Né à Constantine, auteur de nombreux ouvrages, dont Les trois exils juifs d’Algérie, l’historien évoque ses souvenirs de famille, son analyse de la période, et répond aux questions de l’Arche.
trong>l’Arche : Vous êtes spécialiste de l’histoire du Maghreb, vous avez consacré une vingtaine d’ouvrages à l’Algérie. On s’aperçoit, en commémorant le 50e anniversaire de la guerre d’Algérie, que les passions ne se sont pas encore tues. Peut-on faire œuvre d’historien comme vous le faites, dans ces conditions-là ?
Benjamin Stora : C’est très difficile. Cette question nous fait entrer directement dans le vif du sujet puisque, 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, les accords d’Évian, le départ des Européens, les passions, les souffrances, les mémoires restent toujours aussi vives. Blessées, difficiles, séparées, parallèles, contradictoires, parce que tout le monde garde en tête des visions différentes de cette histoire. Des visions qui sont celles pour les uns d’un abandon, d’une trahison, d’un chagrin, et pour les autres, au contraire, quelque chose de tout à fait inévitable, de logique, de nécessaire. C’est la question de l’indépendance au terme d’une guerre qui a été très cruelle. Et ces deux visions-là n’arrivent pas véritablement à se concilier ou à se réconcilier 50 ans après.
Vous êtes historien de cette période et vous êtes aussi témoin. Le témoin ne gêne pas l’historien ?
B.S. : Ça peut interférer. Les sensations, la subjectivité, les souvenirs personnels, bien sûr peuvent sans arrêt entrer en collision, et pourquoi pas ? J’ai toujours pris bien soin précisément d’essayer, je dis bien d’essayer, de me tenir à distance de ces émotions et de ces passions pour restituer un récit historique, de le fabriquer, de le construire à travers des archives écrites, la presse, les témoignages. En essayant de conjuguer tout cela, et d’aller de l’autre côté.
Appartenant à la communauté juive de Constantine, je suis allé, dans mon travail universitaire, de l’autre côté du miroir. J’ai essayé de comprendre aussi les motivations des Algériens, des musulmans, mais aussi des Européens, c’est-à-dire de toutes les communautés. Pas simplement de donner le point de vue à partir d’un seul aspect ou d’une seule dimension, mais de croiser les points de vue pour dégager un point de vue d’ensemble.
Votre livre, « Les trois exils juifs d’Algérie », mêle le récit historique et le témoignage. Vous distinguez trois exils successifs. L’exil de la tradition juive en terre d’Islam, qu’a représenté le décret Crémieux en 1870, l’exil hors de la communauté française de 1940 à 1943, au moment du statut des Juifs et de l’expulsion des enfants juifs des écoles, et l’exil hors de l’Algérie en 1962. Lequel a laissé à vos yeux la plus forte empreinte sur le judaïsme algérien ?
B.S. : Incontestablement, celui de 1962. Parce qu’il résume, qu’il concentre en lui les deux autres exils. Le choix de la France, j’allais dire de façon irrémédiable, pour la majorité (il y a toujours des minorités, des gens qui sont partis avant, des gens qui sont partis après), je parle de l’immense majorité des juifs d’Algérie. Le choix de l’exil définitif ne peut se comprendre que si on interprète les deux fractures antérieures. Celle qui les fait se détacher des terres d’Islam pour rentrer en Occident par décret Crémieux mais en restant sur place, en vivant sur place, et puis aussi l’immense déception dans le rejet qu’a représenté pour eux ce décret Crémieux par le régime de Vichy. Donc l’immense déception, et même le sentiment de trahison qu’éprouvaient ces juifs d’Algérie.
Ces deux fractures, à mon sens décisives, à la fois l’entrée dans la cité française et le rejet, ont fabriqué cette sorte d’identité entre fascination et répulsion en direction de la France. Pour moi, cela a construit un objet singulier qui est l’attachement – incompréhensible peut-être aujourd’hui, 50 ans après – mais un attachement très fort, très profond qu’éprouvaient les juifs d’Algérie vis-à-vis de cette patrie française qui à la fois les a intégrés, les a acceptés, les a « émancipés », et en même temps les a rejetés aux marges de la société. C’est dans cette espèce de va-et-vient et de fracture que se fabrique un comportement, que se fabrique un imaginaire d’attachement à cette cité française.
Lorsque la France part d’Algérie, en 1962, l’immense majorité des juifs d’Algérie, qui sont français, qui se vivent comme français depuis au moins quatre générations (c’est beaucoup quatre générations), ces juifs d’Algérie suivent la France, suivent l’administration française, la fonction publique française. Je dis cela volontairement, parce que beaucoup étaient des fonctionnaires, beaucoup étaient devenus des enseignants, des instituteurs, des postiers, etc. Ils ont donc suivi ce qu’avait été leur trajectoire, à la fois sociale – il faut parler de leur trajectoire sociale par rapport à l’État français – et culturelle, en suivant cette forme de culture française qui avait été la leur, dont ils s’étaient complètement imprégnés depuis deux, trois, quatre générations.
Vous dites que le départ des juifs d’Algérie, en 1962, « impensable un an ou deux ans auparavant, était devenu inévitable ». Y a-t-il eu un moment où les choses auraient pu évoluer dans un autre sens ?
B. S. : C’est difficile à dire, c’est le problème de l’histoire que l’on peut observer une fois qu’elle a déjà été écrite. C’est comme tous les grands traumatismes, les grandes catastrophes, on peut toujours, a posteriori, dire « on aurait pu », observer telle bifurcation, relever tel indice. Ce sont des réflexions de l’après-coup.
Au moment où l’histoire s’accomplit, où elle se déroule, je crois que pour l’immense majorité des juifs d’Algérie, la fin de l’Algérie française, pendant très longtemps, a été quelque chose d’impensable. Ils croyaient être là de toute éternité. Eux-mêmes, ne l’oublions pas, malgré la francisation, étaient présents sur cette terre algérienne depuis 2000 ans, depuis des siècles. Ils avaient toujours vécu là, à travers leur musique, leurs codes alimentaire, vestimentaire, rituel, c’est-à-dire du point de vue religieux. Tout cela avait fabriqué depuis des siècles quelque chose de très fort dans l’appartenance à la terre algérienne et dans la francisation. Ces deux aspects cohabitaient.
La fin de cette histoire n’était donc pas pensable, pas envisagée. C’était une histoire qui pouvait se régler. C’est une première hypothèse.
La deuxième, c’est que ces juifs d’Algérie, dans leur immense majorité, étaient très attachés à la gauche française de l’époque, c’est-à-dire à la SFIO, la gauche du Parti radical socialiste, la Ligue des droits de l’homme, la franc-maçonnerie… beaucoup de juifs d’Algérie formaient les gros bataillons de la gauche républicaine en Algérie. Il y avait un antisémitisme européen très fort, qui a toujours revendiqué l’abrogation du décret Crémieux. Le maire de Constantine, Morino, était un antisémite féroce. Il a fait toute sa vie politique avec des journaux qui s’appelaient, par exemple, L’antijuif, et qui réclamaient l’abrogation du décret Crémieux.
Les juifs d’Algérie, pendant très longtemps, au moment notamment de la vague antisémite qui est née dans l’Affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle, ont investi les lieux républicains qui, à l’époque, ne l’oublions pas, étaient à gauche. Parce que c’était la république à gauche, la monarchie à droite. Ça se passait comme cela à la fin du XIXe siècle. Ils sont donc rentrés dans la cité française par l’intermédiaire de ces espaces-là, politique et culturel, y compris les syndicats, les engagements politiques, à gauche, voire même à l’extrême gauche.
Je me souviens de conversations avec mon père, juste avant sa mort en 1985. Il m’expliquait que lui aussi avait été très engagé. Avec son meilleur ami, le peintre Atlan, lorsqu’ils sortaient du lycée d’Aumale, ils se battaient avec les gens de l’Action française qui nous en voulaient, qui étaient très anti-juifs. Il me disait : « On était obligés de s’affirmer pour exister, en se battant, y compris physiquement. On était dans les ligues anti-fascistes, on était dans les associations qui allaient vers le Front populaire ».
Et le récit que me faisait mon père, qui m’avait beaucoup surpris, était commun à pratiquement tous mes oncles à Constantine, pas seulement les Stora. Les récits étaient proches.
Face à un antisémitisme européen très fort, un anti-judaïsme venant des milieux musulmans, également à cette époque-là, dans une ville comme Constantine, dans les années 34-35, l’année des pogroms, le seul espace culturel et politique qui était le leur était celui de l’espace religieux dans l’espace privé, et la République dans l’espace public. C’était leur façon de se protéger.
Pourquoi cette longue parenthèse. Parce que dans cette guerre d’Algérie qui commence, la plupart des juifs d’Algérie sont des « camusiens », c’est-à-dire qu’ils pensent à une solution de négociation, de fraternité, de solidarité, de paix.Ils pensent que les choses vont s’arranger, même sous la forme d’une solution fédérale.
On voit très bien cela dans les déclarations de Jacques Lazarus, dans les années 55, 56, 57. La plupart des Juifs d’Algérie, contrairement à l’image que l’on peut en avoir aujourd’hui, ou à la fin de la guerre – il ne faut pas confondre le début et la fin – sont attachés à la SFIO, à Guy Mollet, à une politique socialiste qui préconise, pourquoi pas, des réformes sociales, des réformes politiques, extrêmement profondes pour l’Algérie. Progressivement, ils vont s’apercevoir que tout cela n’est pas possible. Le fossé est trop grand. Mais cela, c’est après, en 1959, 1960, 61, mais pas en 54,55, même s’il y a des attentats, ils espèrent encore. Ils vont ensuite, massivement, tout simplement se ranger dans le camp des partisans de l’Algérie française, mais pas du tout dans un sens « ultra » du terme, j’insiste là-dessus, mais dans le sens de l’attachement à une histoire qu’il pensaient avoir été fraternelle.
Avec le recul, comment jugez-vous la communauté juive. On a le sentiment, y compris en vous lisant, que c’est de l’attentisme, de la prudence, un silence, une perplexité, une solitude…
B.S. : Oui, il y a une grande solitude, absolument. N’oublions pas que lorsque la guerre d’Algérie commence, disons en 1955, cela fait à peine dix ans que la seconde guerre mondiale est finie. Les souvenirs liés à la période de Vichy sont extrêmement vivaces dans cette communauté. N’oublions pas qu’ils ont tout perdu entre 40-43-44. Le décret Crémieux n’a été rétabli que très tard. Ils sont dans une situation de méfiance. De 1870 à 1940, ils avaient une confiance aveugle en la France. Ils étaient pour la France : la guerre de 14-18, les grands invalides de guerre (mon grand-père a eu le bras coupé, il a été décoré sur le plan militaire). C’était un attachement inconditionnel à la France.
Mais attention, après Vichy, les choses sont allées différemment, même si l’attachement à la France était toujours aussi fort. Bien sûr, il y a la République des Lumières, l’émancipation, etc, néanmoins il y a une sorte de méfiance par rapport à ce qui s’est passé. De manière instantanée, en l’espace d’une nuit, ils ont perdu l’acquis que représentait ce décret Crémieux. En octobre 1940, les juifs n’étaient plus français. L’abrogation du décret Crémieux, c’était, ne l’oublions pas, la première mesure antisémite prise par le régime de Pétain. Avant toutes autres, qui seront terribles par la suite. Cette mesure était réclamée par l’extrême droite française depuis toujours.
Quand les juifs d’Algérie sortent de cette guerre entre 1944 et 1946, ils n’ont plus la même attitude par rapport à la France. La preuve, c’est que dans la jeunesse juive d’Algérie, deux tendances vont se dessiner. Une tendance qui va aller vers ce que l’on pourrait appeler l’internationalisme politique (ils vont rejoindre le parti communiste), donc défiance vis-à-vis de la France, et il y a toute une partie des jeunes juifs qui vont rejoindre les mouvements sionistes.
Deux fractions, minoritaires mais très actives dans la jeunesse, vont se détacher. L’une comme l’autre sont dans des thématiques qui ne sont plus exclusivement françaises. Elles sont pour l’une internationaliste – parce que l’Armée rouge, la révolution…– et une autre tendance, de plus en plus forte, qui sera attachée à l’existence de l’État d’Israël. Il y a des militants politiques sionistes dans les municipalités, dans les grandes villes, à Constantine. Attention, ils ne sont pas majoritaires, c’est vrai. Il y a la question du religieux qui interfère, mais cette tendance commence à exister. Pourquoi préciser cela ? Parce que ce sont des indices de détachement par rapport à une sorte d’inconditionnalité vis-à-vis de la France.
Cette communauté, dix ans seulement après la guerre, est dans une situation d’incertitude et d’hésitation, d’atermoiements, de perplexité, donc de solitude. Pour les Européens d’Algérie, les choses sont claires, il faut immédiatement s’engager pour la défense de l’Algérie française, dénoncer l’abandon, la trahison. Et puis, du côté des Algériens, il y a la promesse d’une nation algérienne, hypothétique, dont d’ailleurs les religieux d’Algérie ne voient pas les contours. C’est très important.
Coincés entre ces deux attitudes, les Européens sont dans cette situation de prudence, d’attentisme. Cela ne veut pas dire d’immobilisme. Ils prennent des initiatives par rapport aux gens qui sont victimes d’attentat. Il se passe beaucoup de choses pendant la bataille d’Alger. Mais sur le plan de politique générale, ils ne peuvent plus entièrement faire confiance à la France, même s’ils aiment la France. Ils ne peuvent pas non plus faire entièrement confiance aux Algériens nationalistes. Entre ces deux nationalismes, pourrait-on dire, l’un français, l’autre algérien, ils ne trouvent pas vraiment leur place.
L’histoire va choisir pour eux. Ce qui a fait basculer les choses, c’est l’assassinat de Raymond Leyris, en juin 1961. Cela va sonner le glas de cette histoire. C’est cela qui va précipiter le départ des juifs d’Algérie ?
B.S. : Je pense que oui. J’ai vécu cette histoire personnellement puisque j’étais avec ma mère sur le marché lorsqu’une balle a foudroyé le chanteur Raymond. Je me souviens très bien de cette scène. Une très grande émotion a traversé les rangs de la communauté juive. Raymond était très aimé chez nous. C’était un grand chanteur de la musique arabo-andalouse. Il chantait dans tous les milieux. Ce n’était pas du tout un homme affilié à un parti politique, il était même plutôt progressiste puisque l’on trouve sa trace et certains de ces écrits dans un journal qui était proche du parti communiste en 47-48, c’est un journal qui s’appelait Liberté. Il n’était pas réactionnaire, il était immergé dans son monde, un monde indigène, qui était le monde des juifs et des musulmans. Des gens qui jouaient ensemble, qui aimaient la musique ensemble, qui refaisaient le monde.
Si Raymond avait été un personnage ambigu, controversé, appartenant à un camp des ultras, cela n’aurait pas eu cette résonance. Mais c’était quelqu’un qui faisait l’unanimité dans cette sorte de convivialité musicale. Cette musique-là – je parle du point de vue de la sonorité, des rythmes – c’était celle que l’on chantait dans les synagogues et dans les mosquées pour les circoncisions. C’étaient les mêmes rythmes. Il faut bien se représenter cela.
Le fait que lui, Raymond Leyris, ait été assassiné, cela voulait dire qu’il n’était plus possible de rester. Qu’en dépit de cette convivialité, de cet amour pour la langue arabe – tout cela se chantait en arabe, bien entendu – en dépit de tout cela, lui a été assassiné. Si lui a été assassiné – je me souviens de la réaction de mes parents –, alors ce n’était plus possible de rester. Nous sommes partis un an plus tard. Mais déjà, dès la rentrée de 1961, j’étais au Lycée d’Aumale. À cette époque-là, mes camarades étaient partis. Les premiers départs commençaient dans la communauté juive de Constantine.
Mais il y en avait déjà eus auparavant. Il y a deux types de départs. Le départ de ceux qui ont quitté le quartier judéo-musulman dans lequel moi je suis né, où j’habitais, le cœur du quartier que l’on appelait Kachara. Il y a eu les premiers départs dans les années 57-58, pour aller vers les quartiers européens, Saint-Jean, Bellevue, etc. Ce phénomène a été observé dans toutes les villes d’Algérie : une séparation communautaire. C’est le premier type de départ.
Un second type de départ va s’opérer à partir de 58-59 vers la France, notamment après le discours du général de Gaulle du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination. Tous les gens étaient très politiques ; ils écoutaient la radio, lisaient les journaux. Dans les situations de guerre, les gens sont extrêmement affûtés ; ils lisent tout, ils sont au courant de tout… Lorsque le général de Gaulle a fait son discours, pour beaucoup d’Européens, donc de juifs d’Algérie qui faisaient partie de la communauté européenne, c’était pratiquement terminé. Quelque chose s’était cassé, il n’y avait plus de confiance dans le général de Gaulle, et les départs ont commencé en 59-60.
Mais la date symbolique, c’est bien juin 1961, C’est la fin d’un monde. Même si les juifs d’Algérie étaient devenus français, même s’ils s’étaient assimilés, pas sur le plan culturel, mais politique, ils appartenaient à cet univers commun avec les musulmans. Il y avait des passerelles, même dans des villes comme Alger, même dans des villes plus petites de l’ouest algérien… Il y a un passage à l’acte, un problème de seuil, et à un moment, ce seuil est franchi et tout va se terminer. Ceci est important.
L’histoire de la dispute autour de l’assassinat de Raymond n’a jamais cessé. Les Algériens, aujourd’hui, ont bien conscience que cet assassinat a été quelque chose de terrible dans la séparation avec les juifs d’Algérie. Maintenant, certains reconstruisent cette histoire en disant : ce n’est pas nous qui l’avons assassiné, c’est un complot. On se demande, par exemple, qui était vraiment Raymond. Était-il politiquement d’un côté plutôt que de tel autre ? On commence toute une série d’interprétations. C’est pour cela que j’ai insisté sur ce côté progressiste, humain, circulant à travers les communautés. Même 50 ans après, on cherche à fabriquer une autre histoire de Raymond, y compris en Algérie. On essaie de le lier à des milieux du type OAS, voire réactionnaires.
Ce n’était pas du tout Raymond. Toutes les archives le montrent, sa vie le montre, les témoignages le montrent, c’était un musicien, c’était un artiste. Vouloir reconstruire sa vie, c’est essayer, après coup, de faire porter la responsabilité de la séparation sur les juifs. Ça ne s’est pas passé comme cela. Il faut assumer. Si le FLN a décidé de tuer, le FLN doit assumer. Si ce sont des dissidents du FLN, pourquoi pas, mais il faut le dire…
La tâche d’écriture de l’histoire en Algérie est très délicate et compliquée. Ce serait bien qu’aujourd’hui des historiens algériens puissent dire leur vérité historique en ayant accès aux archives algériennes sur cette affaire. Ce ne sont pas les archives françaises mais les archives algériennes qui permettraient de nous dire plus de choses. Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que l’assassinat de Raymond ne peut pas être lié à une appartenance politique, ce n’est pas possible, il est lié à une volonté de séparation. Ce qui a réussi et a mis fin à une histoire de convivialité. On ne pourra plus écrire l’histoire de la même manière après.
Vous disiez être parti vous-même un an après l’assassinat de Raymond. Vous écrivez : « On se demandait quel sort les Algériens musulmans réserveraient à ceux qui feraient le choix de rester ». Vous pensiez à l’époque que certains juifs resteraient ?
B.S. : Mon père avait songé à cela. Des membres de ma famille sont restés après l’indépendance. On sait maintenant de sources sûres, d’après des archives françaises et surtout algériennes, que près de 200 000 Européens sont restés en Algérie après l’indépendance. Ils sont partis après, tous. Beaucoup d’Européens ont donc eu la volonté de rester, d’essayer de construire une Algérie algérienne. Comme on le sait, en 1963, il y a eu la constitution algérienne, l’islam religion d’État, la nationalité liée à la religion musulmane… Là, les départs se sont précipités. Mais en 1962, l’histoire n’était pas écrite d’avance.
C’est compliqué à suivre, mais les historiens doivent suivre les séquences d’histoire telles qu’elles se sont produites. Des juifs ont tenté l’aventure de cette Algérie algérienne. Mon père se posait vraiment la question, c’est pour cela que nous sommes partis les derniers, le 12 juin 1962. Mon père était marchand de semoule à Constantine, il vendait de la semoule en gros. Sa clientèle principale était musulmane ; la semoule, c’était le couscous. Il était très lié au monde algérien, il connaissait beaucoup de nationalistes algériens, y compris la famille Ben Badis. Mon père avait passé son baccalauréat en arabe littéraire. Il n’était pas étranger à cet univers. En même temps, il était très proche de la France et très juif aussi. Tout cela forme des figures compliquées.
Il s’est dit : Pourquoi ne pas tenter le coup ? Dans l’année qui va de l’assassinat de Raymond à notre départ, il a rencontré énormément de gens parmi les Algériens. Tous lui disaient la même chose. On ne peut rien garantir pour l’avenir par rapport à la nationalité, à la place de la religion. Il y avait chez les juifs d’Algérie une mémoire, un souvenir très important, c’était leur statut d’avant l’arrivée des Français, c’est-à-dire leur statut de dhimmi. Beaucoup de juifs d’Algérie étaient devenus des Français avant le décret Crémieux parce qu’ils voulaient quitter le statut de dhimmi.
La mémoire de cette situation en terre d’Islam s’était transmise elle aussi à travers les générations. Il y avait une demande de la part des juifs d’Algérie. Une demande de garanties sur le plan de leur statut juridique dans cette société. Ils n’avaient pas ces réponses-là. Ils savaient aussi que dans le monde algérien musulman, il y avait beaucoup de disputes, que ce n’étaient peut-être pas les mêmes qui allaient se retrouver au début et à la fin.
Pour prendre un exemple très connu, emblématique, un personnage comme Ferhat Abbas, grand personnage politique de l’histoire algérienne, républicain, musulman, modéré, francophile, qui avait cru en la France pendant longtemps et puis s’était rallié au FLN, était devenu président du GPRA en 58. Le GPRA, c’était le gouvernement provisoire de la République algérienne. Son éviction de la tête du GPRA en 1961 a été un mauvais signal pour la communauté juive.
Ferhat Abbas était un ami personnel de mon grand-père, j’en ai parlé dans un autre livre, une biographie qui lui est consacrée. C’est un personnage très intéressant. Son éviction, c’est un mauvais signal. Il était considéré comme quelqu’un de modéré, connaissant bien la communauté juive, connaissant bien ses élites… Qu’allait-il se passer ? Qui étaient les leaders politiques ? Étaient-ce ceux qui étaient farouchement pour le nationalisme arabe, qui voulaient faire la guerre à Israël à tout prix. Etaient-ce ceux qui étaient plutôt proches de la France ? Les Républicains modérés ? On ne savait pas trop. Je dis « on », je veux dire mon père, moi j’étais un enfant… On était dans cette espèce d’absence de sécurité, de garanties, de certitudes… Cela a pris une année entière de réflexion
Il ne faut pas croire que pour les juifs d’Algérie la décision du départ a été facile à prendre et de manière joyeuse, instantanée. C’étaient des drames de conscience, des interrogations sur leur statut, sur leur histoire, sur leur vie. Beaucoup étaient de conditions modestes.C’étaient des petits fonctionnaires, ce n’étaient pas des colons. Qu’allaient-ils faire en France ? C’était la grande interrogation.
Je me souviens de conversations dans la famille, derrière les cloisons, parce que les enfants entendent toujours les conversations quand les parents croient que les enfants sont couchés. Ils parlaient sur les terrasses. Il faisait chaud. Ils étaient très angoissés. Les gens disaient : Qu’est-ce qu’on va faire en France ? Ils étaient très français, mais ils ne connaissaient pas la France. C’étaient des questions sur l’identité sociale, sur l’identité religieuse. Comment passer d’un univers à l’autre. Ils n’avaient pas les codes, ils n’étaient pas habitués à tout cela. Le départ a donc pris beaucoup de temps.
Sur 200 000 Européens qui sont restés après 1962, on peut imaginer qu’il y avait entre 10 000 ou 20 000 juifs. Les derniers sont partis pendant la guerre civile des années 90. J’avais rencontré des familles juives, à Constantine ou à Alger. Il n’y en a pratiquement plus aujourd’hui. Ils avaient fait ce pari et, petit à petit – 1963, nationalité liée à la religion, 1965, le coup d’État de Compiègne, 1967, la guerre israélo-arabe avec les manifestations de rues – la situation commençait à devenir impossible et les vagues de départ ont continué.
La grosse vague, c’était 1962… Vous racontez que votre mère a nettoyé l’appartement jusqu’à la dernière minute et que votre père a mis les clés dans sa poche. Avait-il la secrète espérance de revenir un jour ?
B.S. : C’était un déchirement. Pour ma mère : c’est une conduite très féminine de nettoyer à fond son intérieur, c’est quelque chose qu’elle a fait toute sa vie jusqu’à sa mort. Elle obéissait à cette tradition très ancrée. Mon père lui disait : « Arrête, ça suffit, on part, c’est terminé… » Fondamentalement, on savait que c’était un départ sans retour. Mais il y avait du chagrin, du déchirement, parce que c’était toute leur vie qui s’en allait. Elle quittait son appartement sachant que c’était définitif. Il faut imaginer ce que cela représente. On quitte un appartement, un quartier, une ville, un pays sans retour, sans suite. C’est une rupture définitive. C’est quasiment impossible à accepter.
Il y avait aussi un aspect pratique dans la clé que gardait mon père. On était partis le 12 juin 1962 avec uniquement deux valises chacun. On avait laissé tous nos meubles, comme si on partait en vacances. Comme mon père avait pris la décision de partir trop tard, nous n’avions plus le temps de fabriquer les grands cadres en bois dans lesquels on mettait tout. Mon père a dit : « On s’en va maintenant, mais je reviendrai chercher les meubles… » Ma mère n’y croyait pas, elle pleurait. Et il est revenu en septembre 1962. Des gens de Khenchela, dans les Aurès dont mon père est originaire, sont venus l’attendre à l’aéroport. Des musulmans, qui pleuraient beaucoup. Un ami est resté avec lui une semaine. Ils ont fabriqué le cadre ensemble, à Constantine, avec des gens de Khenchela. Ils ont rempli tout le cadre. L’ami a raccompagné mon père à l’aéroport en pleurant et en lui disant : « Mais pourquoi vous partez ? ». Mon père lui a répondu : « Je ne peux pas rester, je ne suis pas musulman, demain ce sera un pays musulman. Dans ce pays-là, la place des juifs est toute petite et ce n’est pas possible. Donc nous, on s’en va. » Ce n’était pas très compliqué. Il y avait beaucoup de peine chez ces musulmans qui voyaient partir les juifs. Quand j’ai raconté cette scène à des gens, ils ne me croyaient pas ; ils pensaient que tous les Algériens étaient contents que les juifs s’en aillent. Ce n’est pas vrai. Les gens étaient vraiment chagrinés de vivre cette séparation. Ce sont après tout des siècles de cohabitation commune. Il avait une espèce de nostalgie et de mélancolie.
Évidemment, il y avait en même temps la joie de l’indépendance, du départ des Français, mais derrière tout cela, derrière cette liesse populaire algérienne de juillet 1962, dans le fond, beaucoup d’Algériens croyaient dans l’indépendance et que tout le monde allait rester.
Et puis mon père est parti avec le cadre, ce fameux cadre en bois, qui n’est arrivé que presque six mois plus tard ! Je raconte cela parce que l’hiver 62-63 a été absolument terrible avec des températures allant jusqu’à moins dix. Cet hiver avait été particulièrement dur et nos affaires sont arrivées au printemps, en mars 1963. Ma mère n’y croyait plus. Au déracinement est venu s’ajouter la perte des effets personnels, ce qui n’était pas simple à surmonter, mais la vie a repris progressivement.
Vous êtes retourné souvent en Algérie et vous êtes devenu le grand spécialiste de la guerre d’Algérie et de l’Algérie contemporaine, de cette bataille des mémoires. Qu’en est-il aujourd’hui de ce rapport algérien aux juifs, qu’en est-il du rapport de l’Algérie à cette mémoire-là ?
B.S. : Il y a une grande ambivalence. Il y a d’abord la volonté qu’a eue l’État algérien, après son indépendance, d’effacer les traces de la présence juive en Algérie au nom d’une idéologie politique qui, d’ailleurs, effaçait aussi les traces de berbérité. Il faut tout dire dans cette histoire. Avant l’arrivée de l’islam, il y avait des berbères, et les juifs étaient des berbères. Ils étaient liés à l’existence de la berbérité avec la fameuse Kahena, reine des Aurès, qui avait lutté contre l’arrivée des Arabes. On a par conséquent un effacement de l’origine, c’est-à-dire une reconstruction de l’histoire au nom des valeurs exclusivement arabo-musulmanes. C’est l’idéologie politique officielle telle qu’elle va être enseignée dans les manuels scolaires.
Il y a une grande différence avec le Maroc. Le Maroc, lui, n’a pas effacé ces traces-là, a toujours revendiqué son passé judéo-berbère. L’Algérie, non. Nous avons organisé l’année dernière un colloque sur les juifs du Maghreb, à Essaouira. Il a été très difficile de faire venir des historiens algériens, vivant en Algérie. Deux d’entre eux sont venus, avec de grandes difficultés. L’Algérie a vraiment essayé d’effacer ces traces d’appartenance à cette histoire algérienne au monde juif. Mais c’est ineffaçable, parce que l’histoire de ces juifs a 2000 ans. Elle ne peut pas s’effacer. Elle est dans la culture, dans la musique, dans les arts, dans la cuisine. Et si ce n’est pas effacé, c’est parce que c’est porté dans l’intimité des cercles familiaux.
Dans des régions entières d’Algérie, de Kabylie, des Aurès, les gens savent que les juifs ont existé, qu’ils étaient là, qu’ils ont fabriqué du savoir commun. C’est ineffaçable ! Ça appartient au patrimoine culturel de l’histoire algérienne. Il faut naturellement constater que l’idéologie officielle algérienne vise à cette – j’allais presque dire – négation de cette histoire. Mais dans la société réelle ce n’est pas possible. Des jeunes orchestres reprennent aujourd’hui la musique de Raymond à Constantine. C’est incroyable. Ils reprennent les rythmes, la temporalité musicale, les poètes.
Il y a une espèce de contradiction entre cette histoire officielle et la pratique quotidienne. Ce que je décris là n’est pas propre à l’Algérie. C’est ce qui se passe dans l’ensemble du monde musulman, cette contradiction, cette confrontation, cette tentative d’effacement et de résurgence perpétuelle.
Cela se passe de cette manière-là. Cela évolue lentement en Algérie. Il y a des avancées, des reculs, des campagnes de presse, des poussées de fièvre antisémites, des retours en arrière, des grandes déclarations de fraternité, et puis, tout d’un coup, des déclarations d’hostilité. Une sorte de va-et-vient permanent dans l’écriture de cette histoire.
L’histoire des juifs d’Algérie, c’est l’histoire de la pluralité de l’histoire algérienne. Faire revenir l’histoire des juifs d’Algérie, c’est faire revenir toute l’histoire de l’Algérie. Ce n’est pas simplement l’histoire des juifs, c’est l’histoire des berbères, c’est l’histoire des chrétiens, c’est l’histoire de Saint Augustin, une histoire très ancienne. C’est l’histoire d’une appartenance à des empires, c’est faire revenir toute la pluralité culturelle de l’Algérie.
C’est cela l’enjeu, sortir d’une histoire homogène, uniforme, centralisée vers une histoire qui soit ouverte au monde, diverse, plurielle. C’est tout l’enjeu d’une bataille qui en apparence est culturelle, mais qui est très politique. C’est à mon sens une thématique qui est propre à tout le monde arabe, c’est le problème de la diversité, de la pluralité, de la sortie des partis uniques, des idéologies uniques, l’ouverture au monde, la question de l’individu, de l’autonomie de l’individu. Ce sont des questions immenses posées aujourd’hui. L’Algérie ne pourra pas y échapper. Au niveau de ses intellectuels, de son rapport à l’Europe, du rapport à sa diaspora, à l’émigration algérienne en France.
50 ans après, nous sommes entrés dans une autre bataille culturelle en Algérie, qui est longue, difficile. Mais elle se mène, elle existe. Des chercheurs algériens travaillent sur le passé juif de l’Algérie. C’est un signe nouveau qu’il faut prendre en compte.
Propos recueillis par Jacques Salomon