Les Bûchers de la liberté, premier essai d’Anastasia Colosimo paru aux éditions Stock, est l’occasion pour cette doctorante et enseignante de théologie politique de s’attaquer sous tous les angles à la question du blasphème. Comment un pays laïc comme la France permet des procès en blasphème ? Comment la résurgence des problématiques liées au blasphème permet d’appréhender le retour du religieux ? Cet enfant prodigue de 26 ans élude un à un les questionnements actuels, en rappelant l’histoire de la législation française sur la question. Après s’être intéressée durant trois ans de « façon quasi-obsessionnelle » à ce concept complexe, Anastasia Colosimo nous livre le fruit de ses recherches.
L’Arche : Dans votre essai Les Buchers de la Liberté, vous expliquez que le blasphème est un instrument davantage politique que religieux. Que voulez-vous dire par-là ?
Anastasia Colosimo : Bien que le concept soit mentionné dans les livres sacrés des trois religions monothéismes, le fait est que depuis des siècles, le blasphème n’intéresse pas tant les théologiens. C’est un péché particulier dont le religieux ne sait pas trop quoi faire, car le concept appréhendé de façon strictement religieuse n’engage que le blasphémateur et Dieu.
Le blasphème est un outil plus politique parce que jusque très tard dans l’histoire, – le XVIIIème siècle en France – on ne fait pas de différence entre ce qui est d’ordre politique et ce qui est d’ordre religieux. Ils font cause commune, et de ce fait lorsque le blasphémateur insulte la divinité, il injurie le principe qui légitime le pouvoir en place. A partir de ce moment-là, lorsque la divinité est injuriée, le pouvoir en place est obligé de réprimer le blasphémateur. La monarchie absolue en est l’exemple le plus probant, puisque le roi est l’incarnation du pouvoir politique et que ce pouvoir est légitimé par une volonté divine. Le blasphème implique donc un double mouvement : le blasphémateur s’exclut lui-même de la communauté qui partage une seule et même vérité, mais en plus lorsque le gouvernement de cette communauté se fonde sur cette vérité-là (comme les théocraties aujourd’hui), cet Etat doit exclure le blasphémateur parce qu’il met en danger la communauté et la vérité qui l’unit. Le blasphème est donc politique au sens de la polis, au sens de la cité. Il a ce pouvoir de mettre un individu hors de la cité, beaucoup plus que d’autres péchés religieux.
Vous expliquez que les accusations de blasphème ont précédé les attentats de Charlie Hebdo. À quand remonte, selon vous, la première crise moderne du blasphème ?
En effet, la question du blasphème se posait avant même les attaques du 7 janvier à Charlie Hebdo. On peut considérer la fatwa délirante de l’ayatollah Rouhollah Khomeini contre Salman Rushdie, après la publication des « Versets sataniques » en 1988, comme la première crise d’ampleur. Cette fatwa opère un détournement complet de la loi islamique, et fait d’une petite jurisprudence, une rupture entre la tradition et la modernité. De plus, l’affaire devient globalisée : Khomeini est à Téhéran, Rushdie est à Londres, et l’information circule dans le monde entier. C’est le début de l’actualité telle qu’on la connait aujourd’hui, et où tout se relaye à une vitesse incroyable. Cela prend des proportions gigantesques.
Alors que le monde musulman est éclaté, que les combats entre sunnites et chiites sont quasiment plus violents que la guerre que certains musulmans veulent mener à l’Occident, ce délit de blasphème condamné par la figure religieuse iranienne, fait naître le fantasme de la recomposition de l’Oumma. En déclarant la guerre à Rushdie, Khomeini déclare la guerre à l’Occident ce qui donne l’impression d’un choc des civilisations : le monde dès lors, semble scindé en deux. Politiquement, c’est ingénieux car cela met en application la guerre douce, théorisée par Abou Moussab Al-Souri, le grand penseur d’Al-Qaïda. Dès lors, les occidentaux vont voir dans chaque musulman, un bourreau potentiel de Salman Rushdie et une partie des musulmans va être prise à partie. On entre dans une logique d’engrenage de suspicion d’un côté et de marginalisation de l’autre.
D’autres crises ont succédé, comme celle des Pussy Riot en Russie, ou encore le film « Innocence des Musulmans », qui avait fait beaucoup de vagues. Et puis avant l’attentat de Charlie Hebdo, il y a eu bien entendu ce grand procès en France en 2007, contre Charlie Hebdo, qui a donné lieu à un procès en blasphème.
Votre livre vise à expliquer comment a pu apparaître cette situation paradoxale, c’est-à-dire comment un pays laïc peut permettre des procès de blasphème, comme cela a pu être le cas en 2007 contre Charlie Hebdo. Comment y répondez-vous ?
Le concept du blasphème a le mérite d’explorer le nouveau rapport qu’on a au religieux et comment le religieux s’est immiscé dans nos institutions qu’on pense laïques. Les procès en blasphème en sont un parfait exemple puisqu’on se saisit de la justice pour une infraction qui a priori n’existe plus. Pour comprendre cela, il faut remonter à l’histoire de la législation française sur le sujet. La France se vantait d’être le premier pays à abolir le délit d’opinion grâce à la loi sur la presse de 1881. Puis en 1972 est votée à l’unanimité la loi Pleven et c’est là qu’à mon sens, va être réintroduit de façon détournée, le délit de blasphème. La loi Pleven interdit la provocation à la haine, à la discrimination et à la violence pour une personne en raison de l’appartenance à une ethnie, une race et une religion. Cette loi est votée dans un contexte de volonté nationale et internationale de protéger les minorités des offenses qu’elles peuvent subir verbalement.
Cela va permettre aux associations de porter plainte et en permettant cela, une loi qui visait essentiellement les propos racistes, va permettre des procès en blasphème. Cela paraît inacceptable dans une société sécularisée et ce qui est inacceptable, c’est la communautarisation à laquelle ça a donné lieu. Cette loi va permettre des actions de groupe contre des blasphèmes, l’équivalent de la class action aux Etats-Unis, puisque les associations vont porter plainte au nom des communautés qu’elles se disent représenter. Le grand procès contre Charlie Hebdo en 2007, c’est un procès où deux associations musulmanes vont donner l’impression que tous les musulmans de France portent plainte contre Charlie Hebdo, et donner l’impression de deux France : la France pour la liberté d’expression, la France Charlie, et de l’autre côté, l’autre France, qu’ils défendent. C’est un piège communautaire, un processus pervers qui va à l’encontre du modèle républicain.
Pour sortir de ce conflit, pensez-vous que le modèle républicain doive se plier au modèle communautariste ou multiculturaliste à l’anglo-saxonne ?
Le modèle républicain français est exceptionnel. Il y a une beauté incroyable à considérer qu’il n’y a aucun corps intermédiaire entre l’Etat et le citoyen et qu’avant d’être noir, arabe, catholique, bouddhiste ou quoi que ce soit, on est d’abord Français. Que l’Etat ne s’adresse qu’à des Français. Cette idée est sublime parce qu’elle insinue que nous partageons autre chose que le fait d’être dans le même endroit géographique, elle signifie qu’il nous arrive à tous quelque chose qui nous dépasse. Il y a une ambition de mixité et de différence qui s’oppose par exemple au modèle anglo-saxon. Dans ce modèle communautariste où les communautés vivent entre elles sans se rencontrer, sans communiquer et où il y a peu de mariages mixtes, cette notion de bien commun est absente. Cette idée divise depuis toujours philosophiquement la France des pays anglo-saxons : si dans les pays anglo-saxons, on pense que le bien commun est l’addition de tous les intérêts particuliers, en France on pense que le bien commun est encore autre chose. Ce bien commun, c’est cette espèce de tiers dans notre rapport à l’Etat, une idée plus juste, belle, et qui à mon sens nous prémunit le plus du racisme. Quand on va voir la société américaine par exemple, en dehors de New-York, c’est une société d’un racisme extrême parce que les communautés ne se rencontrent pas.
Le modèle français est exceptionnel parce qu’il nous a permis de résister. On peut dire que beaucoup de choses sont terribles, mais la réalité c’est que les Français se sont plutôt bien comportés et que après les attentats du 7 janvier ou du 13 novembre, rien n’a eu lieu de délirant, il n’y a pas eu par exemple de ratonades, ce qui s’explique par le fait que les Français ne sont pas racistes. C’est aussi un rempart exceptionnel contre toute forme de fondamentalisme.
Vous écrivez dans votre essai : « La liberté ultime dont se réclame Charlie Hebdo (..) n’est pas la revendication d’une liberté d’expression mais celle d’une liberté d’irréligion » (P.41). Quelle différence faites-vous entre ces deux concepts? La justice fait-elle cette différence ?
En ce qui concerne Charlie Hebdo, la ligne éditoriale est d’abord antireligieuse et est en cela très française. Il y a une tradition antireligieuse française qui nous est hérité des lumières, de loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, et qui fait de la laïcité, un marqueur fort dans ce pays. La France est par excellence le pays où l’anticléricalisme et l’athéisme s’affichent : le fait d’être athée est quasiment devenu une religion en soi. Aussi chez Charlie Hebdo, il y avait une lecture marxiste de la religion : la religion est un outil de domination dont il faut se libérer pour vivre une liberté pleine et absolue. La chanson de Léo Ferré « Ni Dieu Ni Maître » pourrait à mon sens le mieux définir ce journal. Ils revendiquaient la liberté d’expression mais surtout, le droit d’être irréligieux, irrévérencieux.
Comment le judaïsme appréhende le blasphème, dans la Bible et dans son histoire ?
Comme les trois religions monothéistes, c’est-à-dire qu’à la base, le blasphème ne regarde que le blasphémateur et Dieu. On peut noter cependant qu’aujourd’hui, les juifs de France sont très laïcs et qu’ils défendent la laïcité plus que beaucoup d’athées. Aussi, les juifs n’ont jamais fait de procès en blasphème bien qu’ils fassent des procès contre l’antisémitisme, ce qui est assez naturel.
Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté. Editions Stock.
« Les jeudis de la Procure » ont été consacrés cette semaine au livre d’Anastasia Colosimo. Jeudi 11 février, de I8H30 à 19h30, la librairie (1-3-5 rue de Mézières) recevra les auteurs de Le grand désarroi, enquête sur les juifs de France (Albin Michel).