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France

Dominique Schnapper : « Adapter la loi sur la laïcité à des conditions nouvelles »

Fille de Raymond Aron, sociologue et politologue, ancien membre du Conseil Constitutionnel, directrice d’Études à l’EHESS, Dominique Schnapper est également présidente du Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme.

 

L’Arche : le paradoxe de la laïcité française est que la France est une République laïque avec une religion d’État, le catholicisme. Les juifs et les protestants se sont adaptés. Mais les musulmans croyants ne sont pas très à l’aise. La loi de 1905 est sévère pour eux : interdiction du port du voile dans les écoles, menace de menus inadaptés à la cantine, et pas de subventions pour la construction de mosquées, alors qu’elle est consentie pour les catholiques : entretien des églises sur fonds publica, crucifix aux murs des écoles en Alsace et Moselle… À votre avis, faut-il réviser la loi sur la laïcité ?

Dominique Schnapper : la France est une République laïque, mais elle n’a pas une religion d’État, elle a eu longtemps une religion majoritaire, qui est maintenant à peine majoritaire si l’on ne compte que les pratiquants. La loi de 1905 a été faite en fonction du catholicisme, mais le catholicisme n’est pas une religion d’État. Cela dit, il est vrai que la nation française a été construite par la monarchie et l’église catholique. Les juifs et les protestants qui étaient une faible minorité, moins de 1 % pour les juifs et entre 1 ou 2 % pour les protestants, en ont été des partisans. À cette époque, la loi sur la laïcité, par son abstention, mettait à égalité toutes les religions. Aujourd’hui le problème est différent. Il faut adapter la loi à une situation nouvelle : la présence de populations de tradition musulmane. Alors faut-il réviser la loi sur la laïcité ? Non, il faut l’adapter à des conditions nouvelles et résoudre un certain nombre de problèmes que vous avez mentionnés. La construction des mosquées ? En 1905, le problème des lieux de culte ne se posait pas puisque toutes les communes de France avaient une église. Les musulmans ont le droit d’avoir des lieux de culte décents. On peut trouver les moyens, législatifs et financiers, de les construire. Les menus à la cantine ? Il faut résoudre le problème le plus pragmatiquement possible, au niveau des mairies. Des menus végétariens ou des menus sans porc ? C’est en fonction de la situation locale et en discutant avec les différents groupes qu’il faut trouver une solution. Il ne faut pas en faire un débat national et idéologique. Reste le port du voile. C’est vrai qu’il pose un problème particulier, c’est un symbole lourd, celui de l’égalité des garçons et des filles, mal respectée par la tradition musulmane. Il met en question un signe fondamental de la démocratie, c’est-à-dire l’égalité. Il faut s’en tenir à la loi de 2004 sur les signes ostentatoires. Il ne me paraît pas souhaitable de réviser la loi sur la laïcité, mais il faut prendre des décrets d’application qui permettent de l’adapter à des conditions nouvelles.

 

Peut-on dire que la laïcité d’aujourd’hui est « agressive » envers l’Islam ?

Non, elle n’est pas agressive envers l’islam. Elle essaye d’adapter à l’islam des dispositions qui avaient été prises dans un autre monde – celui de 1905 – à la suite du siècle de rivalité entre la République et l’Eglise catholique. Mais elle implique que la tradition musulmane accepte le principe démocratique de la séparation du politique et du religieux.

 

L’Islam est-il aujourd’hui compatible avec la laïcité ?

L’islam n’est pas en tant que tel incompatible avec la démocratie, donc avec le principe de séparation du politique et du religieux. Mais il faut que les intellectuels musulmans fassent un travail de réinterprétation de leur tradition pour que la dimension spirituelle de l’islam qu’ils entendent maintenir se conjugue avec le respect du rapport démocratique de l’indépendance du politique et du religieux. C’est un travail auquel les chrétiens et les juifs ont procédé dans le passé – et qui est nécessaire pour que les musulmans prennent toute leur place dans l’univers démocratique.

 

Les juifs de France ont-ils adopté facilement la laïcité ?

Majoritairement, les juifs de France ont été des fervents partisans de la laïcité. Les plus observants ont pu avoir des réticences pour adapter leur calendrier et leurs menus à celui de la société française, mais des accommodements ont été trouvés ! J’avais fait des enquêtes dans le quartier de la rue des rosiers à propos des années 1930 : dans certaines écoles, l’inspecteur d’académie avait accepté qu’on ferme le samedi et qu’on fasse école le jeudi, dans d’autres on ouvrait le samedi, mais on laissait les enfants juifs ne pas écrire, il y avait des accommodements pour les jours de fêtes. Mais la majorité des juifs ont accepté la laïcité qui protégeait tout particulièrement les religions minoritaires.

 

Que peut faire la France pour qu’il n’y ait pas de guerre de religion ?

Le problème posé par les différents islams n’est pas spécifiquement français, c’est un problème mondial – l’islamisme n’est pas l’islam mais c’est au nom de l’islam que Daech agit de manière barbare. Ce conflit ne peut pas ne pas avoir des conséquences dans tous les pays d’Europe qui ont une minorité de tradition musulmane. C’est le cas en France qui compte la population musulmane la plus nombreuse. Mais l’Angleterre, par exemple, connaît des problèmes comparables.

Il y a tout un travail à faire pour diffuser les valeurs démocratiques, et en particulier lutter contre l’antisémitisme qui sévit dans les banlieues déshéritées. Il ne faut pas se voiler la face et reconnaître le fait pour lutter contre ce fléau. Les hommes politiques ont de fortes paroles en ce sens et on ne peut que leur rendre hommage. Malheureusement leur voix a peu d’influence sur des jeunes générations animées par le ressentiment.

 

Le terme de laïcité est-il finalement spécifique à la tradition française ?

Oui et non. Peu de Constitutions l’utilisent. On ne trouve ce terme que dans la constitution française, turque et mexicaine. Mais la « laïcité », telle qu’elle est invoquée dans l’espace public, est la forme française du principe plus général de séparation du politique et du religieux. Cette séparation est essentielle pour fonder l’ordre démocratique. Toutes les sociétés démocratiques la respectent puisqu’elle permet de donner les mêmes droits et les mêmes devoirs à tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances et leurs pratiques religieuses. Inévitablement, des « accommodements raisonnables », comme disent nos amis québécois, sont à trouver entre la neutralité de l’État et les différentes forces sociales d’expression religieuse. Ces accommodements prennent des formes différentes dans chaque nation en fonction de son histoire.

 

Les formes de cette « séparation-collaboration » varient d’une société à l’autre !

Bien sûr. Il existe des héritages différents des relations entre le politique et le religieux, par exemple l’anglicanisme anglais, le protestantisme danois, ou le luthéranisme suédois. L’Allemagne évoque Dieu dans sa constitution. Il y a également des pays de concordat. Hors de l’Europe, Mustapha Kemal a imposé la séparation de l’État et de l’Islam pour instaurer une nation démocratique moderne en Turquie. L’histoire française donne un exemple particulier de cette séparation à cause de la Révolution qui a transféré la légitimité religieuse monarchique à la légitimité politique démocratique. Dans l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, les révolutionnaires ont proclamé la souveraineté de la « Nation ». Mais la séparation des Églises et de l’État qui en était la conclusion logique n’a été établie dans les faits qu’après plus d’un siècle de conflits violents. Cette philosophie, en tant qu’elle fond la citoyenneté, est une spécificité de la laïcité française. Les autres pays ont tendance à voir dans la séparation du politique et du religieux un simple moyen pour gérer la diversité des croyances et des pratiques.

 

Finalement, cet attachement à la laïcité complique-t-il la reconnaissance du pluralisme religieux ?

La loi de 1905 a apaisé le conflit qui a agité tout le XIXe siècle. Les protestants et les juifs s’en sont saisis avec enthousiasme. Par sa souplesse et par son âge, cette loi peut s’adapter aux besoins spécifiques des musulmans. Les difficultés actuelles de son application tiennent essentiellement au fait que cette loi a été conçue à une époque ou l’Église catholique contrôlait fermement les croyances et les pratiques d’une immense majorité de la population. Aujourd’hui, beaucoup des expressions religieuses échappent à toute forme de contrôle collectif et à toutes les églises. Dans chaque nation démocratique, la frontière du public et du privé est définie différemment. Cela explique que nos réactions au voile ou à la burqa soient difficilement compréhensibles dans d’autres pays tout aussi démocratiques que le nôtre. Mais dans tous les cas doit demeurer le principe d’une frontière entre les croyances religieuses et l’universalité de l’espace public commun à tous. Cela garantit à la fois la liberté de chacun d’exprimer ses convictions et le respect nécessaire de normes communes.