Réflexion sur une commémoration.
Que s’est-il passé, non les 16 et 17 juillet 1942, mais par la suite pour que ces dates inadmissibles – dans tous les sens du terme – aient mis des décennies à émerger nettement dans notre mémoire collective ?
Je vais tâcher de répondre franchement à cette question non en historien – que je ne suis pas – mais en petit-fils blessé du directeur de cabinet de Pierre Laval. En reposant autrement cette question : que s’est-il passé au sein d’une famille aussi « honorable », éduquée, informée et sensible que la famille Jardin pour que jusqu’en 2011 – année de la publication de mes Gens très bien, acte sans retour dans notre mémoire familiale – personne n’ait clairement admis que « grand-père » (ou « papa ») dirigeait bien le cabinet de Laval ces jours-là de honte ? Nous savions tous qu’il avait été « à Vichy », bien sûr, difficile de le nier puisque l’intéressé en était très fier ; mais il semblait aux miens presque impossible de mettre en face de ce simple constat les dates exactes des grandes rafles. La non-démission de Jean Jardin, mon grand-père, signifiait pourtant, d’évidence, l’acceptation d’une politique à laquelle il participa au plus haut niveau et à laquelle il est très clairement resté fidèle jusqu’à sa mort ; en faisant même de sa fidélité à Laval et Pétain une haute vertu. Mais nous nous comportions en famille comme s’il avait été possible pour un homme juché au sommet de l’État collaborateur de ne pas avoir vu – et cautionné – un événement aussi noir que le Vel d’Hiv. Comme si, au fond, cela ne le concernait pas – lui, le scintillant bras droit de Pierre Laval ! Si charmant, si subtil, si bien élevé.
Un point aveugle aussi énorme peut être maintenu pendant soixante-dix ans dans une famille. Avec le concours de toute une société française, de droite comme de gauche, qui, sourde aux voix des victimes, a obstinément « regardé ailleurs ».
Le plus étonnant est que la reconnaissance de la participation de l’État français dans les grandes rafles par Jacques Chirac en 1995 n’a absolument rien changé à notre perception familiale. Le point aveugle est demeuré totalement aveugle.
Tout semble s’être passé comme si la société dans ses profondeurs – j’entends au niveau des familles, là où se joue la vérité tripale des individus – reste absolument rétive à la lucidité tant que l’on n’atteint pas la troisième génération. L’État peut reconnaître les faits avec la plus grande fermeté, cela ne suffit pas. Les familles défendent leur honneur de manière viscérale en recourant à toutes les stratégies du déni. Rien n’y a fait. La diffusion de la série Holocauste à la télévision en 1978 nous émut, comme toutes les familles d’Europe, sans que personne chez nous ne fit le moindre lien entre le fait de piloter le cabinet Laval les 16 et 17 juillet 1942 et les rafles exécutées par des policiers français. Jamais il ne nous passa par l’esprit que René Bousquet, l’organisateur diligent de la rafle du Vel d’Hiv, était bien un collègue de Jean Jardin, un homme qui faisait partie de la même équipe logée au coeur du pouvoir vichyste. Notre compassion pour les victimes était grande et sincère mais « grand-père » restait au fond de notre cœur innocent de tout. Plus tard, l’actualité autour de Bousquet nous confirma, à l’époque, dans l’idée qu’il fallait avoir une gueule de salaud pour avoir commis des saloperies. Maurice Papon ? Oh le sale type ! Rien à voir avec l’honneur de notre clan. Et la sortie du film Le Vel d’Hiv n’a, me semble-t-il, guère troublé notre quiétude mémorielle. Certes, on y voit avec sidération le camp de Beaune-la-Rolande gardé par des gendarmes français aux ordres de Vichy mais… « quel rapport avec grand-père » ?
En somme, la famille Jardin a été capable – comme pratiquement l’ensemble de notre pays – de fabriquer un angle mort. Pour survivre à notre honte très enfouie (mais qui affleure dans les livres de mon père sur le sien, tout en étant éludée avec talent) ; bien que l’absence de culpabilité de mon grand-père fut… déconcertante de sincérité.
Seule l’arrivée de ma génération à l’âge adulte – au moment où la transmission d’une mémoire nette ou souillée à nos propres enfants se pose – permet à la vérité d’émerger – Oh lentement ! Mais tout de même. Les enjeux d’amour et d’honneur sont trop puissants au sein des familles pour que ce processus de vérité puisse être plus rapide.
Mais je suis optimiste. Dans la foulée de la sortie de mes Gens très bien, j’ai été littéralement submergé pendant des mois de témoignages, dans la rue, les trains, les cafés, les librairies, de gens qui me pensaient capable d’entendre leurs secrets de famille liés à la collaboration. On me croyait expert en oubliettes et en révélations insoutenables ; comme si j’avais été capable d’entendre l’inaudible. J’ai alors pu constater l’intense besoin de vérité des familles qui ont trempé dans le pire ; car le déni a un coût psychique très élevé. Et a suscité dans les familles de collabos de spectaculaires schizophrénies, ou tout au moins une relation très détériorée avec la réalité. Plus que les reconnaissances officielles – nécessaires car elles ont de toute évidence leur part dans ce processus – le temps permet que se dénouent, peu à peu, les fidélités affectives. Il est moins difficile de dire « grand-père fut un policier qui a raflé des familles juives » que de dire sèchement « papa l’a fait ». Ce changement de générations est indispensable à l’émergence d’une mémoire collective claire. Certes, une partie de ma famille m’en veut toujours et me considère comme mort ; mais je sais que leurs enfants s’inscriront moins dans le déni qu’eux. Le temps joue en faveur de la vérité.
Lors de la sortie de mon livre, l’un de mes fils a été pris à partie dans la cour de son collège par des adolescents avides de raccourcis : « Eh, dans ta famille, ils ont tué des juifs ! ». Mon fils a répondu tout simplement « oui ». Puis il a été discuter avec ses copains de mon ouvrage et est revenu vers moi, le soir même, pour me dire : « Papa, t’as bien fait d’écrire ce bouquin. Je n’aurai pas à le faire ».
Soyons confiants, raffermis vis à vis de nous-mêmes. Le Vel d’Hiv peut être vu aujourd’hui – même par les familles des responsables de cette ignominie. L’impensable devient pensable.