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Le Billet de Alexandre Adler

Patrimoines en paradoxes

Comment ne pas voir les vertus liées à la protection du legs du passé ?

La communion unanime de tous les peuples européens pour célébrer leurs patrimoines respectifs et pour en exalter le sens en direction des générations futures a, de toute évidence, quelque chose de mortifère et de négatif, au même moment où l’on célèbre aussi le passage des générations, la puissance créatrice de la mémoire et la nécessité de ne pas détruire les enseignements du passé. D’où l’ambivalence, tout à la fois positive et négative, que l’intelligence juive ne peut qu’opposer à la situation présente. Et, en effet, il n’y a que du bien à protéger le legs du passé, notamment lorsque l’on a à l’esprit le caractère destructeur de l’épisode fasciste dans toute l’Europe.

Mon ami Martin Flinker, qui fut un éditeur d’avant-garde des dernières années de la Vienne indépendante avant de devenir, après 1945, le libraire de référence de langue allemande au cœur de l’Île de la Cité à Paris, n’avait pas sa langue dans la poche : il jugeait les clients allemands au faciès et fit remarquer à un journaliste qui l’interviewait qu’il savait bien que beaucoup d’Allemands venaient dans sa librairie pour rechercher des ouvrages devenus introuvables parce que les rassemblements hitlero-heideggeriens les avaient déjà brûlés en autodafés. Et grâce à l’intérêt pervers pour « l’art dégénéré », certaines canailles nazies de l’envergure de Goering préservèrent, tout en les pillant, de nombreuses collections d’art contemporain sur lesquelles le numéro deux du régime avait mis la main. Mais nous n’avons jamais retrouvé dans l’inventaire de ces trésors l’unique Degas que possédait mon oncle et dont il s’était tout de suite servi, à Paris.

Donc, les juifs, plus que tous les autres, veulent que l’on préserve un patrimoine, autrefois d’avant-garde, que nous aidâmes puissamment à faire connaître et comprendre du grand public, particulièrement en Allemagne et en Autriche, ou encore par la contribution extraordinaire d’un grand galeriste juif allemand mais français d’adoption, Henri Kahnweiler. De la même façon, le juif triestin Leo Castelli, rejeté par la vague jusqu’à la lointaine New York, devint l’initiateur de toute l’Amérique aux arts contemporains de la Vieille Europe et bientôt à l’abstraction dont les racines étaient déjà plus américaines.

Mais il y a bien entendu dans cette affaire une plaisanterie amère et un paradoxe patent : les collectionneurs, les critiques d’art et les mécènes juifs qui, de la Cessation berlinoise aux grands innovateurs viennois comme Klimt furent portés par un esprit de rébellion, de révolte, voire de rupture contre l’art académique. Et ils deviennent aujourd’hui, par la nécessité de défendre coûte que coûte une notion d’art elle-même menacée par l’iconoclasme de l’argent facile, une valeur conservatrice dont les conservateurs, au sens professionnel du terme, sont en passe de devenir les grands prêtres.

Il faut néanmoins accepter sans peur et sans reproche un tel paradoxe, car il existe au-delà de la communion humaniste avec les chefs-d’œuvre de toutes les époques, y compris la nôtre en gestation, une part spécifiquement juive du patrimoine artistique européen. Bien sûr, on évoquera à juste titre quelques artistes juifs exceptionnels dont les origines n’étaient pas toujours proclamées ni connues dans leur période de floraison.

Camille Pissarro, juif bordelais, fut un des plus scintillants des impressionnistes. Plus connu comme père du grand impresario d’opéra Rolf Liebermann, le sympathique Max Liebermann laissa à Berlin une œuvre impressionniste tout à fait honorable et proclama sans cesse son judaïsme et sa sociale démocratie, l’un et l’autre militants. Et puis, bien sûr, Clement Freud apportera un codicille pictural à l’œuvre de son grand-père, qui en fait aujourd’hui le plus grand artiste contemporain de l’Angleterre moderne dans la continuité de Francis Bacon.

Mais, secret de famille bien gardé, la grande révolution marrane qui provoqua aussi l’irruption intellectuelle du judaïsme moderne avec Spinoza eut son équivalent pictural, mais fort discret comme il ne pouvait que convenir à des juifs dissimulés et souvent discrets. Nous ne nous rendons pas compte des personnalités éminemment complexes qu’ont été Véronèse, les deux Ruysdael et surtout le prince de tout l’âge moderne de la peinture, le grand Vélasquez lui-même. Pourtant, il ne s’agit pas là de révélations ésotériques : né au Portugal sous le patronyme éminemment juif de Silva, Vélasquez emprunta ce nom, se bâtit sans cesse pour un titre de noblesse que finit par lui octroyer le roi et se mit au service d’une peinture de cour qu’un regard superficiel jugera être l’exaltation de l’ancien régime espagnol.

Pourtant, dans ses portraits insoutenables d’infantes naines, de courtisans déjà déformés par une sorte de malédiction intraçable où l’on se rend compte que Bacon n’avait rien inventé de son devancier du XVIIe mais simplement décliné les dérives les plus terribles, Vélasquez est en effet le peintre marrane par excellence qui dénonce dans une beauté plastique imperturbable la déformation et le mal qu’incarne à ses yeux la Cour de Madrid. Et je n’attribue pas au hasard le caractère architectectonique dans toute son œuvre des Ménines comme dénonciation du faux-semblant de la fiction et de l’abîme créateur qu’une peinture apparemment maniériste est capable de produire.

Michel Foucault, dans l’introduction vertigineuse elle aussi de son œuvre, l’inaugure par une réflexion d’une rare profondeur, précisément sur la rhétorique des Ménines de Vélasquez. Mais ce courage de la vérité de la peinture marrane atteint son point culminant avec l’œuvre d’El Greco. Car El Greco rentrera délibérément dans la gueule du loup sévillane pour en faire ressortir la puissance de cauchemar, exaltant pour finir la puissance d’un judéo-christianisme dissident qui finit par se livrer tout entier. Né soi-disant grec dans les possessions helléniques de la République de Venise, Dominikos Theotokopoulos, c’est-à-dire en grec « fils de la Vierge Marie », porte évidemment un nom de juif converti. J’attends encore qu’on nous explique comment ce ressortissant des îles ioniennes arrive à Venise parlant déjà parfaitement la langue espagnole, comme si ses parents la lui avaient apprise dès son plus jeune âge.

Ayant décidé de se translater de Venise à l’Espagne elle-même, El Greco, comme tout le monde l’appelle désormais, accomplit en réalité un voyage à rebours vers les sources marranes de sa famille et dans sa dernière œuvre majeure, l’Enterrement du comte d’Orgaz, tout est dit dans l’inscription trilingue – latin, grec, hébreu – qui surmonte son évocation hallucinée de Jésus que je citerai ici dans son hébreu délibéré : « Iosshua hanazir, melekh hayehoudim », Jésus de Nazareth, roi des juifs. Ce choix délibéré de l’exaltation royale du Christ plutôt que la célébration déprimante de son martyre, dit très clairement l’amphibologie de la religion d’El Greco.

Mais que dire, bien sûr dans le cadre hollandais beaucoup plus apaisé, des thèmes juifs majeurs qu’évoque un Ruysdael qui en sait plus long que bien d’autres sur le judaïsme partiellement refoulé d’une partie de sa famille : c’est le célèbre cimetière juif dont la beauté mélancolique évoque sans ambiguïté la renaissance d’Israël appareillée ici au retour d’une nature consolante. Si Rembrandt ne fut nullement juif, son enthousiasme judaïsant, qui ira dans une métaphore bien surprenante célébrer le christianisme comme le retour du fils prodigue dans les bras conciliants d’Israël, fait également partie d’un patrimoine illisible et incompréhensible sans la référence à Israël. Et l’ironie finale sera laissée au grand Paolo Véronèse, lui aussi citoyen de

Venise mais qui, tous ses biographes l’attestent, avait envisagé tout un temps d’émigrer en Turquie. Un aveu flagrant de marranisme au moment où la sérénissime était à son tour tentée par l’expulsion des juifs, à l’instar de ce qui se faisait déjà à Florence et dans toute l’Italie centrale en dehors de Rome.

Ayant surmonté ce moment de doute dont un écrivain juif turc contemporain, Orhan Pamuk, fera un roman métaphorique en imaginant la carrière d’un artiste juif italien à Istanbul, le grand Véronèse scellera sa réconciliation en forme de pied de nez avec la liberté vénitienne en composant sa grande œuvre religieuse la plus ambiguë de toutes et qu’il intitule délibérément : Le Repas chez Levi en choisissant dans cette période pourtant bien troublée et passablement antisémite le deuxième nom de l’Évangéliste Matthieu, il est vrai de loin le plus juif des quatre grands témoins du message christique.

Et on le sait maintenant partout, grâce au Da Vinci Code, c’est dans ce Repas chez Levi que Véronèse met en scène un personnage peut-être féminin – certains pensent qu’il est en fait Marie Madeleine – dont la présence aura été occultée par les siècles mais maintenue par des traditions dissidentes à cette ultime Cène essénienne où Jésus réunit ses disciples deux jours avant la Pâque comme le voulaient les adeptes de Qumran, dissidents comme sans aucun doute Jésus et Jean-Baptiste du strict rituel d’un Temple confisqué par un Sanhédrin inféodé aux Romains. Mais plus encore, l’évocation du disciple bien aimé (sans doute Jean car on peut aussi penser, en raison de l’intimité de la scène, à Jacques, le frère du Seigneur).

C’est avec le double entendre de Véronèse que commence mais aussi s’achève pour nous cette évocation du patrimoine marrane de la peinture classique. Mais il y aurait aussi beaucoup à dire des intrusions vétéro-testamentaires dans toute la statuaire des cathédrales, surtout à partir de la révolution cistercienne enclenchée par la prédication de Bernard de Clairvaux. Aussi, les mécènes, collectionneurs et érudits juifs, et même les canailles qui fleurissent dans ce métier (pensons à Berenson) nous permettent de comprendre que nous communions tout à la fois avec le legs capital que l’occident nous a donné mais aussi avec une part non négligeable de celui-ci qui doit, à juste titre, nous être imputable.

Oui, nous n’avons pas à avoir honte ou à craindre les foudres de nos ancêtres marranes. Ceux-ci ont fait ce qu’ils pouvaient là où ils étaient pour continuer à faire entendre la pure voix protestataire d’Israël et, à leur manière déconcertante, ils ont bien mérité du peuple juif comme de l’Humanité entière.

En défendant, non sans ironie, l’art moderne et dissident du XXe siècle contre les barbares d’origines diverses, des blasphémateurs heideggériens aux tricheurs épatants de la modernité de pacotille du marché de l’art, nous continuons notre chemin comme Kafka le célébrait à sa manière, dans la figure du grand Michael Kohlhaas dont la révolte l’exaltait au plus haut point : « Je continuerai dans mon chemin » « Ich werde meinen Weg fortsetzen. » l