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Littérature

Un certain « vivre ensemble »

Ce livre de Daniel Sibony analyse la coexistence des musulmans et des juifs dans le monde arabe jusqu’à l’arrivée des Européens qui, en quelque sorte, ont servi de tiers, dans cet entre-deux un peu bloqué. (Le cas de l’Algérie est à part, il consacre un chapitre qui n’infirme pas l’analyse d’ensemble). C’est donc un texte simple, on pourrait dire pur, qui s’attache à toutes les nuances pour rendre compte de cet étrange « vivre ensemble » qui a duré près de 13 siècles avant de s’achever par un départ quasi total des juifs en question, qui souvent étaient là avant l’islam. Ce départ lui-même est une énigme, qui ne s’éclaire que peu à peu au fil de l’analyse de fond, laquelle s’appuie à la fois sur une ample documentation historique, sur une connaissance précise des textes fondamentaux, notamment du Coran, et sur l’expérience vécue par l’auteur, qui est né au Maroc et y a passé sa première adolescence.

L’étude de la dhimma, c’est-à-dire du statut de protégés qu’avaient les juifs, protégés moyennant impôt, pose déjà une question : de qui étaient-ils protégés ? Quels dangers intrinsèques les menaçaient au point de justifier ce statut spécial pendant 13 siècles ? On comprend vite qu’ils étaient protégés de la foule, que le zèle religieux, abreuvé de formules coraniques, pouvait rendre violente. Du coup, cette étude met à nu des rapports parfois pervers, comme par exemple ce qui arrive quand ils sont effectivement protégés, et que la foule s’indigne de voir qu’ils marchent la tête haute au lieu de « se faire petits » comme l’exige le texte sacré. Un autre effet pervers, c’est la pression fiscale du souverain : il peut exceptionnellement alourdir l’impôt, mais si les protégés font l’effort extrême de le payer, cela prouve qu’ils peuvent le faire, donc ils devront le faire par la suite ; autrement dit, plus ils paient, plus ils sont en dette. D’autres ressorts du schéma clé de la dhimma rendent son étude passionnante d’autant qu’elle est agrémentée d’un grand nombre d’exemples concrets, variant les lieux et les époques, ; l’enjeu étant de mieux cerner les invariants de ce statut de dhimmis,

ainsi que ses paradoxes, y compris celui d’avoir quand même permis à cette minorité dispersée dans le monde arabe, de produire une vraie culture, où s’exprime un intense amour de la vie.

Mais un des apports les plus nouveaux de ce livre c’est l’analyse du « déni » dont fait l’objet aujourd’hui ce curieux vivre ensemble ou plutôt côte à côte. Le déni consiste, pour protéger l’image d’une identité, à nier l’existence de réalité pénible qu’elle a pu impliquer. En l’occurrence, sa difficulté à tolérer, de façon digne et non humiliante, une minorité irréductible comme la minorité juive. Or cette humiliation semble faire partie des fondamentaux : les juifs sont traîtres au message divin qu’ils ont reçu avant l’islam, puisqu’ils refusent de s’intégrer à sa vraie version, celle de l’islam précisément. Ce point de vue s’est transmis au fil des siècles avec une certaine invariance, et c’est lui qui conditionne la dhimma. On comprend qu’aujourd’hui, des musulmans vivant en Europe, qu’ils soient traditionnels ou modernes, n’aiment pas trop qu’on l’évoque, cela donnerait de l’islam une image peu flatteuse. Ce que montre Sibony, dans un style équilibré et bienveillant, c’est que le déni révèle ce qu’il veut cacher et contribue à le transmettre ; que le déni de la vindicte antijuive est une façon de la prolonger; d’autant plus que le discours médiatique européen reprend à son compte ce déni, comme pour se convaincre à bon compte que l’islam ne pose aucun problème, qu’il est par essence tolérant (et l’on se demande alors comment il peut le devenir, s’il est déjà depuis toujours). D’où l’importance des ouvertures que fait ce livre et que nous laisserons le lecteur découvrir.

Un certain « vivre ensemble », musulmans et juifs dans le monde arabe, par Daniel Sibony, éditions Odile Jacob.