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Religion

Entretien avec René Lévy

« LE MONDE TIENT SUR L’ETUDE »

 

A la fin des années soixante-dix, les éditions Verdier publiaient les premières traductions en français des monuments de la pensée juive. Cette aventure éditoriale venait prendre le relais de l’aventure révolutionnaire qui s’achevait avec la décennie. Pour d’anciens activistes comme Benny Lévy, le travail de traduction servait un nouveau projet par-delà le politique : permettre aux Juifs francophones de retrouver la vitalité intellectuelle de la tradition. A travers la collection « Les Dix Paroles » et l’Institut d’études lévinassiennes, son fils, René Lévy, poursuit cette œuvre. Il revient avec nous sur ce cheminement intellectuel, soucieux de chercher dans les grands textes les clés du présent.

 

 

Vous dirigez aujourd’hui chez Verdier la collection « Les Dix Paroles » dans laquelle vous avez édité aussi bien la Kabbale elle-même, que des commentaires rabbiniques de la Torah. Comment cette aventure éditoriale a-t-elle commencé ?

Cette collection est liée à l’histoire de la fondation des éditions Verdier. Nous sommes à la fin des années soixante-dix, dans le sud de la France. Pendant longtemps, mon père, Benny Lévy, a été apatride, et à cause de ses activités révolutionnaire, il était recherché. Il rejoint ainsi ses amis de la Gauche Prolétarienne qui vient d’être dissoute : Gérard Bobillier, Colette Olive et Michèle Planel. Il vient d’abord pour faire les vendanges et gagner un peu sa vie au passage. Verdier est le nom de la maison de famille de Colette Olive où l’on y cultive la vigne et l’olivier. Parallèlement, mon père apprend l’hébreu en même temps qu’il est le secrétaire de Sartre. Il étudie les textes et la Kabbale avec Jean Zacklad, qui était professeur de philosophie à l’école Yavné. A ce cours, il rencontre Charles Mopsik, qui est alors un jeune hébraïsant de vingt ans passionné de Kabbale. Une vie intellectuelle semble renaître, dans le sillage des cercles socratiques [cercles de réflexions philosophiques extra-académiques, ndrl], et très vite, on monte les premiers séminaires. Mon père décide alors de créer une collection qui rassemblerait les grands textes juifs – notamment de Kabbale – en français. Ses amis le suivent dans cette aventure. La collection « Les Dix Paroles » est née : ce sont les débuts de Verdier.

 

 

Quelles sont les premières publications ?

La première publication fut celle du Guide des Égarés, de Maïmonide. C’était une figure conciliatrice. Puis viennent des textes de Zacklad : Pour une éthique. Il s’agit, dans le sillage des entretiens de Sartre et avec mon père, de repenser les fondements d’une nouvelle morale. S’ensuit un projet central : la traduction du Zohar, livre majeur de la Kabbale.

 

De quoi s’agit-il ?

Le Zohar est une « matrice ». C’est un pastiche des anciens midrashim, nourri de traditions ésotériques et mis en œuvre par Moïse de Leon. Je distinguerais deux traditions majeures : la Kabbale mystique et la Kabbale métaphysique. La Kabbale mystique est l’héritière d’une longue tradition orale et d’influences diverses, comme le soufisme par exemple. La Kabbale métaphysique, elle, naît d’une réaction anti-philosophique. Au début du XIIIe siècle, on assiste à la diffusion du Guide des Égarés. Celui-ci a d’abord été écrit en arabe philosophique avec des caractères hébraïques. Yehuda Alharizi et Samuel ibn Tibbon réalisent déjà un premier travail de traduction pour assurer la diffusion du Guide dans les milieux juifs. Ils constituent ainsi, sur le modèle de l’arabe philosophique, un hébreu philosophique. Mais la réception du Guide provoque une crise intellectuelle. Deux camps s’opposent à la diffusion de la philosophie : les talmudistes et les partisans d’un renouveau de la métaphysique. Ces derniers ressentent la nécessité d’une renaissance de la pensée de juive mais dans une langue directement héritée des Prophètes : c’est le mashal, l’image. Il s’agit de retrouver le souffle des textes prophétiques tout en inventant une langue nouvelle et réactualisée. Pour cette Kabbale métaphysique, le Zohar sera un « pourvoyeur d’images » capable de nourrir les concepts. C’est ce Zohar que Charles Mopsik s’attachera à traduire.

 

 

Qu’espéraient d’anciens révolutionnaires de ces traductions ? Cherchaient-ils à reproduire le geste des traducteurs du Moyen-Age, soucieux d’actualiser par la langue toute une pensée ?

Tout à fait. Il s’agissait dans ce début des années quatre-vingt, de proposer un renouveau métaphysique dans le milieu des études juives. Il fallait, à travers ces textes, « injecter » des « doses de métaphysique concentrée ». A la fin des années 70, de nombreux Juifs qui avaient appartenu aux groupes d’extrême-gauche ont entériné l’échec d’une possible révolution. Or, l’aspiration messianique qui se trouvait au cœur de la pensée révolutionnaire s’est retrouvée dans le messianisme originaire. Pour de nombreux Juifs, l’échec de l’activisme politique et son messianisme révolutionnaire les a conduits à rechercher, dans un retour au judaïsme – Teshouva – un messianisme authentique. Mais attention : il ne s’agissait pas pour ces juifs d’une rupture dans leur existence. Au contraire, le passage de l’activité révolutionnaire au judaïsme a été vécu, notamment par Benny Lévy, comme une forme de dépassement des contradictions propres à l’existence simplement politique. Ce retour au judaïsme était un engagement authentique.

 

Quelle fut la réception de ces traductions ?

Elle fut très favorable dans les milieux juifs et au-delà. On découvrit que les textes de la littérature rabbinique étaient d’une grande vitalité. Le cas de L’âme de la vie de Hayyim de Volozhyn a fait date : tous les jeunes intellectuels juifs ont été marqués par cette traduction. Et il faut signaler que ce renouveau de la pensée juive en France a été aidé par la figure tutélaire de Lévinas.

 

On l’aura compris, l’activité de traduction va de pair avec l’ambition d’influer sur l’époque. Où en est-on à présent ?

On peut dire qu’une nouvelle époque a commencé lorsque j’ai repris cette entreprise de traduction. J’ai choisi de réorienter les traductions au profit de la tradition rabbinique, c’est-à-dire du Midrash, et de la philosophie. Le Midrash, c’est l’ensemble des écrits des tanaim et des amoraim, c’est-à-dire des juifs de Palestine et de Babylone, entre le Ier et le VIe siècle de l’ère chrétienne. On distingue deux types de Midrash. D’une part, le Midrash Halakhique, qui est une analyse rigoureuse des lois scripturaires. D’autre part le Midrash Aggadique, qui est une interprétation des passages narratifs. C’est ce second Midrash qui a retenu mon attention. Le chantier est gigantesque. Nous ne sommes qu’au début de cette grande aventure. D’autant que l’ambition reste aussi de traduire les grands textes de la Kabbale métaphysique : le Pardes Rimonim de Cordovero, le Tania de Chnéor Zalmann de Lyadi, texte fondateur de la métaphysique hassidique.

 

Quelles langues faut-il maîtriser pour traduire ces textes ?

D’une part, il faut maîtriser non pas un seul hébreu mais différentes « langues » hébraïques. Tout d’abord, l’hébreu biblique ; puis, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, l’hébreu rabbinique. C’est un hébreu imprégné d’emprunts au vocabulaire grec et latin. Plus encore : on retrouve, dans le Midrash notamment, des références à la mythologie grecque et romaine. Enfin, l’hébreu médiéval exégétique et philosophique. Prenons le cas du concept d’« Hashgaha », qui est d’origine philosophique et que les grecs appellent « Pronoia » et les latins « Providentia ». En hébreu, le concept de Providence est d’abord traduit par Samuel ibn Tibbon par « Shmira » et non par « Hashgaha » . « Shmira » renvoie à l’idée de « surveillance », de « garde », de « protection ». C’est le modèle du pastorat qui est sous-jacent. En remplaçant le concept de « Shmira » par celui « d’Hashgaha », on glisse de l’idée du pastorat à celle de Providence. Cela entraîne de nombreuses conséquences philosophiques. Au Moyen-Age, l’hébreu est structuré par un vocabulaire proprement rabbinique, qui est un hébreu d’exégèse. Mais cet hébreu est aussi influencé par l’arabe philosophique. Ce dernier est proprement imprégné du grec philosophique. Donc, lorsque l’on cherche à traduire l’hébreu philosophique médiéval, il faut se rappeler qu’il est lui-même inspiré de l’arabe philosophique. Cet hébreu philosophique médiéval est principalement l’œuvre des Tibbonides.

 

Et concernant le français, quelles ont été les exigences ?

On distingue deux écoles de traduction en France : l’école dite « savante » et l’école littéraire. L’école savante s’attache à proposer des traductions les plus fidèles possibles au texte original, aux dépens de la langue cible. Ce sont souvent des traductions illisibles. L’école littéraire, elle, fait de la traduction aux dépens de la langue source par respect de la langue cible. Notre pari à Verdier : conserver le génie de la langue source et s’efforcer de l’insuffler dans la langue cible, tout en maintenant un respect absolu du sens et de la rigueur savante. La traduction doit aussi être un commentaire. La dernière parution, Avot, nous a demandé deux ans de travail. C’est un véritable sacerdoce.

 

 

Quelle réception pour ces nouvelles traductions réalisées dans les années 2000 ?

Dans les années quatre-vingt, l’élan et le renouveau des études juives présentaient une conjoncture favorable. Depuis, les choses ont changé. La traduction ne rencontre plus le même public, pour des raisons structurelles. Tout d’abord, les enfants des juifs qui ont fait Techouva connaissent aujourd’hui l’hébreu. Ils ont donc un accès direct au texte hébreu et ne consultent pas les traductions. D’autre part, le monde de l’étude juif a perdu de sa vitalité. Aujourd’hui, l’université n’assure plus le développement de la pensée. Elle ne sert qu’à réaliser une carrière. Autrefois, au contraire, nombreux étaient ceux qui se formaient à la yéshiva. Cette structure mettait en relation les disciples avec un « Maître », au sens profond du terme. On disait d’ailleurs : « Voir vivre un Maître c’est plus qu’apprendre auprès de lui ». Un vrai Maître est un « animateur » : il donne de l’âme au texte. Chaque texte que l’on étudie avec lui doit être vécu comme un drame. Mon pari est ainsi de proposer des traductions qui soient autant des commentaires afin que le juif hébraïsant et le Juif séculaire puissent étudier ces textes, comme s’il y avait un Maître à leurs côtés.

 

 

Quel rôle joue de l’Institut d’études lévinassiennes dans cette perspective de diffusion des savoirs ?

C’est un lieu de croisement unique entre la pensée juive et le savoir occidental. C’est un lieu de rencontre où tous les « hommes de bonne volonté » viennent débattre, s’affronter et avancer ensemble. L’année dernière, nous avions lancé comme thème de réflexion « La Révolution ». Jean-Claude Milner, Gilles Hanus ou encore Mahmoud Hussein et moi-même étions intervenus. Cette année, nous avons choisi pour thème « le travail ». Le grand entretien aura lieu entre David Muhlmann et Jacques Attali. Christian Jambet, l’islamologue, interviendra pour présenter la pensée de Mollah Sâdrâ. Il faudrait ajouter que l’Institut se prolonge par une publication régulière de « Cahiers ». Tout cela est une aventure précaire, mue par le souci de mobiliser les forces intellectuelles juives et françaises. Cette vie faite d’incertitudes fait-elle de nous des « enragés » ? Je rappellerai seulement cette vérité : « le monde tient sur l’étude ».

 

Cahiers d’études lévinassiennes n°13, L’Etat de César, 23 € 

Avot et ses commentaires, chapitre premier, éd. Verdier, 2015

René Lévy, Pièces détachées, éd. De l’âge d’homme, 2014