Entretien avec André Kaspi, historien, spécialiste des États-Unis.
Les Américains vont élire leur président le 6 novembre prochain. Quelles sont les chances de reconduction de Barack Obama ? Quelles sont les chances d’une percée de Mitt Romney ?
Il est évidemment très difficile de faire des prévisions qui soient absolument impeccables tant de mois avant les élections présidentielles. Mais autant qu’on puisse en juger au mois de juin, pour des élections qui vont avoir lieu dans cinq mois, ce que l’on peut dire, c’est que Barack Obama détient des atouts solides. Sur le plan de la politique étrangère, il a réussi sans vraiment de grands éclats. Il tient entre ses mains l’avantage d’avoir obtenu la mort de Ben Laden. Il va bientôt obtenir le retrait des troupes américaines basées en Afghanistan. Pour l’Irak, c’est pratiquement fait. Ce qui signifie que les deux guerres dont il a hérité pourraient prendre fin, au moins pour les États-Unis, dans des conditions qui ne sont pas particulièrement glorieuses. Les États-Unis n’ont pas gagné, mais ils ont évité le pire. La politique étrangère ne joue pas un très grand rôle comparée aux questions de poli- tique intérieure. À savoir, le taux de chômage, la reprise de la croissance. Le chômage a baissé. Il est loin d’avoir atteint un taux satisfaisant, puisqu’aujourd’hui il se situe aux alentours de 8-8,5 % sans tenir compte de ceux qui travaillent à temps partiel ou de ceux qui ont renoncé à chercher un emploi. Si on prenait en considération ces deux autres catégories, le taux de chômage serait beaucoup plus élevé. Officiellement, le taux de chômage a baissé. La croissance repart légèrement. Difficile donc d’estimer qu’il y ait une crise aggravée. Pour l’instant, on est sur la pente du renouveau. Le grand avantage de Barack Obama, c’est la division de ses adversaires. Parce que le Parti républicain est divisé entre ceux qui traditionnellement le choisissent et le fameux Tea Party, composé de conservateurs hostiles au gouvernement fédéral, souhaitant moins de dettes et moins d’impôts. Une politique clairement hostile à celle de Barack Obama, mais sans grand enthousiasme pour les positions traditionnelles du Parti républicain. Mitt Romney, qui n’est pas un homme très charismatique, a été choisi par les républicains parce qu’il est celui qui divise le moins. Mais ce n’est pas celui qui enthousiasme le plus. Finalement, si Barack Obama l’emporte, c’est surtout par défaut, n’ayant pas face à lui d’adversaire lui menant la vie dure. Dans les circonstances actuelles, on peut estimer que les chances de Barack Obama sont élevées, même si on n’est pas complètement sûr qu’il soit réélu.
Avec un risque de coude à coude comme ce que nous avons connu en France entre François Hollande et Nicolas Sarkozy ?
Ce risque-là existe. Mais les élections américaines sont construites différemment. Elles se font État par État. Par conséquent, à l’intérieur de chaque État, il peut y avoir des différences plus ou moins fortes. Dans tel ou tel État, les candidats sont au coude à coude. Dans tel autre, ils ne le sont pas. Moi je pense, en principe, même s’il faut toujours se méfier de prévisions à cinq mois d’une échéance, que Barack Obama doit pouvoir l’emporter avec une avance satisfaisante.
Obama a une longueur d’avance dans l’électorat juif. Les sondages parlent de 70 %. C’est l’étiage habituel du candidat démocrate dans l’électorat juif. Est-ce que ce sera encore le cas ?
L’électorat juif est évidemment un peu écartelé. D’abord parce que traditionnellement il vote démocrate. En 2008, les juifs ont voté à près de 80 % pour Obama. Mais cette fois-ci, il y a des tensions au sein de l’électorat juif, car on ne sait pas très bien si Obama est favorable à l’État d’Israël ou s’il ne l’est pas. Ses relations avec Benyamin Netanyahou n’ont pas toujours été au beau fixe. Aujourd’hui, elles ne le sont pas davantage. Beaucoup de bruits et de rumeurs ont circulé sur Obama, qu’il serait musulman, qu’il serait systématiquement hostile à l’État juif, qu’il n’aimerait pas Netanyahou… Tout cela est vrai et faux à la fois. Obama sait très bien qu’il a besoin de l’électorat juif. Pour deux raisons. La première est que même si les juifs américains ne constituent qu’une infime minorité d’électeurs, la population juive correspondant aujourd’hui à 1,7-2 % des Américains, il n’empêche que les juifs votent. À la différence de beaucoup d’autres catégories, qui aux États-Unis sont sensibles à l’abstention. Deuxièmement, une grande partie du financement du Parti démocrate provient de l’électorat juif.
En 2008, les juifs ont voté à près de 80 % pour Obama. Mais cette fois-ci, il y a des tensions au sein de l’électorat juif.
Dans les deux cas, Obama sait qu’il en a besoin. D’ailleurs, il le fait sentir, il le dit, il l’affirme. Si on en croit ses paroles, il est tout à fait acquis à la défense de l’État d’Israël. Mais il a une notion de la défense de l’État d’Israël qui peut être différente de ce que pensent un certain nombre de juifs américains. Il faut aussi tenir compte du fait qu’au sein de l’électorat juif, il y a des nuances. Certaines personnes n’aiment pas Netanyahou. Ils le jugent trop à droite. D’autres sont indifférents à ce qui se passe au Moyen-Orient. Ils votent en fonction de conceptions typiquement américaines. Donc, Obama peut compter sur la plus grande partie de l’électorat juif, même si ce choix ne relève pas d’un enthousiasme général, délirant, sans nuance.
La volonté de Netanyahou d’élargir sa coalition, est-ce une volonté d’arriver en position de force face à Obama s’il est réélu ?
La politique israélienne est un peu compliquée. Elle repose sur des conceptions qui sont certainement liées à la politique étrangère, mais pas uniquement. Les positions de Netanyahou ne sont pas uniquement dictées par ses relations avec Barack Obama. Tout le monde sait, ou tout le monde devrait savoir que Netanyahou et Mitt Romney se connaissent depuis longtemps. Ce sont des gens qui ont travaillé ensemble. Netanyahou connaît très bien la société américaine. Du fait de sa proximité avec Romney, il préférerait sans doute qu’il soit élu plutôt qu’Obama. Mais Netanyahou est réaliste. Si Obama est réélu, il faut prévoir une entente satisfaisante avec le Président des États-Unis. D’autant plus qu’Obama serait dans son second et dernier mandat. Donc, moins dépendant de son électorat. La plupart des présidents américains essayent en général de régler le problème du Proche-Orient dans le second mandat plutôt que dans le premier. Obama a innové. Il a commencé son premier mandat dès le mois de janvier 2009, en tentant de rapprocher les points de vue israélien et palestinien. C’est-à-dire que malgré tout, entre Netanyahou et Obama il devrait y avoir des rapprochements. Une tentative pour faire avancer les choses. Surtout si les États-Unis sont sortis d’Irak et d’Afghanistan et qu’ils essayent enfin de mettre un point final à ce conflit israélo-palestinien, qui date de 1948 et même avant.
Israël avait d’ailleurs choisi initialement le 4 septembre pour faire des élections anticipées. On est revenu maintenant là-dessus. Mais il s’agit de la date à laquelle s’ouvrira la convention démocrate qui doit accorder l’investiture à Obama. On imagine que cette date n’a pas été choisie au hasard.
Oui, sans doute. Mais il y a aussi des considérations qui sont proprement israéliennes. La répartition des forces politiques en Israël explique les élections anticipées. Cela dit, les élections anticipées sont très fréquentes en Israël. Y a-t-il un lien avec la convention démocrate ? Sans doute. En tout cas, la grande campagne pour les élections américaines va commencer en septembre. À ce moment-là, les Israéliens et le lobby pro-israélien aux États-Unis tiendront une position importante dans le choix entre Barack Obama et son adversaire républicain.
Et en tout état de cause, faut-il s’attendre, à l’issue des élections américaines, à une accentuation de la pression américaine sur Israël ?
Une fois les élections passées, surtout s’il s’agit à nouveau d’Obama, il mettra plus de pression sur Israël, car il sera plus libre vis-à-vis de son électorat et pourra tenter de résoudre ce problème qui lui tient à cœur. Un des problèmes fondamentaux de notre temps. Il souhaitera mettre fin à un conflit qui a plus de 60 ans d’âge. Obama voudrait réussir là où Bill Clinton a échoué. Clinton a échoué à Camp David II en 2000.
La plupart des présidents américains essaient en général de régler le problème du Proche-Orient dans le second mandat plutôt que dans le premier. Obama a innové.
Obama va essayer de rattraper ce qui n’a pas été fait depuis 2000 et de briser le statu quo tel qu’il existe actuellement. Ce serait une grande réussite pour lui s’il parvenait à mettre au point un accord entre les Palestiniens et les Israéliens. Mais de mon point de vue, strictement personnel, il a peu de chance d’y arriver.
Vous êtes l’auteur d’un ouvrage sur le judaïsme américain Nous consacrons ce dossier de l’Arche aux juifs américains. Ce qu’ils pensent, ce qu’ils sont, ce qu’ils souhaitent, ce qu’ils vont devenir. Peut-on dire qu’il y a « un » judaïsme américain ?
Non, il y en a plusieurs. Tout d’abord il y a la division classique entre le judaïsme libéral, conservateur et orthodoxe. Sans compter beaucoup de juifs américains qui ne se reconnaissent dans aucun des trois. Disons qu’en règle générale, c’est plutôt le judaïsme conservateur et libéral qui est largement majoritaire. Cela dit, le judaïsme orthodoxe est en plein essor. Pour deux raisons. La première est que beaucoup de juifs américains se marient en dehors de la communauté juive. Il y a donc une tendance à la dissolution. Aujourd’hui, il est d’ailleurs très difficile de dire combien de juifs vivent aux États-Unis. Pour la bonne raison que dans ces mariages mixtes, on ne sait plus si les enfants continueront à être juifs ou pas. Certains estiment qu’il y en a cinq millions, d’autres sept millions. Tout dépend de la manière dont on définit le juif aux États-Unis. D’autre part, ce qui renforce le judaïsme orthodoxe, c’est l’absence d’inter-mariages et le grand nombre d’enfants. Dans les années à venir, les orthodoxes compteront beaucoup plus qu’aujourd’hui. Ce qui modifiera bien sûr le visage du judaïsme américain.
On apprend dans votre livre deux choses qu’on savait confusément et que vous expliquez. D’abord, que l’histoire des juifs américains est presque plus ancienne que celle des États-Unis. Deuxièmement, que les premiers arrivants sont des sépharades…
Les premiers arrivants sont en effet des juifs sépharades. Il faut remonter au milieu du XVIIe siècle, puisque la première communauté juive à s’être établie dans ce qui est aujourd’hui l’État de New York provenait du Brésil. Si elle s’est installée au Brésil, c’est parce qu’il s’agissait d’une colonie qui avait pour origine la Hollande. Ces juifs avaient suivi à la fin du XVe siècle l’exode de la péninsule ibérique, qui avait été le résultat de la rechristianisation, pour s’installer dans les provinces unies protestantes hollandaises. De là ils sont partis au Brésil, puis arrivés en Amérique aux alentours de la vallée de l’Hudson, là où est établie aujourd’hui la ville de New York. Les premiers juifs étaient donc sépharades. Mais il faut reconnaître que l’arrivée massive des juifs d’Europe centrale et d’Europe orientale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle a complète ment transformé le judaïsme américain. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, il est très largement ashkénaze.
Et la formation du judaïsme américain est concomitante de la formation des États-Unis d’Amérique…
À partir du moment où il y a eu une communauté juive aux États-Unis, elle a progressé en nombre. En 1776, au moment de la proclamation de l’Indépendance, il y avait 2000 juifs sur un total de 3,5 millions d’habitants. Les arrivées massives se situent entre 1880 et 1924, lorsqu’ont été votées les lois sur les quotas. Il n’y a pas eu de quotas juifs, mais nationaux. Les juifs d’Europe centrale ont été tenus à l’écart au même titre que les autres immigrants d’Allemagne, de Russie, de Pologne. Néanmoins, des millions de juifs ont pu entrer aux États-Unis auparavant, de telle sorte qu’en 1937, la proportion des juifs par rapport à la population totale était supérieure à 3 %. Cela a été le summum. Le mouvement est en baisse, parce que la progression de l’immigration, a renversé le courant. Il y a moins de juifs qui vont aux États-Unis depuis, principalement à cause de la Shoah, rabaissant donc le chiffre vers 1,7 à 2 % aujourd’hui. Avec la difficulté que je mentionnais, à savoir la définition de qui est juif. Si on évalue la population américaine à 310 millions, on peut estimer que 304 ou 305 millions d’Américains ne sont pas juifs. Et certains le regrettent (rires). Curieusement, on entend dire qu’aux États-Unis les juifs dominent la société. Ils feraient la pluie et le beau temps. Pourtant, environ 305 des 310 millions d’Américains ne sont pas juifs. Ce qui vous donne le rapport des forces démographiques. Malgré tout, s’il y a de nombreux juifs qui sont prix Nobel, professeurs des universités, journalistes, médecins, qui exercent des fonctions élevées dans la société, il n’empêche que les juifs constituent une petite minorité. Il y a près de 50 millions de latino-américains…
Qui sont la puissance émergente aux États-Unis…
Ils représentent le principal groupe minoritaire. Plus que les Noirs, qui représentent 30 à 35 millions d’individus. Ce qui est peu par rapport aux latino-américains mais infiniment plus que les juifs. Les juifs constituent donc une très petite minorité. En plus, c’est une minorité qui est menacée par les intermariages qui se développent de manière considérable.
D’ailleurs, vous terminez votre livre sur un constat pessimiste. Vous connaissez le judaïsme français aussi bien que le judaïsme américain, ayant consacré un livre à Jules Isaac, un livre à l’histoire de l’Alliance Israélite Universelle… Quand vous comparez le judaïsme américain et le judaïsme français, du point de vue institutionnel, religieux, politique, culturel et artistique, quels sont les points forts et les points faibles de l’un et de l’autre ?
Plutôt que les points forts et les points faibles, je voudrais simplement souligner les différences. Ce qui revient au même, d’ailleurs. La première étant que la religion tient une place primordiale dans la société américaine, ce qui n’est pas le cas en France. Autrement dit, la présence très forte des synagogues, la présence dans les offices religieux, n’a aucun rapport avec les États-Unis. Deuxièmement, les juifs américains se sont affirmés depuis longtemps comme un groupe actif dans la détermination de l’avenir politique du pays. En France, il n’y a pas de vote juif. Aux États-Unis, le vote juif est tout à fait naturel, de la même manière qu’il y a un vote catholique, un vote noir, un vote irlandais… La société américaine est constituée différemment. En France, il y a une très forte centralisation. Là-bas, on commence l’intégration par l’affirmation de son identité communautaire. Ce qui est contraire à l’idéal que nous défendons dans notre pays.
Dans les années à venir, les orthodoxes compteront beaucoup plus qu’aujourd’hui. Ce qui modifiera bien sûr le visage du judaïsme américain.
Le résultat de ces deux différences est qu’il y a des institutions juives qui tiennent une place beaucoup plus importante dans la société américaine qu’elles ne tiennent dans la société française. AIPAC, par exemple, milite ouvertement pour une bonne entente entre les États-Unis et Israël. Ce n’est pas un lobby juif au sens strict du terme, c’est un lobby pro-israélien. Il n’y en a pas en France. Il y a simplement des institutions juives qui s’expriment tout à fait naturellement. De plus, aux États-Unis, les juifs peuvent soutenir ou désapprouver AIPAC. De telle sorte qu’il y a eu la création de J Street, un autre lobby plus ou moins pro-israélien et beaucoup plus à gauche qu’AIPAC. Le « J » se référant à « Jewish » et aussi au fait que dans la ville de Washington, la plupart des lobbys sont regroupés dans la rue K. Il n’y a pas de rue J, qui pourrait prêter à confusion avec la rue I. On passe donc directement à la rue K. Le nom J Street est une sorte de clin d’œil par rapport à la nomenclature de Washington. Ce qui rappelle que ce lobby est différent d’AIPAC et soutient davantage des positions proches de celles de Barack Obama. On est là dans une perspective très différente. Ce qui est très important, c’est qu’aux États-Unis, il n’y a pas à proprement parler de grosse communauté musulmane. Il y a d’un côté un lobby arabe, qui est nettement plus faible que le lobby pro-israélien. Les Arabes américains sont à 75 % chrétiens et non pas musulmans. Donc, leur militantisme n’a pas la même composition. Tandis que la majorité des musulmans américains sont noirs, soit 1-1,5 millions de membres, ou issus de pays asiatiques comme le Pakistan et l’Indonésie, n’ayant pas la même attitude que les musulmans en France, ni le même nombre. Ce qui veut dire que le lobby pro-juif ou pro-israélien, suivant les cas aux États-Unis, n’a pas en face de lui une communauté qui soit aussi forte, aussi dynamique, aussi présente que peut l’être la communauté musulmane en France.
Peut-on parler, comme on a pu le faire, d’une droitisation au plan politique, des deux communautés ? On parle d’une droitisation de cet électorat en France, peut-on parler de la même manière d’une droitisation de la communauté juive américaine ?
Je ne pense pas qu’on puisse parler d’une droitisation de la communauté juive aux États-Unis pour la bonne raison que la droite américaine, incarnée aujourd’hui par le Tea Party, entretient des relations un peu équivoques. D’un côté, le Tea Party s’appuie sur l’idée que les États-Unis constituent une nation chrétienne. À noter toutefois que tous les membres ne tiennent pas ce langage. Souvent, ils ont la gentillesse d’ajouter qu’il s’agit d’une nation judéo-chrétienne. Mais dans la mesure où ils parlent d’une nation chrétienne, cela fait un peu peur aux juifs américains. Lesquels n’apprécient pas beaucoup non plus que cette droite soit hostile aux mariages des homosexuels et à l’avortement. Or, les juifs américains sont par tradition des libéraux dans le sens américain du terme, soutenant des causes comme le droit à l’avortement et le droit des homosexuels au mariage et à l’adoption. Donc, ces relations sont assez équivoques. Le lieu possible de rencontre est le fort soutien accordé par la droite américaine à Israël. Pour des raisons religieuses, estimant que le rassemblement des juifs en Israël annonce l’avènement du Messie. Quelquefois, on assiste à cette coalition bizarre de juifs libéraux avec des chrétiens évangéliques ou fondamentalistes qui eux sont très conservateurs. Lorsque j’ai écrit ce livre, je me rappelle avoir interrogé un dirigeant juif et je lui ai demandé si cela ne le gênait pas d’avoir des alliés qui n’avaient pas une sympathie profonde pour les juifs aux États-Unis et qui préféraient en somme que les juifs soient en Israël. D’autant plus que ces conservateurs évangéliques pensent qu’une fois que les temps messianiques reviendront, soit les juifs se convertiront tous, soit ils seront passés au fil de l’épée. Il m’a répondu : « Pour l’instant, ce n’est pas encore le cas ». Je veux bien admettre que c’est une position opportuniste, mais en même temps elle souligne les complexités de la société américaine.
Ariel Sharon a réagi un jour en disant à propos du tourisme de ces évangélistes : « Laissez-les venir en Israël et pour la bataille d’Armageddon, on aura le temps d’envisager les choses ».
C’est cela. Pour l’instant, s’ils partagent des causes, tant mieux. Sans oublier bien sûr que ces évangélistes ont constitué une ambassade chrétienne à Jérusalem. Ils sont présents en Israël et constituent un lien fort entre l’État d’Israël et une grande partie des États-Unis.
Les deux modèles de société, à savoir le melting-pot américain et la laïcité française, vous paraissent-ils inconciliables ?
Ce n’est pas la même chose. Le melting pot est la volonté de ceux qui viennent s’installer aux États-Unis de participer à la société américaine, d’y entrer de plain-pied et de devenir des Américains à 100 %. C’est exactement la voie qu’ont suivi les juifs lorsqu’ils sont arrivés aux États-Unis. Quand ils sont arrivés entre 1880 et 1924, ils ont commencé par se rassembler dans des communautés qui leur permettaient de survivre. À savoir, de parler yiddish, de trouver du travail… Ils suivaient la voie traditionnelle dans ce pays, comme les Italiens, les Allemands, les Irlandais… Et puis leurs fils et plus encore leurs petits-fils sont tous entrés de plain-pied dans la société américaine et sont devenus des Américains comme les autres avec cette particularité simplement que leur religion est juive et qu’ils ont des préoccupations liées à leur identité juive. Au même titre que les Américains d’origine irlandaise ont des préoccupations liées à leur identité irlando-américaine. La laïcité en France représente le refus d’infuser en quoi que ce soit la présence religieuse dans les affaires publiques. Aux États-Unis, la laïcité n’existe pas. On y retrouve du sécularisme. La vie publique est ouverte à toutes les religions. On ne cache pas sa religion. Par exemple, quand le Congrès américain tient séance, une prière inter-dénominationnelle est dite par un aumônier. Elle vaut pour toutes les confessions religieuses. La religion est également présente lorsque le Président prête serment. Il le fait sur la Bible. Ce n’est pas une obligation constitutionnelle, mais une habitude. On parle toujours de la présence de Dieu aussi bien dans les écoles que dans la vie publique. Cela n’exclut pas les juifs. Toutes les religions sont accessibles. Toutes les religions sont possibles. Dans la laïcité française, la religion n’existe pas dans l’espace public. Ce sont des notions très différentes. Je crois que l’on peut dire que la plupart des juifs en France ont suivi la voie des juifs américains. Ils se sont intégrés pleinement. Ce qui est frappant depuis le XIXe siècle, c’est que dans les offices religieux en France, on prie pour la République française. On a même rajouté récemment « pour la République et pour les armées françaises ». Ce qui est quand même extraordinaire. Ça veut donc dire qu’il y a une intégration à 100 % du judaïsme à la vie politique française. Même si on peut dire que la France a des racines chrétiennes, je crois d’ailleurs que c’est un peu excessif, il faudrait dire judéo-chrétiennes pour être plus exact, cela signifie qu’au-delà de ces racines religieuses, il y a le désir, la volonté, la réussite de la part des juifs français d’être des citoyens français à part entière.
Dernière question, André Kaspi, vous terminez votre livre par ces mots : « Dans cinquante ans, les juifs américains n’occuperont pas la place qu’ils occupent. Qu’on s’en désole ou qu’on s’en réjouisse, peu importe. C’est une évidence à laquelle il n’est pas possible d’échapper. » Vous persistez et vous signez ?
Un historien à toujours du mal à prévoir l’avenir. Par définition, son rôle est de prévoir le passé. Pourquoi ai-je dit cela ? Parce que j’ai constaté que proportionnellement les juifs occupent un rôle moindre qu’il y a cinquante ans et que si la proportion des mariages continue à croître, il est évident que cela contribuera à diluer le judaïsme américain et à affaiblir son influence. Si on regarde ce qui s’est passé, on peut imaginer ce qui se passera. Comme il y a soixante-dix ans, les juifs américains dépassaient 3 % de la population et qu’aujourd’hui ils sont entre 1,7 et 2 %, j’en conclus que vraisemblablement dans les années à venir, l’influence des hispaniques et d’autres immigrants qui proviennent d’ailleurs contribuera sans doute à faire que la présence des juifs sera moins forte qu’elle ne l’est aujourd’hui proportionnellement. D’autant plus que beaucoup ne se rendent pas compte que le total de la population juive mondiale est de 13 millions. Si plus de la moitié vivent en Israël, la deuxième communauté juive étant les États-Unis, il n’y a pas de réserve.
Dans cinquante ans, vous reviendrez m’interviewer pour me demander si oui ou non j’ai eu raison de prévoir la diminution de l’influence juive aux États-Unis.
Alors à moins d’imaginer subitement les juifs israéliens chassés par je ne sais quelle catastrophe que personne ne souhaite, et que surtout personne n’envisage, je ne vois pas d’où pourrait provenir l’immigration juive aux États-Unis. Pour l’essentiel, les juifs de Russie sont partis vers les États-Unis et Israël. La troisième communauté juive dans le monde, c’est la nôtre, la communauté française. Pour l’instant, on ne peut pas dire que nous soyons menacés par l’expulsion, la persécution… Au contraire, je crois que les juifs français se sentent plutôt bien en France, même si parfois il y a des actes d’antisémitisme qui les révulsent. Mais ces actes, pour l’instant du moins, sont condamnés par la quasi-totalité de la société française. Cela veut donc dire qu’il n’y a pas de source nouvelle d’immigration aux États-Unis. Si les juifs américains eux-mêmes perdent une partie de leur identité, cela peut justifier mon pessimisme. Encore une fois, comme l’Arche est un périodique en pleine expansion, je suis certain que dans cinquante ans, vous reviendrez m’interviewer pour me demander si oui ou non j’ai eu raison de prévoir la diminution de l’influence juive aux États-Unis.
● PROPOS RECUEILLIS PAR JACQUES SALOMON