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Littérature

Bob Dylan : sa conférence à l’Académie Nobel

ENFIN…le discours donné par Bob Dylan devant le comité Nobel est rendu public. Dans ce long monologue d’acceptation, il trace un parallèle entre le rock de Buddy Holly, qui lui a donné le goût de la scène, et la littérature, qui lui a insufflé la flamme d’écrire ses propres chansons.

Le poète rock cite notamment les œuvres littéraires qui ont nourri son imagination : Don Quichotte, Ivanhoé, Robinson Crusoé ou Les voyages de Gulliver. Puis Dylan choisit de développer sa vision des trois romans les plus cruciaux à ses yeux : Moby Dick, de Herman Melville, À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque et l’Odyssée d’Homère. D’incroyables notes de lecture signées Robert Allen Zimmerman !

D’abord, il y eut le choc de la surprise du choix Dylan par le comité Nobel. En octobre 2016 on apprend en effet que pour la première fois de son histoire un musicien se voit récompensé par un Prix Nobel de Littérature. Ensuite, nous avons eu droit au feuilleton « ira ou ira pas » lié à la personnalité complexe du chanteur de « Times They Are A Changin’ ». Le suspense dure tout de même quinze jours, jusqu’au 29 octobre, lorsque Edna Gundersen, journaliste au Daily Telegraph se fait enfin confirmer au cours d’un entretien exclusif que Bob Dylan acceptait effectivement de recevoir sa distinction. Cependant, avec Dylan rien n’est jamais simple.

Fin novembre, par une lettre manuscrite adressée à l’Académie Nobel, il s’excuse de ne pas pouvoir être présent à la cérémonie de remise de sa médaille début décembre, car, dixit, « Il avait déjà accepté d’autres obligations à cette date. ». Ce sera l’Ambassadrice des États-Unis en Suède qui représentera alors Dylan le 10 décembre, lisant une longue lettre écrite de sa main pour remercier l’Académie. Enfin, début avril 2017, profitant d’une série de concerts donnés à Stockholm, Bob Dylan s’est effectivement rendu au siège de la fondation Nobel où durant un huis clos où n’étaient présents que les membres de l’Académie Nobel, il a pu recevoir sa médaille et prononcer son discours d’acceptation, condition sine qua non pour recevoir son prix : un chèque de 900.000 €. Plus de deux mois plus tard, l’intégralité du speech de Bob Dylan est enfin rendu public, en voici les extraits les plus essentiels :

« Lorsqu’on m’a dit qu’on m’avait décerné le Prix Nobel de Littérature, je me suis alors demandé quelle pouvait être en fait la relation entre mes chansons et la littérature. Je voulais la mettre en lumière et découvrir quel pouvait être le lien. Alors je vais tenter de vous l’expliquer. Et sans doute de manière quelque peu elliptique, mais j’espère néanmoins que ce que je vais vous dire se montrera digne d’intérêt et résolu. Si je devais remonter à l’aube de tout cela, alors je crois bien qu’il me faudrait commencer par Buddy Holly.

Buddy est mort lorsque j’avais 18 ans et lui 22 ans. Dès le premier instant où je l’ai écouté, j’ai senti que nous étions proches. Je sentais que nous étions liés comme s’il était un grand frère pour moi. Je trouvais même que nous nous ressemblions. Buddy jouait la musique que j’aimais, la musique avec laquelle j’avais grandi : la musique country, le rock and roll et le rythm and blues. Trois courants musicaux qu’il combinait en une seule musique. Un seul type. Et Buddy composait des chansons, qui avaient les plus belles mélodies et les textes les plus inventifs. Et il les chantait admirablement, utilisant plusieurs voix. Il était l’archétype ; tout ce que je n’étais pas et que je désirais devenir. Je n’ai assisté qu’à un seul de ses concerts et c’était à peine quelques jours avant sa disparition. J’ai dû parcourir 100 miles (160 km) pour aller le voir et je n’ai pas été déçu. Il était aussi puissant qu’électrifiant et il avait une vraie présence. J’étais juste à trois mètres de lui. Il était incroyable. J’observais son visage, ses mains, ses pieds qui battaient la mesure, ses lunettes à monture noires, ses yeux derrière les verres (…) Et puis soudain la chose la plus incroyable s’est produite, il m’a regardé droit dans les yeux pour me transmettre quelque chose. Quelque chose que je ne connaissais pas. Et cela m’a fait frissonner (…)

Certains livres bien précis ne m’ont plus jamais quitté après que je les ai lus à l’école. Je veux vous parler de trois d’entre eux : Moby Dick, a l’ouest rien de nouveau et l’Odyssée. Moby Dick est le plus fascinant des romans, qui déborde de suspense et de dialogues dramatiques. Ce livre sait être exigeant envers vous. L’intrigue est directe. Le mystérieux capitaine Ahab, qui commande un navire baptisé Pequod est un mégalomaniaque qui poursuit son ennemi juré de sa jambe de bois, une grande baleine blanche du nom de Moby Dick a emporté sa jambe. Alors il la pourchasse au fil de l’océan Atlantique, autour de l’Afrique et jusqu’à l’océan indien. (…) Tout y est mélangé. Tous les mythes : la bible judéo-chrétienne, les mythes hindous, les légendes anglaises, Saint George, Persée, Hercule, ils y sont tous. La mythologie grecque, l’art sanglant de découper une baleine. On retrouve tant de connaissance dans ce livre, des données géographiques, on apprend que l’huile de baleine est utilisée durant la cérémonie du couronnement (…)

À l’ouest rien de nouveau est une histoire d’horreur absolue. C’est un livre qui vous dépouille de votre enfance, de votre foi en un monde plein de sens et de votre compassion pour les individus. On se retrouve prisonnier d’un cauchemar. Englué dans un mystérieux tourbillon fait de mort et de douleur. On se défend contre l’annihilation. On vous raye de la carte. Hier vous étiez un jeune homme au grand rêve qui aimait la vie et le monde et désormais vous n’êtes que destruction. Jour après jour, les frelons vous piquent et les vers lèchent vos plaies. La pluie monotone tombe sans cesse. Ce sont des assauts incessants, des gaz empoisonnés, des gaz innervant, de la morphine, de l’essence qui flambe, des combats inlassables pour manger, échapper à la grippe, au typhus, à la dysenterie . Ceci est la région la plus basse de l’Enfer. La boue, les barbelés, les rats qui grouillent dans les tranchées, les rats qui dévorent les entrailles des cadavres, des tranchées remplies de saleté et d’excréments (…)

L’Odyssée raconte l’étrange aventure d’un homme qui tente de regagner sa patrie après avoir longtemps guerroyé. Mais ce long périple de retour est plein de pièges et de chausse-trappes. Il est condamné à errer. À se laisser entrainer par la mer. Son navire est balloté par de gros rochers. Certains parmi son équipage sont prêts à le trahir. Ses hommes se retrouvent transformés en cochons avant de redevenir des hommes. Il tente toujours de sauver quelqu’un. C’est un voyageur, mais il connait de nombreuses escales. (…)

Quelle signification dans tout cela ? Moi-même, comme tant d’auteurs- compositeurs, avons été influencés par ces mêmes thèmes. Et ils peuvent avoir de très nombreux sens. Si une chanson vous touche, c’est tout ce qui importe. Moi, je n’ai nul besoin de savoir ce que signifie telle ou telle chanson. J’ai écrit énormément de choses dans les chansons. Et je ne vais pas commencer à me préoccuper de savoir ce qu’elles veulent dire. Lorsque Melville use de toutes ses références bibliques, ses théories scientifiques, sa doctrine protestante et toute sa connaissance de la mer, des navires et des baleines en une seule histoire, je ne crois pas qu’il se serait soucié de savoir si cela avait un sens ou non. (…)

Lorsque Ulysse dans l’Odyssée retrouve Achille le guerrier légendaire dans l’au- delà, -Achille qui a échangé une longue vie remplie de paix de satisfaction pour une existence courte pleine d’honneur et de gloire- il lui avoue qu’il s’est trompé « je suis juste mort, c’est tout. » Il n’y eut nul honneur, nulle immortalité. Et s’il pouvait choisir à nouveau, il serait prêt à revenir comme simple esclave d’un fermier sur cette Terre plutôt que de demeurer ce qu’il est- un roi au pays des morts. Que, quels que soient les obstacles, qu’il devrait affronter dans la vie, tout est préférable à ce lieu de mort. C’est aussi ce que sont les chansons. Nos chansons sont vivantes dans le monde des vivants. Mais les chansons se distinguent de la littérature, car elles sont faites pour être chantées et non pas lues. Les textes des pièces de Shakespeare étaient faits pour être joués sur une scène. Tout comme les paroles des chansons sont faites pour être chantées, et non pas lues sur une page. Et j’espère que certains parmi vous auront l’opportunité d’entendre ces paroles de la manière dont elles ont été conçues pour être entendues : en concert ou en écoutant un disque ou quoi que ce soit qu’utilisent les gens, désormais, pour écouter une chanson. Je reviens une dernière fois à Homère qui disait : « Chante en moi, oh ma muse, et, à travers moi, raconte ton histoire. »