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Littérature

Ninive, Chateaubriand et la question juive

« J’ai toujours ressenti que je voulais être le juif dont tous les autres juifs pourraient être fiers ». Ce mot d’Al Rosen, le joueur de base-ball le plus célèbre aux Etats-Unis qui impressionnait beaucoup Saul Bellow, pourrait convenir à d’autres, et on peut soupçonner Bernard-Henri Lévy de ne pas être insensible à cette tentation-là. Il vient de commettre, avec « L’esprit du judaïsme », une sorte d’exercice de gratitude en même temps qu’une défense et illustration. D’autres auteurs avant lui, Roth, Bellow, Malamud, ont évoqué le thème de la place du judaïsme dans la littérature et dans la civilisation occidentale. Lui le fait à sa manière, en se rattachant à deux branches, Chateaubriand d’un côté, Jonas de l’autre.
De l’auteur du « Génie du christianisme », il a raison de dire que c’est un des rares écrivains français à avoir entendu un peu du mystère du judaïsme.
Comme sa passion pour lui est forte (il la tient de Michel Foucault), on se surprend à relire le Chateaubriand de notre adolescence et à y découvrir quelques pépites ( dans le « Génie », il se fait exégète pour commenter des passages de la Bible et cela donne des moments sublimes, comme ces développements comparatifs sur la langue de la Bible et celle d’Homère, le parallèle est passionnant et révèle une connaissance intime des textes hébraïques, de leur langue, de leur poésie, de leurs récits, de leurs personnages…Il fut décidément un temps en France où on maniait l’hébreu avec aisance et délice)
Il est bon que le philosophe ait mis ses pas dans ceux de l’illustre écrivain-voyageur-diplomate. Il repasse par les mêmes chemins et compose une sorte de chant profond juif à partir d’évocations diverses. Ici, un beau texte sur le sionisme, comment ce mot est entré dans sa vie, la découverte du désert, la rencontre avec Ben-Gourion. Là, de belles pages sur la figure de Rachi et la manière dont ces « loazims » ont été un « conservatoire » où l’ancien français a été capturé et sauvé de l’oubli. Ici encore, un texte sur Proust, « lecteur du Zohar et descendant d’un rabbin alsacien » dont Céline moquait « le franco-yiddisch tarasbiscoté » et auquel l’auteur rend hommage. Et puis là de nouveau, de beaux morceaux de bravoure sur les « soixante dix visages de la Torah » aussi brillants qu’inattendus. L’auteur découvre, pour évoquer ces thèmes, une hauteur et une exigence qui vont au-delà du discours convenu, journalistique ou politique.
Alors, bien sûr, ce regard sur le judaïsme est très bienveillant et on a envie de dire : Ah, si nous étions comme il nous voit ! Le commandement universaliste dont il dit qu’il est le cœur de la pensée juive (plaise à Dieu qu’il ait raison), il le trouve puissamment exprimé dans le livre de Jonas, personnage auquel il s’identifie fortement.
C’est la seconde référence du livre, et l’occasion pour l’auteur d’évoquer ses propres obsessions et ses propres Ninive. Mossoul infesté par le Daesch. Le soutien à Massoud. Une radio au Burundi. Un journal à Kaboul. Ses batailles en Bosnie, au Cambodge, au Rwanda…Tous ses combats qui ne manquaient pas de courage dont se moquait gentiment son ami Benny Lévy et où il s’est jeté à corps perdu.
Il faut reconnaître, quitte à irriter un peu plus tous ceux qui font profession de ricaner dès qu’on prononce le nom de l’auteur, que BHL a été parmi les tout premiers – et parmi les seuls à gauche – à dénoncer les kamikazes, les attentats-suicides, les bus qui explosent, quand ces phénomènes ne dérangeaient personne, parce qu’ils s’exerçaient dans les rues de Tel Aviv, de Netanya ou de Jérusalem. Il a été parmi les premiers, quand d’autres continuaient de faux combats contre ce qu’ils appelaient la « prison juive », à s’émouvoir parce qu’un journaliste juif américain avait été décapité, égorgé, et sa tête sanguinolente filmée et propagée sur Youtube (c’était le début du désastre, et nous le savions pas). Il a été parmi les premiers, sinon le premier, et en tout cas très seul, à prendre la défense de Salman Rushdie, victime d’une fatwa de Khomeiny, pourchassé, ses traducteurs, ses éditeurs, ses protecteurs assassinés ou traqués, quand d’autres écrivains disaient qu’on « ne pouvait pas offenser une religion universelle ».
On ne peut pas lui contester de s’être frotté, quelquefois fourvoyé, dans des contrées où l’hostilité à son nom était « comme une deuxième religion ».
Fourvoyé ? Il reconnaît – c’est un mea culpa qui a son mérite – que « tout bien que font les hommes se combine toujours à un nouveau mal qu’ils font aussi ». Il fait valoir, argument qui ne manque pas de pertinence, que les mêmes qui dénoncent la folie de l’intervention libyenne brocardent l’inertie des occidentaux en Syrie. Là où il a tort et où il fait preuve de naïveté, c’est quand il tente de se consoler en se disant que si les démagogues continueront toujours à exhorter le peuple à haïr « ceux-là même qui se sont le plus démenés pour contribuer à les libérer », ils auraient plus de mal à continuer « sur l’air des vieilles scies antisémites et anti-occidentales ».
Il se trompe. Le malheur, c’est que depuis le temps, le philosophe ne s’est pas avisé que par un processus pervers, les meilleures intentions se tournent en leur contraire. Ce sont les temps cruels que nous vivons. Ce qui passe à ses yeux pour l’engagement d’un intellectuel pour stopper un massacre est soudain converti en une conspiration juive. Un homme qui cherche à « honorer son nom » est renvoyé à ses origines. C’est d’ailleurs la mésaventure de Jonas qui verra la prédication se retourner contre elle-même. Le prophète récalcitrant est devenu un pauvre bougre.
Mais ce n’est pas la déconvenue du seul BHL. C’est la déconvenue de la diplomatie française qui partait aussi, sur le dossier libyen, d’un bon sentiment. Un ancien ambassadeur de Libye confiait récemment que la motivation centrale restait de replacer la France du côté des peuples arabes après les ratés de Michelle Alliot-Marie sur la Tunisie. Mais qui reprochera à la politique arabe de la France d’avoir été naïve ?
Voilà en tout cas un livre qui est un bel éloge de « la contribution juive à la poésie du monde ». Ce sont ses « Reflexions sur la question juive » à lui. Et ce miroir drôlement embellissant fait un bien fou par les temps qui courent.

Bernard-Henri Lévy, « L’esprit du judaïsme ». Editions Grasset.