Eran Rolnik confronte psychanalyse et sionisme dans la Palestine de l’entre-deux-guerres, dans son livre « Freud à Jérusalem » (publié aux Editions de l’Antilope). Grâce à des documents inédits, on découvre l’influence de Freud sur les différentes structures sociales, son rapport à la traduction de ses textes en hébreu et les différentes écoles de pensée qui désiraient établir une synthèse entre ces deux mouvements. Rencontre avec l’auteur.
L’Arche : De nombreuses institutions israéliennes mettent un point d’honneur à préserver le modèle européen sur lesquelles elles ont été fondées. Un de ces exemples est la fierté de l’Université Hébraïque de Jérusalem qui suit une tradition intellectuelle allemande mêlée à une méthode américaine de partage de ce savoir. Avez-vous trouvé le même mélange de genres dans les kibboutzim qui mêlent socialisme et approche psychanalytique ?
Eran : C’est une observation intéressante. Oui, la réception de la psychanalyse dans les kibboutzim était un mélange d’idéalisme et de pragmatisme. Ils devaient interpréter la psychanalyse de manière à accommoder les buts idéologiques aux besoins pratiques. Cela requérait une lecture sélective de la psychanalyse qui soulignait ses aspects sociaux. La théorie de Freud représentait une critique de la société bourgeoise de la structure familiale bourgeoise. Néanmoins, ils ne pouvaient supporter l’application de l’approche psychanalytique à leur propre société utopique.
Vous écrivez que Nietzsche et Freud étaient très populaires dans le yishouv, qu’ils représentaient une voie vers la modernité. Pourquoi ces deux hommes en particulier ?
Nietzsche et Freud évoquaient des sentiments néo-romantiques et vitalistes qui étaient très populaires au sein de la jeune génération sioniste. Dans le cas de Freud, il fallut une grande part d’imagination pour accomplir le désir de le compter parmi les philosophes de la vie (Lebensphilosophie). Néanmoins, l’insistance de Freud concernant l’Inconscient comme source principale des conflits humains ont fait de lui un des prophètes des mouvements de jeunesse sionistes. En particulier ceux qui ont germés dans la sphère culturelle allemande (Deutsche Kulturraum). Comme je l’ai souligné dans mon livre, le sionisme était un mouvement politique révolutionnaire et non un projet intellectuel rigoureux.
Comment Freud a-t-il accueilli la traduction de son œuvre en hébreu et son influence croissante dans le yishouv ?
Freud fut assez surpris de voir qu’un des premiers essais traduits en hébreu fut « Psychologie des masses et analyse du moi ». Il ne s’est pas opposé à ce choix et à coopérer avec le traducteur. Mais cela lui a donné une indication sur la manière dont se développerait la psychanalyse dans la Palestine juive. Cela ne l’empêcha pas d’écrire des introductions spéciales pour la première traduction en hébreu de ses travaux. Dans son introduction à l’édition en hébreu de « Totem et Tabou » il confesse en effet son plaisir particulier que suscite la traduction de ses livres dans la langue des prophètes. Il était assez sentimental à cet égard bien qu’on peut difficilement le qualifier de « sioniste ».
Selon vos recherches, les disciples de Freud, Moshé Wulff et Max Eitingon se sont livrés à une bataille virulente d’influence sur le yishouv. Quelles furent leurs principales différences ?
Wulff était un théoricien indépendant, ce qui ne fut pas le cas d’Eitingon. Je pense que leurs différences étaient avant tout liées à leur personnalité, plutôt qu’à leur manière de pratiquer la psychanalyse. Eitingon jouissait d’une relation unique à Freud, ce qu’enviait Wulff. D’un autre côté, Wulff était un écrivain prolifique et un grand professeur de psychanalyse, tandis que les talents d’Eitingon s’orientaient vers des questions d’ordre organisationnel. Dans l’histoire de la psychanalyse, nous trouvons des rivalités et de l’animosité d’ordre personnel qui ont eu une influence disruptive sur le développement des écoles de pensée analytiques. Mais on trouve aussi de nombreux conflits et animosités qui, en rétrospective, se sont révélées être un terrain fertile pour le développement. La rivalité entre Eitingon et Wulff appartient à cette deuxième catégorie. Elle n’a pas empiété sur le développement de la psychanalyse en Israël. Au contraire, elle l’a mise en valeur.
Les travaux de Freud sont-ils toujours considérés aussi importants en Israël aujourd’hui ?
La psychanalyse, et cela se confirme particulièrement pour la psychanalyse freudienne, opère mieux lorsqu’elle fait en étant sur la marge. On peut parler ici de « marginalité optimale », qui, dans le cas de Freud, se reflète par le grand nombre d’étudiants qui participent aux séminaires sur Freud et le nombre élevé de thérapeutes qui ne se lassent pas de crier sur les toits que Freud est « dépassé ». En ce sens, je crois que Freud, tout en n’étant pas un « héros culturel » en Israël aujourd’hui, est « marginalisé de manière optimale » dans notre culture. En tant que psychanalyste, je considère cette popularité comme assez bonne.