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Le Billet de Frédéric Encel

Turquie : l’intolérable fuite en avant

Une dérive personnelle et une rhétorique haineuse auxquelles s’ajoutent des tendances lourdes qui se développent depuis quelques années.

 

A l’heure où s’inscrivent ces lignes, la Turquie n’est déjà plus une démocratie, n’en déplaise aux thuriféraires – en général tiers-mondistes et/ou idiots utiles de l’islamisme – de cet État. Record mondial en nombre de journalistes emprisonnés, procès iniques, médias sous pression ou aux ordres, destitutions arbitraires de fonctionnaires de l’éducation, fortes pressions politiques et psychologiques sur le corps électoral avant les (récents) scrutins, interdictions de partis politiques populaires, concentration croissante des prérogatives régaliennes dans les mains d’un seul homme, etc. Deux facteurs contribuent à expliquer cette évolution désastreuse tout en l’incarnant de façon manifeste.

En premier lieu, on trouve la dérive personnelle du président Tayyip Recep Erdogan. Lui, le militant aux méthodes de contestation musclées dans les années 1990, lui qui depuis plusieurs années s’illustre sans cesse davantage par la volonté de s’accaparer tous les leviers de pouvoir et, en outre, par une rhétorique outrancière, conspirationniste et à présent insultante ; il n’est qu’à reprendre la litanie désormais longue et pénible de ses vociférations (ou celles de ministres proches) antikurdes et anti-arméniennes, diatribes antisionistes à l’extrême limite de l’antisémitisme (années 2009-2014), propos paranoïaques liés au coup d’État (authentique ?) de 2016, et à présent ignobles accusations de fascisme et de nazisme à l’endroit d’États pourtant à la pointe de la démocratie et de la tolérance – notamment vis-à-vis des musulmans ! – pour s’en convaincre. Sans compter sa posture de sultan autoritaire un peu ubuesque, avec ses références solimanesques et son palais aux mille pièces !

En second lieu, il y a les tendances lourdes. Car après tout, Erdogan ne serait pas le premier chef d’État à entretenir une rhétorique de matamore afin d’obtenir des résultats politiques. Las, il s’agit bien chez lui de la traduction d’un positionnement idéologique lourd et non seulement d’une posture politique provisoire. Car son parti, l’AKP originellement islamo-conservateur mais aux accents de plus en plus islamistes et ultra-nationalistes, vise bel et bien un objectif de type impérialiste : rebâtir diplomatiquement, et si possible à terme politiquement, l’empire ottoman, non seulement sur ses anciennes possessions arabes, mais aussi dans l’Europe balkanique.

Dans les Syrie et Irak septentrionaux, la Turquie ferraille dur, en particulier contre les Kurdes, quitte à rivaliser de complaisance avec Daesh deux années durant (2014-2016). Soutien ponctuel et circonstanciel ? Que nenni ! Dans l’ensemble du monde arabe, Ankara encourage et soutient les Frères musulmans contre les forces politiques progressistes comme on l’a vu lors du printemps arabe. Naturellement, Erdogan et ses partisans savent bien qu’ils ne peuvent guerroyer en Europe ; en revanche, ils cisèlent et manient les outils leur permettant de créer de puissants leviers d’influence, notamment en faisant peser l’épée de Damoclès de deux millions de migrants syriens aux frontières grecques et bulgares, et surtout en encourageant les citoyens européens d’origine turque à rejeter l’assimilation comme… un « crime » !

Face à une politique sans cesse plus autoritariste à l’intérieur (droits de l’homme, sort des civils kurdes d’Anatolie orientale) et agressive à l’extérieur (non-respect des règles de l’OTAN, soutien à des groupes islamistes durs, guerre antikurde), que faire ? D’abord, il est faux d’affirmer que nous autres Européens n’avons pas de moyens de persuasion sur la Turquie. On rappellera que le PIB global de l’Union européenne (UE) est plusieurs dizaines de fois supérieur à celui de notre turbulent voisin, dont l’économie ne progresse plus que faiblement et par à-coups depuis quelques années, et n’est pas entré dans le club des émergeants ni des puissances du high-tech. La Turquie a cruellement besoin de sa relation économique privilégiée avec l’UE pour sa subsistance économique, tandis que, parallèlement, nous n’aurions à subir que de faibles rétorsions ; qu’on se souvienne des cris d’orfraie de ceux qui, sous pré- texte de realpolitik, avertissaient qu’il ne fallait pas reconnaître le génocide arménien sous peine de subir des pertes de contrats avec Ankara. Des contrats avaient certes en 2001 été remis en cause, mais pour un impact économique et industriel tout à fait marginal. Les mêmes, au début du printemps arabe de 2011, prétendaient qu’il fallait ménager la Turquie comme facteur de stabilisation au Moyen-Orient !…

Mais à terme, au-delà d’éventuelles pressions économiques, il faudra mettre définitivement fin au faux suspense quant à l’adhésion de la Turquie à l’EU car l’hypocrisie n’a que trop duré. Non seulement les opinions publiques des pays européens – surtout depuis le départ d’une Grande-Bretagne, elle, favorable à cette perspective – y sont sans cesse plus majoritairement hostiles, mais encore et surtout l’évolution institutionnelle et sociétale de la Turquie AKP va dans le sens contraire. Car il Manifestants kurdes anti-Erdogan convient de reconnaître un point essentiel : depuis 2002, ce parti (et Erdogan lui-même) a remporté haut la main et presque toujours au premier tour de scrutin toutes les élections législatives et maintes consultations intermédiaires. C’est donc bien le peuple turc qui souhaite cette évolution. À nous autres Français et Européens d’affirmer, au-delà de la rhétorique haineuse et irresponsable du chef d’État qu’il s’est choisi, qu’elle n’est pas la nôtre. !

 

Frédéric Encel organisera les 2e Rencontres internationales géopolitiques de Trouville, les 27 et 28 mai prochain à l’Hôtel de Ville, sous le Haut patronage du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, et en partenariat avec Sciences-Po Paris, l’Institut français de géopolitique, la Paris School of Business, et l’Association française des amis de l’Université de Tel Aviv. Avec pour thème : « 1917-2017 : les Occidentaux et le Moyen-Orient ».