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Littérature

Emmanuel Lévinas, mon maître

L’écho résonne encore. L’empreinte reste profonde et l’impact durable. Quarante ans n’ont pas altéré la magie d’une rencontre et la fécondité d’une proximité. Nulle érosion n’est venue entamer la vigueur du message et la densité de l’enseignement.

Quand, arrivant du Maroc en octobre 65, je franchissais, pour la première fois, le portail du 6bis de la Rue Michel-Ange à Paris, qui abritait l’ENIO*, le nom de Lévinas, son directeur, ne suscitait en moi aucune réaction. Le personnage lui-même, taille moyenne et robuste, chevelure drue poivre et sel, ne brillait pas, au premier contact, d’une chaleur humaine débordante.

Seuls ses yeux profonds et pétillants témoignaient d’une écoute authentique et trahissaient une sensibilité véritable. Un langage direct et sans fioritures, allant vite à l’essentiel, accueillait les jeunes ‘’ immigrés’’ comme moi qui avaient quitté, tel Abraham, famille et patrie. Il nous signifiait, sans le dire, l’impératif de l’effort et le devoir de discipline pour mériter de son lycée. La réussite au bac devait naturellement sanctionner trois années de scolarité et justifier notre élection dans cet établissement de haut niveau. Recrutés, alors, sur concours, dans le réseau méditerranéen et oriental de l’AIU, les élèves adhéraient volontiers à ce contrat moral.

Rapidement, le rituel de l’école s’imposait à nous. Prière du matin avec la présence constante et toujours ponctuelle du Maître. Cours, repas, temps libre et travail studieux dans la chambre. Journéebanale du lycéen assumant le choix de cet exil volontaire. Le shabbat apportera la dimension inédite et l’intensité incomparable qui auront marqué tant de générations. Vendredi soir, les élèves, tour à tour, partageaient, par paire, la table du directeur et de sa famille. Pour un repas shabbatique, convivial, pris en commun, avec l’ensemble des élèves, dans le réfectoire. Occasion de glaner quelques “ confidences ” de sa bouche. L’obligation, par exemple, de terminer son plat, de crainte de voir son hôte offensé, comme dans sa Lituanie natale. L’évocation de Jean-Paul Sartre, le gourou des intellectuels parisiens des années 60, qui avait associé Lévinas et la phénoménologie dans un de ses textes.

Et puis, le lendemain, se déroulait la fameuse cérémonie du shabbat matin. Ineffable. Inoubliable.Le petit déjeuner fini, nous rejoignions le salon pour entourer le Maître calé dans un fauteuil bas. En compagnie de quelques personnes extérieures, nous écoutions, recueillis, son commentaire de Rachi concernant la section hebdomadaire de la Thora.

De son parler haché et presque saccadé, si éloigné de l’élégance syntaxique de son écriture, jouant sans cesse avec ses lunettes, il nous ouvrait, à partir d’une phrase, d’un mot, des horizons insoupçonnés. Expression anodine de la Parasha ou formule banale de la Haftara se chargeaient d’un sens nouveau pour s’insérer avec bonheur dans l’univers devenu transparent de la philosophie et s’intégrer dans l’espace brusquement lumineux de l’éthique.

Dans ces moments-là, se détachait, par intermittence, l’étrange figure de Chouchani. Celui que Lévinas considérait comme son maître et qui l’initia à une certaine lecture du Talmud. Personnage mythique, surgi de nulle part, se nourrissant, presque exclusivement, de lait et d’oignon et possédant le Talmud comme nul autre pareil. Elie Wiesel, à son tour, reconnaîtra l’immense dette contractée à son égard.

Nous l’écoutions avec déférence. A notre insu, se tissait en nous le lien entre modernité et tradition, entre raison critique et judaïsme, entre Athènes et Jérusalem, pour reprendre une de ses formules favorites qui, depuis, a fait florès. Au fil des jours, nous nous forgions un judaïsme revigoré qui, sans renier l’héritage parental, s’arrimait, sans encombre, à la pensée universelle.

Périodiquement, il invitait, pour le samedi après-midi, des personnalités littéraires de renom à venir disserter devant ses élèves. Assis à leur côté, il entendait ainsi leur exprimer l’humble reconnaissance de l’hôte et l’hommage toujours renouvelé à leur Dire. Marquant ainsi son respect pour la culture en restant fidèle à sa mission essentielle de pédagogue et de “passeur”. Et pour cela, il se tenait régulièrement informé des performances de ses élèves. Attentif aux faiblesses de l’un et heureux des réussites de l’autre. Pour eux, il exigeait toujours l’excellence dans le choix des professeurs. C’est ainsi que Claude Hagège, linguiste de renom, nous enseigna la littérature française et que Gérard Nahon, historien distingué, nous initia à l’histoire juive.

Occasionnellement, il remplaçait, au pied levé, un professeur absent pour revisiter, devant nous, l’œuvre de Platon. Instant magique où la philosophie devenait simple et limpide. Brusquement, à son écoute, nous nous surprenions à apprécier cette discipline prétendument ardue et injustement négligée. Confusément, nous sentions souffler l’esprit dans cette enceinte habitée par le Maître. A l’instar des confréries hassidiques dominées par la figure tutélaire du Rabbi. Avec la même fierté d’appartenance et un mélange de gratitude et de respect affectueux à la place d’une dévotion absolue. Heureux, par exemple, de parcourir sa biographie dans le dictionnaire de la philosophie et candides quand nous nous aventurions dans la lecture ardue de Difficile Liberté, son livre de référence.

A nos heures perdues, nous nous invitions, curieux, au Colloque des Intellectuels Juifs de France qui tenait régulièrement ses assises dans la grande salle de l’école. Emmanuel Lévinas y administrait, avec autorité, ses Lectures Talmudiques. Pour la première fois, nous entendions la voix, venue d’outre-tombe, d’Elie Wiesel témoignant avec une émotion poignante de la barbarie nazie et du cauchemar des camps. Avec une grâce peu commune, André Neher commentait d’une voix douce le message des prophètes d’Israël et Léon Ashkénazi (Manitou) jetait, avec une passion ardente un regard biblique sur l’actualité.

Sans en mesurer l’importance et l’enjeu, nous assistions à la lente régénération d’un judaïsme de France sorti exsangue des camps de la mort. Israël n’occupait pas encore le devant de la scène juive. La guerre des Six jours et l’angoisse qui, en prélude, accompagna le blocus du golfe d’Aqaba, allait, pour longtemps, l’installer dans notre vécu.

Emmanuel Lévinas partagea l’émotion collective et s’enquerrait, auprès de nous, de toute nouvelle information diffusée par les médias. Ceux-ci, hormis ‘’Le Monde’’, vibraient fortement pour la cause de l’Etat Juif. Après la victoire éclair d’Israël, les réserves assassines de De Gaulle à son encontre l’avaient meurtri. Lui qui s’était franchement réjoui de sa victoire sur Mitterand à la présidentielle de 1965; lui qui, toujours, arborait la légion d’honneur sur son costume croisé avec fierté et reconnaissance envers la patrie des droits de l’homme.

Cette époque contribua fortement à l’émergence d’une véritable conscience politique dans nos jeunes têtes de lycéens. Le sionisme devenait engagement et Israël une réalité tangible. Nombre, parmi nous, entreprirent leur alyah après leur bac.

Dès ces années-là, le savoir, pour nous devenait sacré et le monde de la connaissance nous invitait à son insatiable découverte. Le judaïsme s’offrait à nous dans ses profondeurs et nous nous y plongions avec avidité, lestés de la tradition familiale. Dans cette quête ni tout à fait aboutie ni tout à fait vaine de cette notion énigmatique et singulière de la Sainteté. Emmanuel Lévinas chérissait cette entreprise spirituelle et ses écrits, en filigrane, invitent souvent à ce voyage exaltant.

Ses écrits confinés, jusque-là, dans un cénacle d’initiés ou d’universitaires, rencontrent désormais, un succès triomphal. Ils constituent une œuvre majeure du XXe siècle. Ses ouvrages traduits dans plusieurs langues servent de référence à ceux qui cherchent un sens à leur combat moral ou à leur itinéraire personnel.

La société israélienne, longtemps hermétique lui ouvre avec enthousiasme les portes des universités et des médias. Le pape Jean-Paul II le reçut, à plusieurs reprises, et le monde catholique dont Paul Ricoeur incarna, pour lui, l’interlocuteur privilégié, y découvre un humanisme profond et rencontre dans l’Altérité lévinassienne une morale du Prochain très chère à son cheminement spirituel. Des intellectuels de toute obédience se réclament de sa pensée. Ils trouvent chez ce ‘’témoin du futur’’ qui récusa Heidegger infecté par le nazisme, un fanal dans les brumes du XXème siècle. Siècle barbare qui engendra la Shoa fruit, dit-on, du désenchantement nietzschéen et des dérives de la technologie triomphante.

A cette pensée nihiliste, Lévinas oppose, sans répit, le Visage de l’Autre qui nous assigne une humanité et nous ordonne une responsabilité.

« Tu aimeras ton Prochain comme toi-même. » : c’était il y a 3500 ans.

« Tu aimeras ton Prochain, c’est cela être toi-même. » : c’est Emmanuel Lévinas, aujourd’hui et demain.

« Lévinas, mon maître », chapitre extrait d’Entre les lignes, ouvrage de Jacques Asseraf qui vient de paraître aux éditions La Bruyère.