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Israël

La double exigence de Mohammed Dajani Daoudi

Comment enseigner la Shoah aux Palestiniens ? Pour le professeur, cette question est la clé de la réconciliation avec les Israéliens.

 

Connaître l’histoire de l’autre, fût-ce l’ennemi, prendre conscience de la tragédie que constitue l’extermination de six millions de juifs. La conviction que l’on doit connaître les faits pour qu’un dialogue soit possible a conduit Mohammed Dajani Daoudi à emmener en mars 2014 ses étudiants de l’université d’Al-Quds à Auschwitz. Cette initiative sans précédent lui a coûté son poste et lui a valu des menaces de mort.

Chercheur au Washington Institute (États-Unis), il poursuit son projet de réconciliation dans le cadre de l’organisation Wasatia (« modération », « juste milieu ») dont il est le fondateur.

 

L’Arche : Vous êtes un « nationaliste modéré ». Comment conciliez-vous ces deux exigences : le « nationalisme » et la lutte pour les droits des Palestiniens ; la « modération » et la réconciliation entre Israéliens et Palestiniens ?

Mohammed Dajani Daoudi : Les deux exigences sont indissociables. Le lien qui les unit est la justice. Lutter pour la cause palestinienne consiste à réparer une injustice pour que la paix puisse prévaloir. Être modéré, c’est être tolérant et tenir le milieu entre les extrêmes. Développer une culture de modération grâce à l’éducation pour la paix est pour moi le meilleur moyen de jeter des passerelles entre les deux peuples en conflit. En plaidant en faveur de la normalisation des relations entre Israéliens et Palestiniens, de la coopération, du développement d’initiatives communes, de la connaissance de l’autre à travers le dialogue et le savoir, on encourage les parties en présence à découvrir que l’autre a un visage humain.

 

L’alliance entre la modération et le nationalisme a-t-elle ses origines dans votre histoire familiale ?

Tout à fait. Au XVIe siècle, le sultan Soliman le Magnifique a donné au Sheikh Ahmed Dajani la charge de gardien du tombeau de David, sur le Mont Sion. C’est pourquoi une branche de ma famille porte le nom de Daoudi (David, en arabe). L’un de mes ancêtres a été, au XIXe siècle, le premier maire de Jérusalem. En 1938, l’avocat et journaliste Hassan Sudqi Dajani, « nationaliste modéré », s’est opposé au nationalisme extrémiste du Grand Mufti. Son engagement pour la réconciliation entre Juifs et Arabes et pour la création d’un État binational lui a valu d’être kidnappé, torturé et assassiné. Dans son livre sur Martin Buber, Maurice Friedman raconte comment, en 1948, ma famille a aidé le philosophe et sa famille à se cacher dans sa maison et à sauver sa bibliothèque qu’un officier irakien voulait incendier.

 

Vous êtes né à Jérusalem en 1946. Votre famille a subi ce que les Palestiniens appellent « Nakba » (« catastrophe »), l’exode de 700 000 Arabes hors du territoire de l’État d’Israël, au moment de sa création. Dans les années 1960-1970, vous avez été un membre actif de l’OLP de Yasser Arafat. Qu’est-ce qui vous a amené à changer vos positions ?

Quand le conflit s’est intensifié en 1947-1948, mon grand-père a envoyé ma famille en Égypte. Il est resté à Jérusalem pour prendre soin de son affaire et de ses biens. Quand nous sommes revenus à la fin de la guerre, nous avons découvert que nous avions tout perdu. Nous avons conservé un souvenir amer du passé. Nous avons accusé les juifs de tous nos maux et j’ai donc grandi dans la haine des juifs.

Dans ma jeunesse, je voyais l’autre comme le mal absolu et je ne voulais pas entendre parler de son narratif. Je déniais aux juifs tout droit sur la Palestine. Je préconisais de réaliser le projet national de libération de la Palestine par la lutte armée. J’étais donc profondément pro-palestinien-anti-israélien, nationaliste pro-arabe-antisioniste. J’étais convaincu que « J’ai raison et qu’ils ont tort », « Notre cause est juste et la leur est injuste », « Eux ou nous ». Je rêvais d’un monde sans Israël. Je vivais dans l’illusion de « La Révolution jusqu’à la victoire, jusqu’à la libération de la Palestine de l’occupant sioniste ».

Néanmoins, j’ai eu l’occasion de faire l’expérience de l’humanisme de l’autre et de voir ce qu’il y a de bon en lui. Cela m’a amené à penser que nous, Israéliens et Palestiniens, avons un droit égal à exprimer nos aspirations et notre attachement à cette terre. Au lieu de nous la disputer, nous pouvons la partager. Grâce au dialogue et à la diplomatie, nous pouvons trouver un terrain d’entente pour réaliser nos aspirations nationales au lieu de recourir à la lutte armée, à la violence et au terrorisme. C’est ce qui servirait le mieux les intérêts de nos deux peuples en apportant un soutien aux modérés qui œuvrent dans les deux camps pour la réconciliation.

 

Qu’est-ce qui vous a amené à conclure qu’il faut rejeter l’équation entre Shoah et Nakba ?

Le voyage que j’ai fait à Auschwitz en 2011 dans le cadre du projet Aladin m’a aidé à prendre conscience de cette tragédie. J’avais été, plus de dix ans auparavant, profondément touché par la manière dont les médecins israéliens avaient traité mon père, ma mère et les autres patients palestiniens comme des êtres humains qui avaient besoin d’être soignés. La relation si humaine des juifs envers ma famille et mon peuple m’a permis de comprendre que la vie a plus de valeur que la pierre et le sol, et que la paix peut être atteinte par la confiance et le dialogue.

 

À quels préjugés vous heurtez-vous quand vous enseignez la Shoah ?

Mes étudiants croient qu’être modéré signifie accepter de vivre sous l’occupation israélienne et que le voyage à Auschwitz est une manière de promouvoir la propagande sioniste et la normalisation des relations avec Israël. Briser ces tabous revient, pour eux, à trahir la cause palestinienne. Je leur fais comprendre que pour acquérir le savoir, ils doivent d’abord se débarrasser de leurs préjugés. Je leur enseigne aussi que le vrai Islam est humaniste, contrairement à ce que disent le Hamas et l’État islamique. La version radicale de l’Islam prônée par l’Autorité palestinienne inculque aux enfants un antisémitisme dont il est très difficile, mais pas impossible, de les débarrasser.

 

Voici ce en quoi réside, pour Vladimir Jankélévitch, l’unicité absolue de la Shoah : « Nous sommes frappés pour ce que nous sommes », pour le seul crime d’exister. Qu’est-ce qui fait de la Shoah un événement sans précédent dans l’histoire ?

La Shoah est un phénomène unique par ses objectifs, son ampleur, les méthodes d’extermination et le nombre de victimes. Contrairement aux autres génocides qui ont été perpétrés dans un seul et même pays, la Solution finale visait à l’extermination des juifs partout dans le monde. Elle a été poursuivie jusqu’au dernier jour de la guerre. Aller sur le terrain est, pour moi, la meilleure manière de faire comprendre à mes étudiants les faits que je leur enseigne. Ils le savent bien et c’est pourquoi soixante-dix d’entre eux se sont portés candidats au voyage à Auschwitz auxquels ils ont été, finalement, vingt-sept à participer. Cette expérience a eu un fort impact sur la manière dont ils voient les Israéliens, même si ces derniers restent à leurs yeux des occupants. Cela leur a permis de sentir de l’empathie pour autrui, pour la souffrance des juifs. Les Palestiniens doivent reconnaître la Shoah, indépendamment du fait que les Israéliens reconnaissent ou non la Nakba. Dans le domaine politique, on peut faire du troc, on peut échanger la reconnaissance par Israël de l’État palestinien contre celle d’Israël comme État juif par les Palestiniens. Mais dans le domaine moral, on doit faire ce que nous dictent notre conscience et la vérité et ceci, quelle que soit la conduite de l’autre.