Il y a eu un avant et un après 1962. Il y aura un avant et un après le 19 mars 2012.
Ce jour-là, jour anniversaire des cinquante ans des accords d’Évian, un homme de 23 ans, né en France, qui a grandi en France, stagiaire en
terrorisme en Afghanistan et au Pakistan, a fait irruption dans l’école juive d’Ozar Hatorah et a assassiné Jonathan Sandler, 30 ans, ses deux fils Arieh, 6 ans, et Gabriel, 3 ans, et Myriam, 8 ans, la fille du directeur de l’établissement, le rabbin Monsonego, qu’il a tuée à bout portant en la tenant par les cheveux.
C’est l’attentat antisémite le plus cruel sur le sol de France. Le plus abominable. Le plus atroce.
On le sait maintenant, Mohammed Merah n’était pas un homme seul. Ce n’était pas un « loup solitaire ». Il n’appartenait pas non plus à une secte. Et l’idéologie dont il se réclamait n’est pas une « nouvelle religion».
C’est l’islamisme qui a frappé des enfants juifs à Toulouse. Un seuil a été franchi. Le degré de haine qu’on a vu à l’œuvre dans cette tuerie a produit une secousse très profonde. L’onde de choc n’a pas fini de produire des effets. Et on n’a pas fini d’en mesurer toutes les conséquences.
Les conséquences ? Il faut arrêter les prêches incendiaires. Les justifications infâmes. La légèreté de la presse. L’inconscience des chaînes de télévision qui passent en boucle l’assassin s’adonnant à des rodéos. Les visions esthétisantes de la rage en scooter. Les menaces de diffusion des images. Les poncifs sur l’humiliation et la pauvreté. Le discours de la haine. La diabolisation d’Israël. Les tentations de l’oubli. Il faut en finir avec le dialogue interreligieux creux, où on ne se dit rien. Les explications superficielles du type « pétage de plomb ». Tout ce qui pourrait enlever à cet acte son ignominie. Ou le réduire à une « séquence ». Ou lui ôter son venin.
Quelque chose est arrivé au matin du 19 mars dernier sur laquelle nous peinons à mettre un nom. Mais il faudra le faire.
La campagne s’est interrompue. Les candidats se sont montrés dignes. Les écoles ont observé une minute de silence. La société tout entière s’est sentie ébranlée. Mais chacun ressent bien que l’effroi qui nous a saisis ne disparaîtra pas de sitôt et devra laisser place au sursaut.
Pris entre deux feux, sollicités de deux côtés – FLN et OAS –, soucieux de ne pas se laisser arracher une appartenance à la France léguée par Crémieux et remise en cause par Pétain, les juifs d’Algérie ont vécu ce qu’ils appelaient pudiquement les « événements » dans le trouble. Les engagements ont été individuels et dans tous les sens.
La communauté juive, dans son ensemble, s’est montrée prudente, déchirée, ballottée. Prônant à la fois, à l’instar d’un Camus pris entre sa mère et la justice, une attitude de dénonciation des « actes criminels d’où qu’ils viennent », et un appel à l’égalité des droits pour tous et au rétablissement de la paix sur le territoire.
« Les juifs d’Algérie sont seuls, Mortellement seuls », écrivait Rabi dans les colonnes de l’Arche.
Cinquante ans après, force est de constater que la guerre d’Algérie n’est pas entrée dans l’histoire. Le recul n’est toujours pas là. Les abcès demeurent. Les ressentiments sont palpables, des deux côtés de la Méditerranée. Et l’heure n’est pas tout à fait à l’apaisement, même si, ici et là et de temps à autre, quelques hirondelles passent au-dessus de la Méditerranée, dans un sens ou dans l’autre.
Il suffit de demander un visa pour l’Algérie en excipant d’un statut de journaliste (je ne parle même pas d’un organe juif) pour se heurter à un maquis de démarches administratives ubuesques (je sais, j’en ai fait l’amère expérience).
Quelle date choisir pour commémorer la fin de la guerre d’Algérie ? Les accords d’Évian, en mars 1962 ? Ou l’assassinat de Raymond Leiris qui marqua la fin pour les juifs d’Algérie ? Nous avons choisi la seconde option, et nos lecteurs comprendront pourquoi en lisant ce dossier. Nous avons voulu, dans ce numéro, offrir des témoignages, des portraits, des analyses. Cette page d’histoire a été faite de douleur, de nostalgie, de reconstruction. Chacun de ceux qui ont participé à ce dossier en témoigne à sa façon et livre sa vérité. Ce qui est sûr, c’est que le judaïsme français, tel qu’il existe aujourd’hui, a été façonné dans ce creuset-là.