamiques, pour l’instant alliées précaires d’une Grande-Bretagne en plein repli stratégique. Et les deux coalitions musulmanes (Ligue arabe et Pakistan qui s’étendaient alors jusqu’au Bengale) laissaient derrière elles d’importantes minorités, arabes en Israël, musulmans d’origines diverses en Inde qui acceptaient non sans réticence de faire partie des nouveaux États et d’y bénéficier d’emblée d’institutions démocratiques qui leur étaient refusées ailleurs.

Une telle ressemblance entre le géant indien et le pygmée israélien auraient dû aboutir assez rapidement à une convergence stratégique des deux nouveaux États, salués tous deux par les opinions progressistes de tout le monde occidental, Israël pour les épreuves encourues par le peuple juif face au nazisme, l’Inde pour avoir projeté avec le Mahatma Gandhi une image radicalement nouvelle de l’idéal politique fondé sur une tradition de non-violence. Il n’en aura rien été pour trois raisons fondamentales. La première, c’est la dissymétrie entre les deux alliés musulmans initiaux de 1947. Avec une armée largement issue de l’Empire britannique et des liens croissants avec l’Arabie saoudite, le Pakistan demeurera dans le camp occidental au moins jusqu’à la fin de la guerre d’Afghanistan contre l’Union soviétique en 1988, et cette protection essentiellement américaine se fera particulièrement insistante après la sécession du Bangladesh de 1971 lorsqu’une nouvelle coalition pakistanaise réorientée vers la gauche, celle du PPP d’Ali Bhutto, se fut donnée comme tâche de rapprocher de plus en plus spectaculairement les deux ennemis stratégiques qui paradoxalement protégeaient ensemble le pays, l’Amérique de Nixon et la Chine de Mao.

À l’inverse, on sait qu’à partir de la victoire des Officiers Libres en Égypte et l’émergence du pouvoir personnel de Nasser, l’Égypte choisissait le camp soviétique et transformait ainsi peu à peu l’affrontementisraélo-arabe en un épisode particulièrement aigu d’une guerre froide mondiale. La nature ambiguë de l’identité indienne fut l’autre cause apparente de l’incompréhension et de la dérive qui séparèrent initialement Delhi et Jérusalem. Si l’Israël des premières années ménageait son dialogue avec l’Union soviétique, tout comme l’Inde de Nehru du reste, la réalité de l’antisémitisme stalinien allait bien vite dissiper les illusions neutralistes de la gauche israélienne et pousser inexorablement le nouvel État hébreu dans la recherche d’une alliance solide avec l’Occident, la France d’abord et de plus en plus directement l’Amérique elle-même.

Les câlins de Nasser

Il se trouve qu’au moment où l’Union soviétique se ralliait entièrement à la « cause arabe » par son soutien à Nasser, elle commençait à entretenir, agacée qu’elle était par la trop grande indépendance de la Chine, la perspective d’une alliance de revers alternative avec l’Inde. Et Nehru, précisément parce que tout le fond de sa culture demeurait britannique, libéral et social-démocrate modéré, avait besoin d’apaiser ses ailes gauches, plus que tentées pendant la guerre par l’alliance avec l’Allemagne nazie et avec le Japon impérial et, à nouveau, pendant la guerre froide, par une entente antipakistanaise avec Moscou. Pire encore, Nasser et son acolyte yougoslave Tito se firent très vite les thuriféraires de l’Inde moderne, entraînant ainsi le Parti du congrès dans un flirt poussé avec le nouveau Tiers-monde, pourtant dictatorial. Il est vrai que Nehru voyait dans ces câlins avec l’Égypte, et symétriquement à l’Est avec l’Indonésie socialisante de Soekarno le moyen de compenser les tentatives d’encerclement par le monde musulman que beaucoup lui prédisaient encore au début des années 1950. Troisième évolution contraire : l’abandon progressif des doctrines et des pratiques socialisantes en Israël, sous la pression notamment d’une diaspora américaine acquise aux vertus du capitalisme moderne et la lente dérive de l’État administratif indien vers le mirage d’une planification totale de l’économie, ce que les critiques les plus virulents de l’Inde de cette époque finiront par baptiser « Raj des circulaires ».

Une sorte d’Empire britannique restauré (le Raj) produisait par son « civil service » une montagne de papier censée administrer l’économie jusqu’à son moindre détail. Une telle pratique à caractère socialiste ne pouvait dans la durée que renforcer la main des partisans avérés d’une alliance stratégique avec Moscou. Cette perspective fut atteinte en 1973 lorsque, confrontée à un Pakistan sauvé in extremis par Kissinger et qui avait réussi ici à mettre ensemble Chinois et Américains, la fille de Nehru, Indira Gandhi, choisissait de mettre en œuvre des politiques de plus en plus autoritaires qui aboutirent d’abord à la proclamation de l’état d’urgence puis par contre-coup à la victoire d’une opposition modérée et pro-occidentale en 1975.

Nouvelle entente

Au même moment, Kissinger sauvait avec Nixon Israël confronté à son épreuve militaire la plus difficile, la guerre du Kippour et devenait ainsi un véritable allié stratégique d’une Amérique devenue de moins en moins sûre d’elle après le premier choc pétrolier. Mais bientôt les coordonnées apparentes de cette équation changèrent du tout au tout et commença une lente mais inexorable convergence indo-israélienne qui aboutit aujourd’hui à une véritable alliance de facto. La première cause de cette nouvelle entente est à rechercher précisément dans le début d’une hégémonie saoudienne dans le monde arabe qui entraîna ipso facto le ralliement profond de la société pakistanaise. Dès lors en effet qu’au lieu d’une Égypte socialisante et nassérienne étroitement alliée à l’Inde, l’hégémonie arabe passait entre les mains de Saoudiens intégristes, qui firent tout pour renforcer les mêmes courants intolérants au Pakistan, les deux théâtres stratégiques tendaient à s’unifier en une sorte de djihad potentiel mais surtout unitaire : la récupération du Cachemire sur l’Inde impie allait revêtir le même caractère messianique que la destruction de l’entité sioniste plus à l’ouest.

Dans son nouveau mariage, l’Arabie saoudite apportait des ressources considérables tandis que le Pakistan mettait à son service une puissante armée désormais gardienne du Golfe persique et appuyée sur une technologie avancée, laquelle allait aboutir in fine à la production d’une bombe atomique pakistanaise, elle-même entièrement financée par les monarchies bédouines du Golfe persique ainsi que par la non moins intégriste Malaisie du docteur Mahathir. À ces inéluctables mutations géopolitiques allaient s’ajouter les grandes transformations des deux sociétés. Sur le plan universitaire et technologique en effet, l’Inde et Israël appartenaient de plus en plus au même monde de la science américaine dont elles faisaient parties de manière croissante. Dès les années 1930, Einstein s’était particulièrement entendu avec ses grands interlocuteurs indiens, Chandrasekhar et surtout Boseh qui léguera à la physique contemporaine le terme de « boson » : le même usage de la langue anglaise, les mêmes références à la culture scientifique moderne, bientôt le même intérêt accordé aux technologies informatiques allaient provoquer un véritable big-bang entre les deux cultures. Le même bilinguisme anglais-hébreu d’un côté, anglais-langues indiennes de l’autre, stimulaient de la même manière la créativité des chercheurs.

La révolution scientifique, en Israël comme en Inde, s’est accompagnée d’une critique totale des traditions socialistes antérieures et à assurer en quelques années la prise de pouvoir, dans les deux sociétés, des pionniers du high tech. Lesquelles permettent à Israël, comme à l’Inde, de boxer dans le monde actuel très au-dessus de leurs catégories. Et cette observation demeure en outre fondée pour l’Inde par le caractère très minoritaire du « phénomène Bangalore », cette ville-champignon du développement technologique où la société informatique Unisys fait l’admiration du monde. On pourrait ajouter, non sans quelque ironie amère, que cette prise de pouvoir économique et sociétale par la pointe du high tech s’accompagne dans les deux États d’un retard très préoccupant d’une classe politique dont les racines plongent dans une société antérieure très centralisatrice, obsédée par le problème militaire… et ajoutons-le très adonnée à Delhi-Bombay, comme à Jérusalem-Tel Aviv sur la dévolution dynastique du pouvoir politique. Mais tout indique qu’à un moment donné, cette nouvelle technocratie prendra le pouvoir véritable, en Inde comme en Israël, et imposera un grand tournant dans les mœurs comme dans la perception du monde extérieur.

Pour l’instant, dans les relations indo-israéliennes, c’est le beau fixe. Un accord « spatial » indo-israélien permet aux deux pays de collaborer très officiellement à la recherche balistique en matière de fusées et à l’électronique nécessaire pour assurer la présence de l’Inde dans l’Espace dans les prochaines années. Mais il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cet accord va bien au-delà des technologies civiles, et tout le monde sait par exemple que la remarquable précision atteinte par les missiles intercontinentaux indiens de la classe Prithvi III doit beaucoup à la coopération israélienne. On n’en expliquerait pas autrement l’adjudication à Israël, dont l’expérience industrielle est pourtant limitée dans ce domaine, d’un immense contrat pour mener à bien le programme d’autoroutes indien qui doit parcourir tout le pays du nord au sud.

Le tourisme israélien fait aussi des miracles en Inde, fournissant à des dizaines de milliers de visiteurs les grands espaces et les analogies avec une civilisation millénaire qui fascinaient déjà Ben Gourion lorsqu’il défendait le développement du Néguev comme l’édification d’une porte enfin ouverte vers l’Orient grâce à la possession par Israël du couloir Beersheva-Eilat.

Les Bné Israël

Aujourd’hui, cette réalité est en passe de devenir essentiellement économique : on attendait beaucoup de l’arrivée en Méditerranée du pétrole d’Azerbaïdjan à travers la Turquie jusqu’à Israël. La découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée qui rend à brève échéance Israël capable d’exporter des quantités importantes de gaz dépassant pour l’instant ses besoins énergétiques, ouvre la perspective d’un véritable couloir énergétique indo-israélien, relayant par la mer Rouge et sans doute des gazoducs souterrains le golfe d’Akaba et le cœur industriel de l’Inde du Goudjerate à Bombay. On pourrait ajouter, hors de toute attente, la présence pourtant très limitée au départ de la communauté juive indienne dans la vie intellectuelle et politique du pays. À des Ashkénazes passés par le filtre britannique, comme la romancière Ruth Prawer Jhabvala ou l’ancien garde du corps et secrétaire de Gandhi, Brian Cohen, qui chercha vainement à convaincre son illustre ami de la nécessité de s’opposer à Hitler, ou encore à la présence avec la famille Sassoon de Bagdad d’une tradition commerciale et bancaire juive orientale au cœur du capitalisme indien, est venu s’ajouter contre toute attente le facteur militaire.

La communauté juive indienne est en fait divisée en deux groupes, dont pourtant la provenance initiale est la même : le Moyen-Orient, traversé par mer depuis Oman. Mais les derniers arrivés, à Cochin et en Inde du Sud continuaient à lire l’hébreu et à disposer d’une organisation rabbinique à peu près traditionnelle. La majorité d’entre eux a d’ailleurs procédé à l’alya dans les années 1950-60. Mais venue à peu près 800 ans plus tôt, la première vague, celle des Bné Israël, a été assimilée en profondeur aux cultures indiennes et a perdu peu à peu l’essentiel de sa pratique religieuse, ne respectant plus que la cashrout et certaines fêtes. Ces Bné Israël ont fini d’assez bonne grâce par se laisser convaincre par leurs coreligionnaires plus récents et par opérer des retours à la pratique du judaïsme, encadrés par des rabbins de provenance extérieure. Mais entre-temps, l’Empire britannique avait déjà trouvé pour ceux-ci un autre moyen puissant d’assimilation : l’enrôlement dans l’armée britannique des Indes où ils furent surtout après la guerre des Cipayes de 1857-1858, particulièrement appréciés pour leur loyauté et leur enthousiasme concernant la chose militaire.

Partis de Bombay, les Bné Israël ont ainsi essaimé dans toutes les villes de garnison du Raj jusqu’à la lointaine Birmanie où ils ont créé la communauté juive de Rangoun, d’où provient l’un des généraux de la junte au pouvoir. Mais dans l’Inde indépendante, ces fils de sous-officiers de l’armée britannique ont su franchir, tout comme les Parsis, les obstacles qui les séparaient encore des grands emplois : en 1973 c’est un général juif qui emmena l’armée indienne à la victoire dans l’un des engagements majeurs de la guerre des frontières, mais ce sont surtout les extraordinaires frères Samson, tous deux amiraux de la flotte, qui ont conféré une sorte d’aura de légende au développement de la marine indienne, particulièrement importante aujourd’hui. Le premier comme ingénieur en chef de toutes les constructions navales militaires et son jeune frère qui finira chef d’État-major de la marine de l’Inde indépendante.

Aujourd’hui, l’establishment stratégique indien considère qu’Israël est son allié le plus fiable dans l’hypothèse d’une nouvelle guerre avec le Pakistan. Et depuis l’émergence d’Al Qaeda et du raid tragique des djihadistes pakistanais en plein Bombay en 2008, la coopération des services de sécurité s’est renforcée. Les Indiens se souviennent aussi de la sauvagerie dont ont témoigné les terroristes vis-à-vis des otages de la petite communauté loubavitch qu’ils avaient capturés et exécutés dans les premières heures du drame. Bref, le développement des rapports israélo-indiens semble désormais se dérouler dans un ciel particulièrement serein, si l’on peut dire, de deux États confrontés de plein fouet par la menace d’un islam radical arabe et pakistanais étroitement lié.

Du reste, ce défi unique explique malheureusement l’importance considérable des budgets militaires dans les deux pays. Mais certains problèmes demeurent à venir. Côté israélien, il s’agit des excellents rapports que l’État hébreu entretient parallèlement avec la Chine, grand rival géopolitique de l’Inde, à très brève échéance. Israël ne renoncera jamais à ses bonnes relations avec Pékin, quand bien même il mettrait ainsi en péril une partie de sa coopération militaire avec l’Inde. À l’inverse, l’Inde, surtout l’Inde de gauche, qui reviendra un jour au pouvoir, après l’épisode de Narendra Modi, n’a pas renoncé non plus à intégrer plus profondément ses élites musulmanes, ce qu’Israël ne pourra jamais faire avec sa minorité palestinienne, trop liée, aujourd’hui comme demain, directement au reste du monde arabe. Dans ces conditions, la possibilité un jour dans le cadre d’une convergence anti-terroriste qui leur serait devenue enfin commune pourrait déboucher sur une réconciliation véritable, laquelle ouvrirait instantanément les marchés du golfe persique et le chantier de la reconstruction de l’Égypte au vieil allié indien désormais en passe de devenir le partenaire économique et financier incontournable.

Ces deux tendances lourdes, l’importance des relations israélo-chinoises d’une part, le rapprochement déjà en cours entre les gauches laïques pakistanaises (le PPP de la famille Bhutto) et indiennes (un Parti du congrès reconstruit après sa défaite électorale) pourrait atténuer sinon supprimer ce point haut des relations israélo-indiennes auxquelles on a fini par aboutir en ce moment même. Mais il est vrai que la puissante communauté de marchands indiens et arabophiles de Dubaï finira tout de même par prévaloir sur les affinités électives de Zubin Mehta, le grand chef d’orchestre parsi de Bombay qui dirigera 30 ans durant l’Orchestre philharmonique d’Israël, en se comportant plus qu’en ami de l’État hébreu. On échangerait volontiers, en effet, un Barenboim pour un Zubin Mehta, tel ingénieur de recherches indien contre tel pacifiste israélien particulièrement inepte. Mais les choses sont ainsi faites. L’Inde est d’abord tirée vers le haut par ses élites et elle est bien souvent ramenée vers le bas par les réactions populistes de ses sous-élites. Tel est sans doute le prix inévitable à payer pour que perdure son système des castes. Là encore, un Israël lacéré par ses identités tribales et le populisme latent des vaincus de la compétition économique pourrait trouver dans son gigantesque allié naturel indien de quoi réfléchir à son avenir.