Simone Veil est décédée ce vendredi 30 juin 2017 à son domicile parisien à l’âge de 89 ans. L’Arche lui rend hommage et s’incline devant cette grande dame dont son fils Pierre-François nous disait que son judaïsme était « imprescriptible ». Nous publions ce témoignage de son fils paru dans le Hors-Série en cours de l’Arche sur les Mères juives.
« Elle dit tant de choses en si peu de mots ; moi, il me faut beaucoup de mots pour dire peu de choses. » C’est avec ce clin d’œil malicieux et tendre à sa mère que Pierre-François Veil, avocat à la Cour et président du comité français de Yad Vashem, a entamé le récit de la vie de Simone Veil lors de l’hommage qui lui a été rendu le 8 mars dernier en Israël, au Campus francophone du Collège académique de Netanya.
L’Arche : Avant d’entrer dans la vie politique, votre mère a fait une carrière de magistrate. Elle a choisi l’administration pénitentiaire où elle a exercé ses fonctions pendant sept ans, de 1957 à 1964. Ce choix pouvait paraître surprenant venant de la part d’une ancienne déportée, comme l’a remarqué son amie Marceline Loridan-Ivens qui a partagé son sort à Auschwitz-Birkenau et qui dit d’elle : « Rien ne déliera notre pacte d’amour qui s’est scellé à Birkenau. C’est ma sœur, elle restera toujours ma sœur. »
Pierre-François Veil : Il faut se méfier de l’image d’Épinal que l’on se fait aujourd’hui, cinquante ans après, en exagérant la portée du combat que Maman a mené à l’époque pour l’amélioration de la condition des détenus. Cela n’a rien à voir avec le combat politique, emblématique et très médiatique qu’elle mènera douze ans plus tard, quand elle montera, le 26 novembre 1974, à la tribune de l’Assemblée nationale, pour défendre ce qui deviendra la Loi Veil – la légalisation de l’avortement. Lorsque Maman commence à travailler à l’administration pénitentiaire, elle n’est qu’un des maillons d’un ordre hiérarchique qui comprend 30 ou 40 magistrats, au surplus, en très grande majorité des hommes. Il n’empêche qu’elle va faire, de là où elle est, depuis son poste de fonctionnaire dans son petit bureau, et dans un milieu très conservateur, ce qui correspond à ses convictions, comme la femme de grande rigueur qu’elle est.
Ses fonctions l’amènent à faire des inspections dans les prisons. Je suis alors un petit garçon et je me souviens que, lorsque nous partions en vacances, elle ne perdait pas une occasion, en route avec mes frères et moi pour l’Espagne, de s’arrêter pour aller visiter la prison de Nîmes ou la Centrale de Montauban. Nous devions l’attendre sur le parking de la prison qui, comme vous l’imaginez, n’était pas particulièrement accueillant ! Nous sommes au tout début des années 1960 et le problème crucial qui se pose dans les prisons est celui des nombreuses femmes algériennes, combattantes, appartenant pour la plupart au FLN, détenues en Algérie. Maman fait une inspection dans ces prisons à la demande du Garde des sceaux, Edmond Michelet, lui-même ancien déporté et donc, particulièrement sensible à ces questions. Après avoir mesuré sur place la gravité de la situation, elle va tout faire pour que ces femmes soient soustraites aux brimades et aux sévices auxquels elles sont exposées, et pour qu’elles soient transférées en France.
En février ou mars 1974, je suis élève en seconde année à Science Po et je suis très fier parce que Maman m’a dit qu’elle allait être nommée directrice de l’administration pénitentiaire, ce qui aurait fait d’elle la première femme nommée directrice d’une administration centrale dans l’administration du ministère de la Justice. Mais le 2 avril, le président Pompidou meurt. Valéry Giscard d’Estaing est élu président de la République et nomme Jacques Chirac Premier ministre.
Marie-France Garaud, alors très proche de Jacques Chirac, a dit de votre mère : « Je la trouvais formidable mais elle m’énervait parce qu’elle était humanitaire. » C’est elle qui lui conseille de la faire entrer dans son gouvernement. Comme le souligne Guy Konopnicki : « La nomination de Simone Veil comme ministre de la Santé était déjà une révolution : pour la première fois sous la Ve République, une femme devenait ministre de plein exercice » (dans Marianne, hors série « Simone Veil, un destin français », mars 2016). Pourtant, lors d’un hommage à Netanya, vous avez dit avoir été un peu déçu…
Diriger l’administration pénitentiaire était, à mes yeux, un vrai job sérieux à un poste très important d’une administration régalienne. Nommer une femme ministre, c’était l’une des facettes de la modernité qu’affichait le nouveau président de la République. Maman est donc nommée ministre de la Santé et elle quitte le Conseil supérieur de la magistrature, ce qui, pour moi, est douloureux : c’est une activité à mi-temps qui lui laisse beaucoup de liberté et nous allons ensemble au cinéma voir des westerns avec Gary Cooper !
En 1974, tout le monde est conscient que la situation légale en matière d’avortement ne correspond plus du tout à l’état du pays. La loi Neuwirth avait légalisé la contraception en 1967 en donnant aux femmes françaises, pour la première fois, la maîtrise de leur sexualité. Mais la loi de 1920, très rigoureuse en matière d’avortement, est toujours en vigueur. Giscard, qui doit choisir un ministre pour porter la réforme qu’il a annoncée dans sa campagne, a deux options : Françoise Giroud, alors Secrétaire d’État à la Condition féminine, ou Maman, ministre de la Santé. Françoise Giroud aurait probablement rédigé un texte de loi très militant, sur le modèle du « Manifeste des 343 salopes » par lequel 343 femmes avaient déclaré ouvertement avoir recouru à l’avortement au nom du droit des femmes à disposer d’elles-mêmes et de la révolte contre la « société patriarcale ». Il choisit Maman parce qu’il comprend qu’un texte non militant, un texte de santé publique, a plus de chances de convaincre les nombreux parlementaires de la majorité qui se seraient opposés au projet de loi s’ils avaient eu affaire à un texte militant.
Voici ce que votre mère écrit dans Une vie, son autobiographie, quand elle évoque l’opposition très vive d’une partie du corps médical au projet de l’interruption volontaire de grossesse : « Face à un milieu au conservatisme très marqué, je présentais le triple défaut d’être femme, d’être favorable à la légalisation de l’avortement et, enfin, d’être juive. »
C’est, effectivement, au moment de la loi sur la légalisation de l’avortement que sa judéité, dont il n’avait pas été question jusque-là, devient de notoriété publique, lorsque l’extrême-droite antisémite très dure, celle des anciens de Vichy, se déchaîne contre elle, dans un climat où toute la société est extrêmement partagée sur la question de l’avortement.
Le 17 juillet 1979, votre mère est élue présidente du premier Parlement européen élu au suffrage universel. Votre père et elle ont compris, très peu de temps après la guerre, que la réconciliation avec l’Allemagne était la condition sine qua non pour garantir la paix. Ils tenaient cette conviction de l’expérience des horreurs que l’Europe venait de subir et dont il fallait absolument empêcher qu’elles se reproduisent. Mais si cette expérience pouvait justifier le projet de réconciliation, l’épreuve concentrationnaire n’excluait-elle pas que votre mère, revenue des camps si peu de temps auparavant, puisse jamais pardonner aux Allemands ?
Maman avait un point de vue pragmatique. Pour garantir la paix pour les générations futures, il fallait absolument qu’il y ait une réconciliation entre deux nations que l’histoire avait condamné à coexister. Au début des années 1950, lorsque l’idée d’une Union européenne se met en place sous l’impulsion de Jean Monnet, mon père et ma mère sont convaincus, comme la plupart des personnalités qui se situent alors au centre de l’échiquier politique, qu’il faut tisser des liens institutionnels entre la France et l’Allemagne. C’est cette réconciliation qui est à l’ordre du jour et la Shoah, dont on parle d’ailleurs très peu, n’a aucune place dans le débat. Mais si la réconciliation était nécessaire d’un point de vue politique, le pardon est d’un autre ordre. Pour Maman, il n’a jamais été question d’oublier, ni d’excuser, ni de pardonner.
À la fin du film de David Teboul, Simone Veil, une histoire française, Chantal Akerman lit un texte de votre mère qui se conclut sur ces mots : « Ma judéité est imprescriptible. Le kaddish sera dit sur ma tombe. » Française et juive : pour votre mère, ces deux fidélités sont indissociables.
Tout à fait. L’accusation de « double appartenance » qu’on jette à la figure des juifs est, pour elle comme pour moi, intolérable. Ce n’est qu’aux juifs qu’on l’adresse et on n’a encore jamais entendu personne dire : « Vous êtes catholique et donc pas française. » C’est comme pour l’État d’Israël, c’est le seul pays au monde dont on remet en cause l’existence. Comment peut-on prétendre que la volonté de détruire Israël n’est qu’une opinion politique ? Ce soi-disant antisionisme est purement et simplement de l’antisémitisme.
En 1971, à l’âge de seize ans, vous séjournez plusieurs mois en Israël et c’est d’ailleurs ce qui explique que vous parlez couramment l’hébreu. Vous travaillez dans un kibboutz. Vous vous y plaisez beaucoup et vous n’avez pas envie de revenir en France. C’est alors que votre mère fait son premier séjour en Israël en septembre de la même année, lorsqu’elle vient vous chercher pour vous ramener à la maison.
Oui, et nous avons sillonné tout le pays, y compris Hébron et Jérusalem où nous sommes allés ensemble au Kotel. Maman a entendu parler de la Palestine, quand elle était à Birkenau, par ses camarades polonaises et slovaques qui gardaient l’espoir d’y aller si elles survivaient. Mais l’idée de s’installer en Israël lui est restée étrangère, et pour elle comme pour mon père, la question ne s’est, en fait, même pas posée. Cela ne l’a pas empêchée d’être liée indéfectiblement à Israël. Je garde un souvenir inoubliable du 5 juin 1967, lorsque je la trouve en larmes devant la télévision où elle voit ce qui se passe dans le Sinaï en ce début de la guerre des Six jours. Tout en étant profondément française, elle a toujours été attachée à Israël de manière viscérale, c’est une partie d’elle-même.
J’ai relevé cette déclaration de votre mère : « Je suis triste et bien plus que çà quand Israël est mis en cause au nom des droits de l’homme qui ont pour ce pays un sens si fort. » Ce lien s’est traduit de manière tout à fait concrète et elle a œuvré activement en faveur de la coopération scientifique franco-israélienne.
C’est, effectivement, sous son mandat de ministre de la Santé, en 1974-1975, que s’est fait le jumelage entre l’Institut Pasteur et l’Institut Weizmann. Deux lieux hautement symboliques, à la pointe de la recherche scientifique dans leur pays respectif. Robert Parienti, alors jeune médecin âgé d’une trentaine d’années, a suggéré à Maman de mettre en place ce projet qui était soutenu par de brillants scientifiques, dont André Lwoff, prix Nobel. L’idée d’une collaboration entre les deux instituts s’inscrivait dans un contexte où les relations franco-israéliennes, longtemps au beau fixe, s’étaient détériorées après la guerre des Six jours. Maman a apporté à Robert Parienti tout son soutien de ministre de la Santé et a facilité l’établissement des relations entre Pasteur et Weizmann.
Pierre-François Veil est membre du comité directeur Pasteur-Weizmann. Lors d’une visite à l’Institut Weizmann en 2002, pour l’inauguration d’un Jardin de la mémoire, sa mère eut ces paroles sur lesquelles on pourrait conclure cet entretien : « Je viens souvent en Israël. La dernière fois, c’était pour Yom HaShoah et Yad Vashem, en tant que présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Cette fois, c’est pour l’inauguration d’un Jardin de la mémoire. Mais la mémoire a ici un sens particulier puisque tout est projeté vers l’avenir. Ce sont des chercheurs qui travaillent pour le progrès et le bien de l’humanité. Alors, c’est moins douloureux et, même si on ne veut pas oublier le passé, on sait aussi l’importance qu’il y a à se tourner vers l’avenir. M. Librati, généreux donateur de cet ensemble et comme moi, ancien déporté, a mis l’accent sur cette volonté de vivre. D’ailleurs chez les juifs c’est très important de dire que la vie doit toujours l’emporter. »